Skip to main content

Full text of "Les cinq livres de F. Rabelais, publiés avec des variantes et un glossaire par P. Chéron et ornes de 11 eaux-fortes par E. Boilvin"

See other formats


ir> 

co 

^    M 

4  i'^ 

i  ^^-^ 

/ 

1  1  lin 

31761  04241  e 

m 

à 

# 

^A)' 

w,-:'. 

■  ^''} 

%'>-^^ 

^  ' 

j 

T**^ 

tV-^' 


o-ii 


oi  tltc 

Pniuerstty  of  ^oroitta 


bu 


The  Estate  of  the  late 
G.  Percival  Best,  Esq,. 


f 

pr^ 

év 

AwfT  ' 

0m 

M 

1 

^Ê^afnf'i 

ll/n^C'A 

H 

i 

0^^ 

^ 

^Ë 

\M. 

izâ^^ 

*      ^      ' 

^âSg»^;^ 


IM.V 


Ss5«î^^^«^ 


m^m^r\f^F^i 


A'^"^^^ 


TROISIÈME    LIVRE 


DE 


F.   RABELAIS 


Pantagruel 


ÉDITION    JOUAUST 

Paris,    1876 


LES  CINQ  LIVRES 

DE 

F.    RABELAIS 


Livre  III  :  Pantagruel 


PANURGI:  WANGE  SON  BLE  EN  HEKQË 
îr^bclais  L  3.C.2) 


LES    CINQ.  LIVRES 


DE 


F.  RABELAIS 


PUBLIES 


AVEC    DES   VARIANTES    ET    UN    GLOSSAIRE 


PAR   P.   CHÉRON 


ET    ORNES    DE 


Onze  Eaux-Fortes  par  E.  Boilvin 


Livre  III  :  Pantagruel 


PARIS 

LIBRAIRIE  DES  BIBLIOPHILES 

Rue  Saint-Honoré,  338 

M     DCCC      LXXVl 


/p 


■// 


LE    TIERS    LIVRE 

DES   FAICTS  ET  DICTs  HEROÏQUES 

DU  BON  PANTAGRUEL 

Composé  par  M.  Fran.  Rabelais 
Docteur  en  medicine 

Reveu  et  corrigé  par  l'authcur,  sus  la  censure  antique 

L'autheur  susdict 

supplie  les  lecteurs  bénévoles 

soy   reserver   à    rire 

au  soixante  et   dixhuytiesme   Livre 


A    PARIS 

De  l'imprimerie  de  Michel  Fezandat,   au  Mont 
S.  Hilaire,  à  l'hostel  d'Albret 

M.    D.    LU 

Avec  privilège  du  Roy 


Rabelais.  III. 


François  Kabdais 
à  l'esprit  de  la  Koync  de  Navarre. 


ocj  SPRIT  abstraict,  ravy  et  ecstatic, 
'ySOpi,  fréquentant  les  Cieulx,  ton  origine, 
P  As  délaissé  ton  hoste  et  domestic, 
^  Ton  corps  concords,  qui  tant  se  morigine 
A  tes  edictz,  en  vie  peregrine 
Sans  sentement,  et  comme  en  apathie, 
Vouldrois  tu  poinct  faire  quelque  sortie 
De  ton  manoir  divin,  perpétuel, 
Et  ça  bas  veoir  une  tierce  partie 
Des  Faicts  joyeux  du  bon  Pantagruel? 


PRIVILEGE  DU   ROY 


.  ENRY,  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France, 
Jl  au  prevost  de  Paris,  bailly  de  Rouen,  senes- 
çcliaulx  de  Lyon,  Tholouze,  Bordeaux,  Daul- 
a  phiné,  Poictou,  et  à  tous  nos  autres  justiciers 
€  ^^i)^  )É  et  officiers,  ou  à  leurs  lieutenants,  et  à  chas- 
c^^L  0  à^^i^  cun  d'eulx  si  comme  à  luy  appartiendra,  sa- 
lut et  dilection.  De  la  partie  de  nostre  cher  et  bien  aymé 
M,  François  Rabelais,  docteur  en  medicine ,  nous  a  esté 
exposé  que  icelluy  suppliant,  ayant  par  cy  devant  baillé  à 
imprimer  plusieurs  livres  en  grec,  latin,  françois  et  thuscan, 
mesmement  certains  volumes  des  Faicts  et  Dicts  héroïques  de 
Pantagruel,  non  moins  utiles  que  délectables,  les  imprimeurs 
auroient  iceulx  livres  corrompuz ,  dépravez  et  pervertiz  en 
plusieurs  endroictz;  auroient  davantage  imprimez  plusieurs 
autres  livres  scandaleux,  au  nom  dudict  suppliant,  à  son 
grand  desplaisir,  préjudice  et  ignominie,  par  luy  tostalement 
desadvouez  comme  faulx  et  supposez,  lesquelz  il  desireroit, 
soubs  nostre  bon  plaisir  et  volonté,  supprimer.  Ensemble  le^ 
autres  siens  advouez,  mais  dépravez  et  déguisez,  comme  dict 
est,  reveoir  et  corriger  et  de  nouveau  reimprimer.  Pareille- 
ment mettre  en  lumière  et  vente  la  suitte  des  Faicts  et  Dicts 
héroïques  de  Pantagruel,  nous  humblement  requérant  sur  ce 
luy  octroyer  nos  letres  à  ce  nécessaires  et  convenables.  Pour 
ce  est-il  que   nous,   enclinans  libéralement  à  la  supplication 


4  PRIVILEGE    DU     ROY 

et  requeste  dudict  M.  François  Rabelais,  exposant,  et  desi- 
rans  le  bien  et  favorablement  traicter  en  cest  endroit,  à  icel- 
luy,  pour  ces  causes  et  autres  bonnes  considérations  à  ce 
nous  mouvans ,  avons  permis,  accordé  et  octroyé,  et  de  nostre 
certaine  science,  pleine  puissance  et  auctorité  royale,  permet- 
tons, accordons  et  octroyons  par  ces  présentes  qu'il  puisse  et 
Uiy  soit  loysible,  par  tels  imprimeurs  qu'il  advisera ,  faire 
imprimer  et  de  nouveau  mettre  et  exposer  en  vente  tous  et 
chascuns  lesdicts  livres  et  suitte  de  Pantagruel  par  luy  com- 
posez et  entreprins,  tant  ceulx  qui  ont  ja  esté  imprimez, 
qui  seront  pour  cest  effect  par  luy  reveuz  et  corrigez,  que 
aussi  ceulx  qu'il  délibère  de  nouveau  mettre  en  lumière  ; 
pareillement  supprimer  ceulx  qui  faulcement  luy  sont  attri- 
buez. Et,  affin  qu'il  ait  moyen  de  supporter  les  frais  néces- 
saires à  l'ouverture  de  ladicte  impression ,  avons  par  ces 
présentes  tresexpressement  inhibé  et  deffendu ,  inhibons  et 
deffendons  à  tous  autres  libraires  et  imprimeurs  de  cestuy 
nostre  royaulme,  et  autres  nos  terres  et  seigneuries,  qu'ilz 
n'ayent  à  imprimer  ne  faire  imprimer,  mettre  et  exposer  en 
vente  aucuns  des  dessus  dicts  livres,  tant  vieux  que  nouveaux, 
durant  le  temps  et  terme  de  dix  ans  ensuivans  et  consecutifz, 
commençans  au  jour  et  dacte  de  l'impression  desdicts  livres, 
sans  le  vouloir  et  consentement  dudict  exposant,  et  ce  sur 
peine  de  confiscation  des  livres  qui  se  trouveront  avoir  esté 
imprimez  au  préjudice  de  ceste  nostre  présente  permission, 
et  d'amende  arbitraire. 

Si  voulons  et  vous  mandons,  et  à  chascun  de  vous  en- 
droict  soy  et  si  comme  à  luy  appartiendra,  que  nos  presens 
congé,  licence  et  permission,  inhibitions  et  deffenses,  vous 
entretenez,  gardez  et  observez.  Et,  si  aucuns  estoient  trou- 
vez y  avoir  contrevenu,  procédez  et  faictes  procéder  à  ren- 
contre d'eulx  par  les  peines  susdictes  et  autrement.  Et  du 
contenu  cy  dessus  faictes  ledict  suppliant  jouyr  et  user  plai- 
nement  et  paisiblement  durant  ledict  temps,  à  commencer 
et,  tout  ainsi  que  dessus  est  dict,  cessans  et  faisans  cesser 
tous  troubles  et  empeschemens  au  contraire.  Car  tel  est 
nostre  plaisir.  Nonobstant  quelzconques  ordonnances,  res- 
trinctions,  mandemens  ou  deffenses  à  ce  contraires.  Et,  pour 


PRIVILEGE     DU     ROY  5 

ce  que  de  ces  présentes  l'on  pourra  avoir  à  faire  en  plusieurs 
et  divers  lieux.  Nous  voulons  que  au  vidimus  d'icelles,  faict 
soubs  seel  royal,  foy  soit  adjoustée  comme  à  ce  présent  ori- 
ginal. 

Donné  à  Sainct  Germain  en  Laye  le  sixiesme  jour  d'aoust, 
l'an  de  grâce  mil  cinq  cens  cinquante,  et  de  nosfre  règne  le 
quatriesme. 

Par  le  Roy,  le  cardinal  de  Chaslillon  praesent. 

Signé  :  DU  THIER. 


PROLOGUE  DE  UAUTHEUR 
M.    FRANÇOIS    RABELAIS 

POUR  LE  TIERS  LIVRE   DES    FAICTS  ET   DICTS   HEROÏQUES 
DU  BON  PANTAGRUEL 


ONNES  gens,  beuveurs  tresillustres  et  vous 
goutteux  tresprecieux,  vcistez-vous  onc- 
ques  Diogenes  le  philosophe  cynic  ?  Si 
l'avez  veu,  vous  n'aviez  perdu  la  veue, 
ou  je  suis  vrayement  forissu  d'intelligence  et  de  sens 
logical.  C'est  belle  chose  veoir  la  clairté  du  —  vin  et 
escuz  —  soleil.  J'en  demande  à  l'aveugle  ne,  tant 
renommé  par  les  tressacrés  Bibles,  lequel,  ayant  option 
de  requérir  tout  ce  qu'il  vouldroit,  par  le  commande- 
ment de  Celluy  qui  est  tout  puissant,  et  le  dire  duquel 
est  en  un  moment  par  effect  représente,  rien  plus  ne 
demanda  que  veoir. 

Vous   item    n'estes  jeunes,  qui  est  qualité  compé- 
tente pour  en  vin,  non  en  vain,  ains  plus  que  physi- 


O  PROLOGUE 

calement  philosopher,  et  désormais  estre  du  conseil 
bacchicque,  pour  en  lopinant  opiner  des  substance, 
■  couleur,  odeur,  excellence,  eminence,  propriété,  fa- 
culté, vertus,  effect  et  dignité  du  benoist  et  désiré  piot. 
Si  veu  ne  l'avez,  comme  facilement  je  suis  induict  à 
croire,  pour  le  moins  avez  vous  ouy  de  luy  parler. 
Car  par  Vaer  et  tout  ce  ciel  est  son  bruyt  et  nom 
jusques  à  présent  resté  mémorable  et  célèbre  assez.  Et 
puys  vous  estes  tous  du  sang  de  Phrygie  extraictz,  ou 
je  me  abuse,  et,  si  n'avez  tant  d'escuz  comme  avoit 
Midas,  si  avez  vous  de  luy  je  ne  sçay  quoy,  que  plus 
jadis  louoient  les  Perses  en  tous  leurs  otacustes,  et  que 
plus  soubhaytoit  l'empereur  Antonin,  dont  depuys 
feut  la  Serpentine  de  Kohan  surnommée  Belles  Au- 
reilles. 

Si  nen  avez  ouy  parler,  de  luy  vous  veulx  présente- 
ment une  histoire  narrer,  pour  entrer  en  vin,  —  beuvez 
doncques,  —  et  propous,  —  escoustez  doncques,  — 
vous  advertissant ,  affînque'ne  soyez  en  simplessepippez 
comme  gens  mescreans,  qu'en  son  temps  il  feut  philo- 
sophe rare  et  joyeux  entre  mille.  S'il  avoit  quelques 
imperfections,  aussi  avez  vous,  aussi  avons  nous. 
Kien  nest,  sinon  Dieu,  perfaict.  Si  est-ce  que 
Alexandre-le-Grcmd,  quoy  qu'il  eust  Aristoteles  pour 
précepteur  et  domestic,  l'avoit  en  telle  estimation 
qu'il  soubhaytoit,  en  cas  que  Alexandre  ne  feust,  estre 
Diogenes  Sinopicn. 

Qjiand  Philippe,  roy  de  Macedonie,  entrcprint 
assiéger    et   ruiner    Corinthe ,    les   Corinthiens,    par 


PROLOGUE  9 

leurs  espions  advertiz  que  contre  eulx  il  venoit  en 
grand  arroy  et  cxercite  numereux,  tous  [eurent  non  à 
tort  espoventez,  et  ne  feurent  negligens  soy  soigneuse- 
ment mettre  chascun  en  office  et  debvoir  pour  à  son 
liostile  venue  résister  et  leur  ville  défendre.  Les  uns  des 
champs  es  forteresses  retiroient  meubles,  hestail, 
grains,  vins,  fruictz,  victuailles  et  munitions  néces- 
saires. 

Les  autres  remparoient  murailles,  dressoient  bas- 
tions, esquarroient  raveU:is,  cavoient  fossez,  escuroient 
contremines,  gabionnoient  défenses,  ordonnoient plates- 
formes,  vuidoient  chasmates,  rembarroient  faulses 
brayes,  erigeoient  cav ailiers ,  ressapoient  contres- 
carpes, enduisoient  courtines,  produisoient  moyneaux, 
tcduoient  parapetes,  enclavoient  barbacanes ,  asse- 
roient  mâchicoulis',  renouoient  herses  sarrazinesques 
et  cataractes,  assoyoient  sentinelles,  forissoient  pa- 
trouilles; chascun  estoit  au  guet,  chascun  portoit  la 
hotte;  les  uns  polissoient  corseletz,  vernissoient  alc- 
cretz,  nettoioient  bardes,  chcmfrains ,  aubergeons, 
briguandines,  salades,  bavieres,  cappelines,  guis- 
armes,  armetz,  mourions,  mailles,  jazerans,  bras- 
salz,  tassettes,  goussetz,  guorgeriz,  ho guines, plastrons, 
lamines,  aubers,  pavoys,  boucliers,  caliges,  grèves, 
soleretz,  esprons  ;  les  autres  apprestoient  arcs,  fondes, 
arbalestes,  glands,  catapultes,  phcdarices ,  micraines, 
potz,  cercles  et  lances  à  feu,  bcdistes,  scorpions  et 
autres  machines  bellicques  repugnatoires  et  destruc- 
tives des    Helepolides  ;  esguisoient   vouges ,  picques  , 

2. 


lO  PROLOGUE 

rançons,  halehardcs ,  hanicroches,  volains,  lances, 
azes  guaycs,  fourches  fieres,  parthisanes ,  massues, 
hasches,  dards,  dardelles,  javelines,  javelotz,  espieux  ; 
affîloient  cimeterres ,  hrands  d'assier,  badelaires , 
paffuz,  espées,  verduns ,  estocz,  pistoletz,  viroletz, 
dagues,  mandousianes ,  poignars ,  cousteaulx ,  allu- 
melles,  raillons. 

Chascun  cxerceoit  son  penard,  chascun  dcsrouil- 
loit  son  hracquemard.  Femme  n'estoit,  tant  preude 
ou  vieille  feust,  qui  ne  feist  fourbir  son  harnoys, 
comme  vous  sçavez  que  les  antiques  Corinthienes 
estoient  au  combat  couraigeuses. 

Diogenes,  les  voyant  en  telle  ferveur  mesnaige  re- 
muer, et  n'estant  par  les  magistratz  eniployé  à  chose 
auculne  faire,  contempla  par  quelques  jours  leur 
contenance  sans  mot  dire  ;  puys,  comme  excité  d'es- 
prit martial,  ceignit  son  palle  en  escharpe,  recoursa 
SCS  manches  jusques  es  coubtes,  se  troussa  en  cuilleur 
de  pommes,  bailla  à  un  sien  compaignon  vieulx  sa 
bezasse,  ses  livres  et  opisto graphes,  feit  hors  la  ville 
tirant  vers  le  Cranie,  qui  est  une  colline  et  promon- 
toire lez  Corinthe,  une  belle  esplanade,  y  roulla  le 
tonneau  fîctil  qui  pour  maison  luy  estoit  contre  les 
injures  du  ciel,  et,  en  grande  véhémence  d'esprit  des- 
ployant ses  braz,  le  tournoit,  viroit,  brouilloit,  bar- 
bouilloit,  hersoit,  versoit,  renversoit,  nattoit,  grattoit, 
flattoit,  barattoit,  bastoit,  boutoit,  butoit,  tabustoit, 
cullebutoit,  trepoit,  trempoil,  tapoit,  timpoit,  estoup- 
poit,    destouppoit,    detraquoit,   triquoioit ,   tripotoit. 


PROLOGUE  II 

chapotoit,  crouUoit,  elançoit,  chamailloit,  bransloit, 
esbransloit,  levait,  lavoit,  clavo'it,  entravoit,  bracquoit^ 
bricquoit,  blocquoit,  tracassoit,  ramassoit,  clabossoit, 
afestoit,  affustoit,  baffouoit,  endouoit,  amadouoit, 
goildronnoit ,  mittoimoit,  tastonnoit,  bimbelotoit, 
clabossoit,  terrassoit,  bistorioit,  vreloppoit,  chalup- 
poity  charmait j  armait,  gizarmait ,  enharnachait, 
empennachait,  caparassannoit  ;  le  devalloitde  mont  à 
val,  et  prxcipitoit  par  le  Cranie  •  pays  de  val  en 
mont  le  rapportait,  comme  Sisyphiis  faict  sa  pierre, 
tant  que  peu  s'en  faillit  qu'il  ne  le  defonçast. 

Ce  voyant,  quelq'un  de  ses  amis  hiy  demanda 
quelle  cause  le  mouvoit  à  son  corps,  son  esprit,  son 
tonneau  ainsi  tormenter.  Auquel  respandit  le  philo- 
saphe  qu'à  aultre  office  n'estcmt  pour  la  republicque 
employé,  il  en  ceste  façon  son  tonneau  tempestoit 
pour,  entre  ce  peuple  tant  fervent  et  occupé,  n'estre 
veu  seul  cessateur  et  ocieux. 

Je  pareillement ,  quay  que  soys  hors  d'effray,  ne 
suis  toutesfoys  hors  d'esmay,  de  may  voycmt  n'estre 
faict  aulcun  pris  digne  d'œuvre,  et  considérant  par 
tout  ce  tresnable  royaulme  de  France,  deçà,  delà  les 
mans ,  un  chascun  aujourd'huy  say  instantement 
exercer  et  travailler,  part  à  la  fortification  de  sa 
patrie  et  la  défendre,  part  au  repoulsement  des  enne- 
mis et  les  offendre,  le  tout  en  police  tcmt  belle,  en 
ordonnance  si  mirificque,  et  à  profit  tant  évident  pour 
Vadvenir,  car  désormais  sera  France  superbement 
bournée,  seront  Françoys  en  repous  asceurez,  que  peu 


12  PROLOGUE 

de  chose  me  retient  que  je  n'entre  en  l'opinion  du  bon 
Heraclitus,  affermant  guerre  estre  de  tous  biens  père, 
et  croye  que  guerre  soit  en  latin  dicte  belle,  non  par 
antiphrase ,  ainsi  comme  ont  cuydé  certains  repe- 
tasseurs  de  vieilles  ferrailles  latines,  parce  qu'en 
guerre  gueres  de  beaulté  ne  voyoient ,  mais  absolu- 
ment et  simplenient  par  raison  qu'en  guerre  appa- 
roisse  toute  espèce  de  bien  et  beau,  soit  decelée  toute 
espèce  de  mal  et  laidure.  Qii' ainsi  soit ,  le  roy  saige  et 
pacifie  Salomon  n'a  sceu  mieulx  nous  représenter  la 
perfection  indicible  de  la  Sapience  divine  que  la  com- 
parant à  l'ordonnance  d'une  armée  en  camp. 

Par  doncques  n' estre  adscript  et  en  ranc  mis  des 
nostres  en  partie  offensive,  qui  me  ont  estimé  trop 
imbecille  et  impotent;  de  l'autre,  qui  est  défensive, 
n'estre  employé  aulcunement,  feust-ce  portant  hotte, 
cachant  crotte,  ployant  rotte  ou  cassant  motte,  tout 
m'estoit  indiffèrent,  ay  imputé  à  honte  plus  que  mé- 
diocre eshe  veu  spectateur  ocieux  de  tant  vaillans, 
disers  et  chevalereux  personnaiges  qui,  en  veue  et 
spectacle  de  toute  Europe,  jouent  ceste  insigne  fable 
et  tragicque  comédie,  ne  me  esvertuer  de  moy-mesmes, 
et  non  y  consommer  ce  rien  mon  tout  qui  me  restoit. 
Car  peu  de  gloire  me  semble  accroistre  à  ceulx  qui 
seulement  y  emploictent  leurs  ailz,  au  demeurant  y 
espargnent  leurs  forces,  cèlent  leurs  escuz,  cachent 
leur  argent,  se  grattent  la  teste  avecques  un  doigt 
comme  Landorez  desgoustez,  baislent  aux  mousches 
comme    veaulx    de    disme,    chauvent    des    aureilles 


PROLOGUE  l3 

comme  asnes  de  Arcadie  au  chant  des  musiciens,  et 
par  mines  en  silence  signifient  qu'ilz  consentent  à  la 
prosopopée. 

Prins  ce  choys  et  élection,  ay  pensé  ne  faire  exer- 
cice inutile  et  importun  si  je  remuois  mon  tonneau 
diogenic,  qui  seul  m'est  resté  du  naufrage  faict  par  le 
passé  on  Far  de  Mal'encontre.  A  ce  triballement  de 
tonneau,  que  feray-je,  en  vostre  advis  ?  Par  la  vierge 
qui  se  rebrasse,  je  ne  sçay  encores. 

Attendez  un  peu  que  je  hume  quelque  traict  de 
ceste  bouteille.  C'est  mon  vray  et  seul  Helicon,  c'est 
ma  fontaine  caballine,  c'est  mon  unicque  enthusiasme. 
Icy,  beuvant,  je  délibère,  je  discours,  je  resoulz  et 
concluds.  Apres  l'épilogue,  je  riz,  j'escripz,  je  com- 
pose, je  boy.  Ennius  beuvant  escrivoit ,  escrivant 
beuvoit.  jEschylus,  si  à  Plutarche  foy  avez  en  Sym- 
posiacis^  beuvoit  composant,  beuvant  composoit  ;  Ho- 
mère jamais  nescrivit  à  jeun  ;  Caton  jamais  n'escrivit 
que  après  boyre,  affin  que  ne  me  dictez  ainsi  vivre  sans 
exemple  des  bien  louez  et  mieulx  prisez.  Il  est  bon  et 
frays  assez,  comme  vous  diriez  sus  le  commencement 
du  second  degré.  Dieu,  le  bon  Dieu  Sabaoth,  c'est- 
à-dire  des  armées,  en  soit  éternellement  loué  !  Si  de 
mesmes  vous  autres  beuvez  un  grand  ou  deux  petitz 
coups  en  robbe,  je  n'y  trouve  inconvénient  aulcun, 
pourveu  que  du  tout  louez  Dieu  un  tantinet. 

Puys  doncque  que  telle  est  ou  ma  sort  ou  ma  des- 
tinée, car  à  chascun  n'est  oultroyé  entrer  et  habiter 
Corinthe,   ma  délibération  est  servir  et  es  uns  et  es 


14  PROLOGUE 

autres;  tant  s'en  fault  que  je  reste  cessatcur  et  inutile. 

Envers  les  vastadours,  pionniers  et  rempareurs,  je 
fcray  ce  que  feircnt  Neptune  et  Apollo  en  Troie, 
soubs  Laoniedon  ;  ce  que  feit  Renaud  de  Montaulban 
sus  ses  derniers  jours.  Je  scrviray  les  massons ,  je 
mettray  bouillir  pour  les  massons,  et,  le  past  termine, 
au  son  de  ma  musette  mesurcray  la  musarderie  des 
musars.  Ainsi  fonda,  bastit  et  édifia  Amphion,  son- 
nant de  sa  lyre^  la  grande  et  célèbre  cite  de  Thcbes. 

Envers  les  guerroyans  je  voys  de  nouveau  percer 
mon  tonneau,  et  de  la  traicte,  laquelle  par  deux 
prxcedens  volumes,  si  par  l'imposture  des  imprimeurs 
n'eussent  esté  pervertiz  et  brouillez,  vous  feust  assez 
congneue,  leurs  tirer  du  crcu  de  nos  passetemps  epice- 
naires  un  guallant  tiercin,  et  consécutivement  un 
joyeulx  quart  de  sentences  pantagruelicciucs.  Par  moy 
licite  vous  sera  les  appeler  diogenicques.  Et  me  auront, 
puysque  compaignon  ne  peux  estre,  pour  architriclin 
loyal  refraischissant  à  mon  petit  povoir  leur  retour 
des  alarmes,  et  laudateur,  je  dix  infatiguable ,  de 
leurs  prouesses  et  glorieulx  faicts  d'armes.  Je  n'y 
fauldray,  par  lapathium  acutum  de  Dieu,  si  Mars 
ne  failloit  à  Quaresme ;  mais  il  s'en  donnera  bien 
guarde,  le  paillard  ! 

Me  souvient  toutesfoys  avoir  leu  que  Ptolemc,  fîlz 
de  Lagus,  quelque  jour,  entre  autres  despouilles  et 
butins  de  ses  conquestes,  présentant  aux  ^Egyptiens 
en  plain  théâtre  un  chameau  bactrian  tout  noir  et  un 
esclave  biguarre  tellement  que  de  son  corps  l'une  part 


PROLOGUE  l5 

cstoit  noire,  l'autre  blanche,  non  en  compartiment  de 
latitude  par  le  diaphragme,  comme  feut  celle  femme 
sacrée  à  Venus  indicque,  laquelle  feut  recongncue 
du  philosophe  Tyanien  entre  le  fleuve  Hydaspes  et  le 
mont  Caucase,  mais  en  dimension  perpendiculaire, 
choses  non  encores  veues  en  Egypte,  esperoit  par 
offre  de  ces  nouveaultez  Vamour  du  peuple  envers  soy 
augmenter.  Qu'en  advient  iU  A  la  production  du 
chameau,  tous  f eurent  effroyez  et  indignez;  à  la  veue 
de  l'homme  biguarré,  aulcuns  se  mocquerent ,  autres 
le  abhominerent  comme  monstre  infâme  crée  par 
erreur  de  nature.  Somnie,  V espérance  qu'il  avoit  de 
complaire  à  ses  ^Egyptiens,  et  par  ce  moyen  extendre 
l'affection  qu'ils  luy  portoient  naturellement,  luy 
decoulla  des  mains.  Et  entendit  plus  à  plaisir  et  délices 
leurs  estre  choses  belles,  eleguantes  et  parfaictes,  que 
ridicules  et  monstrueuses.  Depuys ,  eut  tant  l'esclave 
que  le  chameau  en  mespris,  si  que  bien  toust  après, 
par  négligence  et  faulte  de  commun  traictcment,  fei- 
rent  de  vie  à  mort  eschange. 

Cestuy  exemple  me  faict  entre  espoir  et  craincte 
varier,  doublant  que  pour  contentement  propensé 
je  rencontre  ce  que  je  ahhorre  :  mon  thesaur  soit 
charbons  ;  pour  Venus  advieigne  Barbet  le  chien  ;  en 
lieu  de  les  servir,  je  les  fasche;  en  lieu  de  les  esbau- 
dir,  je  les  offense;  en  lieu  de  leurs  complaire,  je  des- 
plaise ;  et  soit  mon  adventure  telle  que  du  coq  de 
Euclion,  tant  célébré  par  Plaute  en  sa  Marmite  et 
par  Ausone  en  son  Gryphon  et  ailleurs,  lequel,  pour 


l6  PROLOGUE 

en  grattant  avoir  descouvert  le  thesaur,  eut  la  couppe 
guorgée. 

Advenent  le  cas,  ne  seroit-ce  pour  chevreter? 
Autresfoys  est  il  advenu,  advenir  encorcs  pourroit. 
Non  fera,  Hercules  !  Je  recongnois  en  eulx  tous  une 
forme  specificque  et  propriété  individuale ,  laquelle 
nos  majeurs  nomnioient  Pantagruclisme ,  moyennant 
laquelle  jamais  en  maulvaise  partie  ne  prendront 
choses  quelconques;  Hz  congnoistront  sourdre  de 
bon,  franc  et  loycd  couraige.  Je  les  ay  ordinairement 
veuz  bon  vouloir  en  payement  prendre,  et  en  icel- 
luy  acquiescer,  qucmd  débilite  de  puissance  y  a  este 
associe. 

De  ce  poinct  expédié,  à  nion  tonneau  je  retourne. 
Sus  à  ce  vin,  compaings  !  En  fans,  beuvcz  à  pleins  guo- 
detz.  Si  bon  ne  vous  semble,  laissez  le.  Je  ne  suys  de 
ces  importuns  Lifrelofres  qui,  par  force,  par  oultraige 
et  violence,  contrcdgnent  les  Lcms  et  compaignons  trin- 
quer, voire  caros  et  alluz,  qui  pis  est.  Tout  beuveur 
de  bien,  tout  goutteux  de  bien,  altérez,  venens  à  ce 
mien  tonneau,  s'ilz  ne  voulcnt,  ne  bcuvent.  S'ilz  voû- 
tent, et  le  vin  plaist  au  guoust  de  la  seigneurie  de 
leurs  seigneuries,  beuvent  frcmchcment,  librement, 
hardiment,  sans  rien  payer,  et  ne  Vespargnent.  Tel 
est  mon  décret.  Et  paour  ne  ayez  que  le  vin  faille, 
comme  feist  es  nopces  de  Cana  en  Galilée.  Autant 
que  vous  en  tirerez  par  la  dille,  autant  en  entonneray 
par  le  bondon.  Ainsi  demeurera  le  tonneau  inexpui- 
siblc.  Il  a  source  vive  et  vene  perpétuelle. 


PROLOGUE 


»7 


Tel  estait  le  brevaige  contenu  dedans  la  couppe 
de  Tantalus ,  représenté  par  figure  entre  les  saiges 
Brachmanes  ;  telle  estait  en  Iberie  la  montaigne  de 
sel,  tant  célébrée  par  Caton  ;  tel  estait  le  rameau 
d'or  sacré  à  la  déesse  soubsterraine,  tant  célébré  par 
Virgile.  C'est  un  vray  Cornucopie  de  joyeuseté  et 
raillerie;  si  quelque  foys  vous  semble  estre  expuysé 
jusques  à  la  lie,  non  pourtant  sera  il  à  sec;  bon 
espoir  y  gist  au  fond,  comme  en  la  bouteille  de  Pan- 
dora,  non  desespoir,  comme  on  bussart  des  Da- 
naïdes. 

Notez  bien  ce  que  j'ay  dict,  et  quelle  manière  de 
gens  je  invite.  Car,  affin  que  personne  n'y  soit 
trompé,  à  Vexemple  de  Lucillius ,  lequel  protestait 
n'escrire  que  à  ses  Tarentins  et  Consentinois ,  je  ne 
l'ay  perse  que  pour  vous,  gens  de  bien,  beuveurs  de 
la  prime  cuvée,  et  goutteux  de  franc  alleu. 

Les  géants  Dariphages,  avalleurs  de  frimats,  ont 
au  cul  passions  assez,  et  assez  sacs  au  croc  pour 
venaison;  y  vacquent,  s'ilz  voulent,  ce  n'est  icy  leur 
gibbier.  Des  cerveaulx  à  bourlet ,  grabeleurs  de  cor- 
rections, ne  me  parlez,  je  vous  supplie  on  nom  et 
révérence  des  quatre  fesses  qui  vous  engendrèrent  et 
de  la  vivificque  cheville  qui  pour  lors  les  coupploit. 
Des  Caphars  encores  moins,  quoy  que  tous  soient 
beuveurs  oultrez,  tous  verollez  croustelevez,  guarniz 
de  altération  inextinguible  et  manducation  insatiable. 
Pourquoy  ?  Pource  qu'ilz  ne  sont  de  bien ,  ains  de 
mal,  et  de  ce  mal  duquel  journellement  à  Dieu  reque- 
Rabelais.  III,  3 


15  PROLOGUE 

rons  cstre  délivrez^  qiioy  qu'ilz  contrefacent  quelques 
foys  des  gueux.  Oncques  vieil  cinge  ne  feit  belle 
moue. 

Arrière,  mastins!  hors  de  la  quarriere  !  hors  de 
mon  soleil,  cahuaille  au  diable  !  Venez  vous  icy  cul- 
letans  articuler  mon  vin  et  compisser  mon  tonneau  ? 
Voyez  cy  le  baston  que  Diogenes  par  testament 
ordonna  estre  prés  luy  posé  après  sa  mort  pour  chas- 
ser et  esrener  ces  larves  bustuaires  et  mastins  cerbe- 
ricques.  Pourtant,  arrière,  cagotz!  Aux  ouailles , 
mastins!  Hors  d'icy,  caphards!  de  par  le  diable, 
hay  !  Estes  vous  encores  là  !  Je  renonce  ma  part  de 
papimanie,  si  je  vous  happe,  g2  2.  ^222  ^222222. 
Davant,  davant!  Iront  Hz?  Jamais  ne  puissiez  vous 
fianter  que  à  sanglades  d* estrivieres ,  jamais  pisser 
que  à  l'estrapade,  jamais  eschauffer  que  à  coups  de 
baston  ! 


LIVRE    TROISIEME 


CHAPITRE  I 

Comment  Pantagruel  transporta  une  colonie 
de  Utopiens  en  Dipsodie. 

ANTAGRUEL,  avoir  entièrement  con- 
questé  le  pays  de  Dipsodie,  en  icelluy 
transporta  une  colonie  de  Utopiens 
en  nombre  de  9,876,543,210  hom- 
mes, sans  les  femmes  et  petitz  enfans,  artizans  de 
tous  mestiers  et  professeurs  de  toutes  sciences  libé- 
rales, pour  ledict  pays  refraichir,  peupler  et  orner, 
mal  autrement  habité  et  désert  en  grande  partie. 

Et  les  transporta  non  tant  pour  l'excessive  mul- 
titude d'hommes  et  femmes  qui  estoient  en  Utopie 
multipliez  comme  locustes.  Vous  entendez  assez, 


20  LIVRE    III,    CHAPITRE    I 

ja  besoin  n'est  dadventaige  vous  l'exposer,  que  les 
Utopiens  avoient  les  genitoires  tant  féconds  et  les 
Utopienes  portoient  matrices  tant  amples,  gloutes, 
tenaces,  et  cellulées  par  bonne  architecture,  que  au 
bout  de  chascun  neufvieme  mois  sept  enfans  pour 
le  moins,  que  masles^  que  femelles,  naissoient  par 
chascun  mariaige  :  à  l'imitation  du  peuple  judaïc 
en  ^Egypte,  si  de  Lyra  ne  delyre.  Non  tant  aussi 
pour  la  fertilité  de  sol,  salubrité  du  ciel  et  commo- 
dité du  pays  de  Dipsodie,  que  pour  icelluy  contenir 
en  office  et  obéissance  par  nouveau  transport  de 
ses  antiques  et  feaulx  subjects,  lesquelz  de  toute 
mémoire  autre  Seigneur  n'avoient  congneu,  recon- 
gneu,  advoué  ne  servy  que  luy;  et  lesquelz,  dés 
lors  que  nasquirent  et  entrèrent  on  monde,  avec 
le  laict  de  leurs  mères  nourrices  avoient  pareille- 
ment sugcé  la  doulceur  et  debonnaireté  de  son 
règne,  et  en  icelle  estoient  tousdis  confictz  et 
nourris,  quiestoit  espoir  certain  que  plus  tost  de- 
fauldroient  de  vie  corporelle  que  de  ceste  première 
et  unicque  subjection  naturellement  deue  à  leur 
prince,  quelque  lieu  que  feussent  espars  et  trans- 
portez. Et  non  seulement  telz  seroient  eulx  et  les 
enfans  successivement  naissans  de  leur  sang,  mais 
aussi  en  ceste  féaulté  et  obéissance  entretiendroient 
les  nations  de  nouveau  adjoinctes  à  son  empire. 
Ce  que  véritablement  advint,  et  ne  feut  aulcune- 
ment  frustré  en  sa  délibération,  car,  si  les  Utopiens 
avant  cestuy  transport  avoient  este  feaulx  et  bien 


PANTAGRUEL  21 

recongnoissans,  les  Dipsodes,  avoir  peu  de  jours 
avecques  eulx  conversé,  l'estoient  encore  d'adven- 
taige,  par  ne  sçay  quelle  ferveur  naturelle  en  tous 
humains  au  commencement  de  toutes  œuvres  qui 
leur  viennent  à  gré  ;  seulement  se  plaignoient, 
obtestans  tous  les  cieulx  et  intelligences  motrices, 
de  ce  que  plus  toust  n'estoit  à  leur  notice  venue 
la  renommée  du  bon  Pantagruel. 

Noterez  doncques  icy,  beuveurs,  que  la  manière 
d'entretenir  et  retenir  pays  nouvellement  conques- 
tez  n'est,  comme  a  esté  l'opinion  erronée  de  certains 
espritz  tyrannicques,  à  leur  dam  et  deshonneur,  les 
peuples  pillant,  forçant,  angariant,  ruinant,  mal 
vexant  et  régissant  srvecques  verges  de  fer;  brief 
les  peuples  mangeant  et  dévorant,  en  la  façon  que 
Homère  appelle  le  roy  inique  Demovore,  c^est-à- 
dire  mangeur  de  peuple.  Je  ne  vous  allegueray 
à  ce  propous  les  histoires  antiques,  seulement  vous 
revocqueray  en  recordation  de  ce  qu'en  ont  veu 
vos  pères,  et  vous-mesmes,  si  trop  jeunes  n'estez. 

Comme  enfant  nouvellement  né,  les  faultalaicter, 
berser,  esjouir;  comme  arbre  nouvellement  planté, 
les  fault  appuyer,  asceurer,  défendre  de  toutes 
vimeres,  injures  et  calamitez;  comme  personne 
saulve  de  longue  et  forte  maladie,  et  venent  à  con- 
valescence, les  fault  choyer,  espargner,  restaurer; 
de  sorte  qu"'ilz  conçoipvent  en  soi  cette  opinion 
n'estre  on  monde  Roy  ne  Prince  que  moins  voul- 
sissent  ennemy,  plus  optassent  amy. 


22  LIVRE    III,    CHAPITRE     I 

Ainsi  Osiris,  le  grand  roy  des  ^Egyptiens,  toute 
la  terre  conquesta,  non  tant  à  force  d'armes  que 
par  soulaigement  des  angaries,  enseignemens  de 
bien  et  salubrement  vivre,  loix  commodes,  gratieu- 
seté  et  biensfaicts.  Pourtant  du  monde  feut  il  sur- 
nommé le  grand  roy  Evergetes,  c'est-à-dire  Bien- 
faicteur,  par  le  commendement  de  Juppiter  faict  à 
une  Pamyle. 

De  faict,  Hésiode,  en  sa  Hiérarchie,  colloque  les 
bons  dsemons,  appeliez  les,  si  vous  voulez,  Anges 
ou  Génies,  comme  moyens  et  médiateurs  des  dieux 
et  hommes,  supérieurs  des  hommes,  inférieurs  des 
dieux.  Et,  pource  que  par  leurs  mains  nous  advien- 
nent  les  richesses  et  biens  du  ciel,  et  sont  conti- 
nuellement envers  nous  bienfaisans,  tousjours  du 
mal  nous  praeservent,  les  dict  estre  en  office  de 
roys,  comme  bien  tousjours  faire,  jamais  mal,  estant 
acte  unicquement  royal. 

Ainsi  feut  empereur  de  l'univers  Alexandre  Ma- 
cedon;  ainsi  feut  par  Hercules  tout  le  continent 
possédé,  les  humains  souUageant  des  monstres,  op- 
pressions, exactions  et  tyrannies,  en  bon  traicte- 
ment  les  gouvernant,  en  œquité  et  justice  les 
maintenant,  en  bénigne  police  et  loix  convenantes 
à  l'assiette  des  contrées  les  instituant,  suppliant  à  ce 
que  deffailloit,  ce  que  abondoit  avalluant,  et  par- 
donnant tout  le  passé,  avecques  oublianc.e  sempi- 
ternelle de  toutes  les  offenses  pra^cedentes,  comme 
estoit  la  Amnestie  des  Athéniens,  lors  que  feurent 


PANTAGRUEL  23 

par  la  prouesse  et  industrie  de  Thrasibulus  les  ty- 
rans exterminez,  depuys  en  Rome  exposée  par 
Ciceron,  et  renouvellée  soubs  l'empereur  Aurelian. 
Ce  sont  les  philtres,  iynges  et  attraictz  d'amour, 
moienans  lesquelz  pacificquement  on  retient  ce  que 
péniblement  on  avoit  conquesté,  et  plus  en  heur 
ne  peut  le  conquérant  régner,  soit  roy,  soit  prince, 
ou  philosophe,  que  faisant  Justice  à  Vertus  succé- 
der. Sa  vertu  est  apparue  en  la  victoire  et  conquesté, 
sa  justice  apparoistra  en  ce  que,  par  la  volonté  et 
bonne  affection  du  peuple,  donnera  loix,  publiera 
edictz,  establira  religions,  feradroict  à  un  chascun, 
comme  de  Octavian  Auguste  dict  le  noble  poëte 
Maro  : 

II,  qui  estoit  victeur,  par  le  vouloir 
De  gens  vaincuz  faisoit  ses  loix  valoir. 

C'est  pourquoy  Homère,  en  son  Iliade,  les  bons 
princes  et  grands  roy  s  appelle  xocfjLYjTopaç  Aawv, 
c'est-à-dire  ornateurs  des  peuples. 

Telle  estoit  la  considération  de  NumaPompilius, 
roy  second  des  Romains,  juste,  politic  et  philosophe, 
quand  il  ordonna  au  dieu  Terme,  le  jour  de  sa 
feste,  qu'on  nommoitTermma/cs,rien  n'estre  sacrifié 
qui  eust  prins  mort,  nous  enseignant  que  les  ter- 
mes, frontières  et  annexes  des  royaulmes  convient 
en  paix,  amitié,  debonnaireté,  guarder  et  régir, 
sans  ses  mains  souiller  de  sang  et  pillerie.  Qui  aul- 
trement  faict,  non-seulement  perdera  l'acquis,  mais 


24  LIVRE1II,CHAPITREI 

aussi  pâtira  ce  scandale  et  opprobre,  qu'on  le  esti- 
mera mal  et  à  tort  avoir  acquis,  par  ceste  consé- 
quence que  l'acquest  luy  est  entre  mains  expiré, 
car  les  choses  mal  acquises  mal  dépérissent;  et  ores 
qu'il  en  eust  toute  sa  vie  pacificque  jouissance,  si 
toutesfoys  l'acquest  dépérit  en  ses  hoirs,  pareil  sera 
le  scandale  sus  le  defunct,  et  sa  mémoire  en  malé- 
diction, comme  de  conquérant  inique.  Car  vous 
dictez  en  proverbe  commun  :  «  Des  choses  mal 
acquises  le  tiers  hoir  ne  jouira.  » 

Notez  aussi,  goutteux  fieffez,  en  cestuy  article, 
comment  par  ce  moyen  Pantagruel  feit  d'un  ange 
deux,  qui  est  accident  opposite  au  conseil  de  Char- 
les Maigne,  lequel  feit  d'un  diable  deux,  quand  il 
transporta  les  Saxons  en  Flandre,  et  les  Flamens  en 
Saxe.  Car,  non  povant  en  subjection  contenir  les 
Saxons,  par  luy  adjoincts  à  l'empire,  que  à  tous 
momens  n'entrassent  en  rébellion,  si  par  cas  estoit 
distraict  en  Hespaigne  ou  autres  terres  loingtaines, 
les  transporta  en  pays  sien  et  obéissant  naturelle- 
ment, savoir  est  Flandres;  et  les  Hannuiers  et  Fla- 
mens, ses  naturelz  subjectz,  transporta  en  Saxe, 
non  doubtant  de  leur  feaulté,  encores  qu'ilz  trans- 
migrassent en  régions  estranges.  Mais  advint  que 
les  Saxons  continuèrent  en  leur  rébellion  et  obsti- 
nation première,  et  les  Flamens,  habitans  en  Saxe, 
embeurent  les  meurs  et  contradictions  des  Saxons. 


PANTAGRUEL  2$ 

CHAPITRE  II 

Comment  Panurge  feut  faict  chastellain  de  Salmi- 
guondin  en  Dipsodie,  et  mangeait  son  bled  en 
herbe. 

ONNANT  Pantagruel  ordre  au  gouver- 
nement de  toute  Dipsodie,  assigna 
!a  chastellenie  de  Salmiguondin  à 
Panurge,  valent  par  chascun  an 
6,789,106,789  royaulx  en  deniers  certains,  non 
comprins  l'incertain  revenu  des  hanetons  et  cacque- 
roles,  montant  bon  an  mal  an  de  2,485,768  à 
2,435,769  moutons  à  la  grande  laine.  Quelques 
foys  revenoit  1,284^554,32  I  seraphz,  quand  estoit 
bonne  année  de  cacqueroles,  et  hanetons  de  re- 
queste,  mais  ce  n'estoit  tous  les  ans. 

Et  se  gouverna  si  bien  et  prudentement  Mon- 
sieur le  nouveau  chastellain  qu'en  moins  de  qua- 
torze jours  il  dilapida  le  revenu,  certain  et  incertain, 
de  sa  chastellenie  pour  troys  ans.  Non  proprement 
dilapida,  comme  vous  pourriez  dire,  en  fondations 
de  monastères,  érections  de  temples,  bastimens  de 
collieges  et  hospitaulx,  ou  jectant  son  lard  aux 
chiens,  mais  despendit  en  mille  petitz  bancquetzet 
festins  joyeulx,  ouvers  à  tous  venens,  mesmement 
tous  bons  compaignons,  jeunes  fillettes  et  mignon- 
nes gualoises. 

Abastant  boys,  bruslant  les  grosses  souches  pour 

4 


2b  LIVRE    III,    CHAPITRE    II 

la  vente  des  cendres,  prenant  argent  d'avance, 
achaptant  cher,  vendent  a  bon  marché,  et  mangeant 
son  bled  en  herbe. 

Pantagruel,  adverti  de  l'affaire,  n'en  feut  en  soy 
aulcunement  indigné,  fasché,  ne  marry.  Je  vous  ay 
jadict  et  encores  rediz  que  c'estoit  le  meilleur  petit 
et  grand  bon  hommet  que  oncques  ceigneit  espée. 
Toutes  choses  prenoit  en  bonne  partie,  tout  acte 
interpretoit  à  bien.  Jamais  ne  se  tourmentoit,  ja- 
mais ne  se  scandalizoit.  Aussi  eust-il  esté  bien 
forissu  du  déïficque  manoir  de  raison,  si  aultrement 
se  feust  contristé  ou  altéré,  car  tous  les  biens  que 
le  ciel  couvre,  et  que  la  terre  contient  en  toutes 
ses  dimensions,  haulteur,  profundité,  longitude  et 
latitude,  ne  sont  dignes  d''esmouvoir  nos  affections 
et  troubler  nos  sens  et  espritz. 

Seulement  tira  Panurge  à  part  et  doulcettement 
luy  remonstra  que,  si  ainsi  vouloit  vivre  et  n'estre 
aultrement  mesnagier,  impossible  seroit,  ou  pour 
le  moins  bien  difficile,  le  faire  jamais  riche.  «  Ri- 
che? respondit  Panurge.  Aviez-vous  là  fermé  vostre 
pensée?  Aviez-vous  en  soing  pris  me  faire  riche  en 
ce  monde?  Pensez  vivre  joyeulx,  de  par  li  bon 
Dieu  et  li  bons  homs.  Autre  soing,  autre  soucy  ne 
soit  receup  on  sacrosainct  domicile  de  vostre  céleste 
cerveau.  La  sérénité  d'icelluy  jamais  ne  soit  trou- 
blée par  nues  quelconques  de  pensement  passe- 
menté  de  meshaing  et  fascherie.  Vous  vivent  joyeulx, 
guaillard,  dehait,  je  ne  seray  riche  que  trop.  Tout 


PANTAGRUEL 


27 


le  monde  crie  :  «  Mesnaige,  mesnaige  !  »  Mais  tel 
parle  de  mesnaige,  qui  ne  sçayt  mie  que  c'est. 
C'est  de  moj  que  fault  conseil  prendre.  Et  de  moy 
pour  ceste  heure  prendrez  advertissement  que  ce 
qu'on  me  impute  à  vice  a  esté  imitation  des  Uni- 
versité et  Parlement  de  Paris,  lieux  esquelz  con- 
siste la  vraye  source  et  vive  idée  de  Pantheologie, 
de  toute  justice  aussi.  Heereticque  qui  en  doubte 
et  fermement  ne  le  croyt.  Hz  toutesfoys  en  un  jour 
mangent  leur  evesque,  ou  revenu  de  l'evesché, 
c'est  tout  un,  pour  une  année  entière,  voyre  pour 
deux  aulcunes  foys.  C'est  au  jour  qu'il  y  faict  son 
entrée.  Et  n'y  a  lieu  d'excuse,  s'il  ne  vouloit  estre 
lapidé  sur  l'instant. 

«  A  esté  aussi  acte  desquatre  vertus  principales  : 
«  De  Prudence,  en  prenent  argent  d'avance. 
Car  on  ne  sçait  qui  mord  ne  qui  rue.  Qui  sçayt  si 
le  monde  durera  encores  troys  ans  ?  Et  ores  qu'il 
durast  dadventaige,  est-il  home  tant  fol  qui  se  au- 
sast  promettre  vivre  troys  ans? 

Oncq'  homme  n'eut  les  Dieux  tant  bien  à  main 
Qu'asceuré  feust  de  vivre  au  lendemain. 

«  De  Justice  :  commutative,  en  achapiant  cher, 
je  diz  à  crédit,  vendant  à  bon  marché,  je  diz  ar- 
gent comptant.  Que  dict  Caton  en  sa  Mesnagerie 
sur  ce  propos?  Il  fault,  dict-il,  que  le  perefamile 
soit  vendeur  perpétuel.  Par  ce  moyen  est  impos- 
sible qu'en  fin  riche  ne  devieigne,  sitousjours  dure 


28  LIVRE    III,    CHAPITRE    II 

l'apothecque  ;  dlstrihuùve,  donnant  à  lepaistre  aux 
bons,  notez  bons,  et  gentilz  compaignons,  lesquelz 
Fortune  avoit  jecté  comme  Ulyxes  sus  le  roc  de 
bon  appétit,  sans  provision  de  mangeaille,  et  aux 
bonnes,  notez  bonnes,  et  jeunes  gualoises,  notez 
jeunes,  car,  scelon  la  sentence  de  Hippocrates^  jeu- 
nesse est  impatiente  de  faim,  mesmement  si  elle  est 
vivace,  alaigre,  brusque,  movente,  voltigeante.  Les- 
quelles gualoises  voluntiers  et  de  bon  hayt  font 
plaisir  à  gens  de  bien,  et  sont  Platonicques  et  Ci- 
ceronianes  jusques  là  qu'elles  se  reputent  estre  on 
monde  nées  non  pour  soy  seulement,  ains  de  leurs 
propres  personnes  font  part  à  leur  patrie,  part  à 
leurs  amis; 

«  De  Force,  en  abastant  les  gros  arbres,  comme 
un  second  Milo,  ruinant  les  obscures  forestz,  tes- 
nieres  de  loups,  de  sangliers,  de  renards,  récepta- 
cles de  briguans  et  meurtriers,  taulpinieres  de 
assassinateurs,  officines  de  faulx  monnoieurs,  re- 
traites d'hgereticques,  et  les  complanissant  en  clai- 
res guarigues  et  belles  bruieres,  jouant  des  haulx 
boys,  et  préparant  les  sièges  pour  la  nuict  du  ju- 
gement; 

('  De  Tempérance,  mangeant  mon  bled  en 
herbe,  comme  un  hermite  vivent  de  salades  et  ra- 
cines, me  émancipant  des  appetitz  sensuelz,  et 
ainsi  espargnant  pour  les  estropiatz  et  souffreteux. 
Car,  ce  faisant,  j'espargne  les  sercleurs,  qui  guain- 
gnent  argent;  les  mestiviers,  qui  beuvent  voluntiers 


PANTAGRUEL  29 

et  sans  eau;  les gleneurs,  esquelz  fault de  la  fouace; 
les  basteurs,  qui  ne  laissent  ail,  oignon  ne  escha- 
lotte  es  jardins,  par  l'auclorité  de  Thestilis  Virgi- 
liane  ;  les  meusniers,  qui  sont  ordinairement  larrons, 
et  les  boulangiers,  qui  ne  valent  gueres  mieulx. 
Est-ce  petite  espargne?  Oultre  la  calamité  desmu- 
lotz,  le  deschet  des  greniers,  et  la  mangeaille  des 
charrantons  et  mourrins.  De  bled  en  herbe  vous 
faictez  belle  saulce  verde,  de  legiere  concoction, 
de  facile  digestion,  laquelle  vous  esbanoist  le  cer- 
veau, esbaudist  les  espritz  animaulx,  resjouist  la 
veue,  ouvre  l'appétit,  délecte  le  goust,  assere  le 
cœur,  chatouille  la  langue,  faict  le  tainct  clair,  for- 
tifie les  muscles,  tempère  le  sang,  allègre  le  dia- 
phragme, refraischist  le  foye,  desoppile  la  râtelle, 
soulaige  les  roignons,  assouplist  les  reins,  desgour- 
dist  les  spondyles,  vuide  les  uretères,  dilate  les  vases 
spermaticques,  abbrevie  les  cremasteres,  expurge  la 
vessie,  enfle  les  genitoires,  corrige  le  prépuce,  in- 
cruste le  balane,  rectifie  le  membre,  vous  faict  bon 
ventre,  bien  rotter,  vessir,  peder,  fianter,  uriner, 
esternuer,  sangloutir,  toussir,  cracher,  vomiter, 
baisler,  mouscher,  haleiner,  inspirer,  respirer,  ron- 
fler, suer,  dresser  le  virolet,  et  mille  autres  rares 
adventaiges. 

—  J'entend  bien,  dist  Pantagruel  :  vous  inferez 
que  gens  de  peu  d'esprit  ne  sçauroient  beaucoup 
en  brief  temps  despendre.  Vous  n'estez  le  premier 
qui  ayt  conceu  ceste  haeresie.  Néron  le  maintenoit, 


3o  LIVRE     m,     CHAPITRE     II 

et  SUS  tous  humains  admiroit  C.  Caligula,  son  on- 
cle, lequel  en  peu  de  jours  avoit,  par  invention  mi- 
rificque,  despendu  tout  l'avoir  et  patrimoine  que 
Tiberius  luy  avoit  laissé.  Mais,  en  lieu  de  guarder 
et  observer  les  loix  cœnaires  et  sumptuaires  des 
Romains,  la  Orchie,  la  Fannie,  la  Didie,  la  Licinie, 
la  Cornelie,  la  Lepidiane,  la  Antie,  et  des  Corin- 
thiens, par  lesquelles  estoit  rigoreusement  à  un 
chascun  défendu  plus  par  an  despendre  que  por- 
toit  son  annuel  revenu,  vous  avez  faict  Protervie, 
qui  estoit  entre  les  Romains  sacrifice  tel  que  l'ai- 
gneau  paschal  entre  les  juifz.  Il  y  convenoit  tout 
mangeable  manger,  le  reste  jecter  on  feu,  rien  ne 
reserver  au  lendemain. 

«  Je  le  peuz  de  vous  justement  dire,  comme  le 
dist  Caton  de  Albidius,  lequel,  avoir  en  excessive 
despense  mangé  tout  ce  qu'il  possedoit,  restant 
seulement  une  maison,  y  mist  le  feu  dedans  pour 
dire  :  Consummatum  est,  ainsi  que  depuys  dist 
sainct  Thomas  d'Acquin,  quand  il  eust  la  lamproye 
toute  mangée.  Cela  non  force.    » 


PANTAGRUEL  3l 

CHAPITRE   III 
Comment  Pamirge  loue  les  debteurs  ci  emprunteurs. 

,Ais,  demanda  Pantagruel,  quand  se- 
rez-vous  hors  de  debtes?  —  Es  ca- 
lendres  grecques,  respondit  Panurge, 
lors  que  tout  le  monde  sera  content, 
et  que  serez  héritier  de  vous-mesmes.  Dieu  me 
garde  d'en  estre  hors  !  Plus  lors  ne  trouverois  qui 
un  denier  me  prestast.  Qui  au  soir  ne  laisse  levain, 
ja  ne  fera  au  matin  lever  paste.  Debvez-vous  tous- 
jours  à  quelq'un?  Par  icelluy  sera  continuelle- 
ment Dieu  prié  vous  donner  bonne,  longue  et  heu- 
reuse vie  :  craignant  sa  debte  perdre,  tousjours 
bien  de  vous  dira  en  toutes  compaignies,  tousjours 
nouveaulx  créditeurs  vous  acquestera,  affin  que  par 
eulx  vous  faciez  versure,  et  de  terre  d'aultruy  rem- 
plissez son  fossé. 

«  Quand  jadis  en  Gaulle,  par  l'institution  des 
Druydes,  les  serfs,  varlets  et  appariteurs  estoient 
tout  vifz  bruslez  aux  funérailles  et  exeques  de  leurs 
maistres  et  seigneurs,  n'avoient-ilz  belle  paour  que 
leurs  maistres  et  seigneurs  mourussent,  car  ensem- 
ble force  leurs  estoit  mourir?  Ne  prioient-ilz  conti- 
nuellement leur  grand  dieu  Mercure,  avecq  Dis,  le 
Père  aux  Escuz,  longuement  en  santé  les  conser- 
ver? N'estoient-ils  soingneux  de  bien  les  traicteret 
servir?  Car  ensemble  povoient-ilz  vivre  au  moins 


32  LIVRE    III  ,    CHAPITRE    III 

jusques  à  la  mort.  Croyez  qu'en  plus  fervente  devo-  ^ 
tion  vos  créditeurs  priront  Dieu  que  vivez,  crain- 
dront que  mourez,  d'autant  que  plus  ayment  la 
manche  que  le  braz  et  la  denare  que  la  vie.  Tes- 
moings  les  usuriers  de  Landerousse,  qui  n'a  gueres 
se  pendirent,  voyans  les  bleds  et  vins  ravaller  en 
pris,  et  bon  temps  retourner.  » 

Pantagruel  rien  ne  respondent,  continua  Pa- 
nurge  :  «  Vray  bot,  quand  bien  je  y  pense,  vous 
me  remettez  à  poinct  en  ronfle  veue,  me  reprochant 
mes  debtes  et  créditeurs.  Dea  !  en  ceste  seule  qua- 
lité je  me  reputois  auguste,  révérend  et  redoutable, 
que^  sus  l'opinion  de  tous  philosophes  qui  disent 
rien  de  rien  n'estre  faict,  rien  ne  tenent,  ne  matière 
première,  estoys  facteur  et  créateur. 

«  Avois  créé,  quoy?  tant  de  beaulx  et  bons  cré- 
diteurs! Créditeurs  sont,  je  le  maintiens  jusques  au 
feu  exclusivement,  créatures  belles  et  bonnes.  Qui 
rien  ne  preste  est  créature  laide  et  mauvaise,  créa- 
ture du  grand  villain  diantre  d'enfer.  Et  faict  quoy  ? 
Debtes.  O  chose  rare  et  antiquaire  !  Debtes,  diz-je, 
excedentes  le  nombre  des  syllabes  résultantes  au 
couplement  de  toutes  les  consonantes  avecques  les 
vocales,  jadis  projecté  et  compté  par  le  noble  Xe- 
nocrates.  A  la  numerosité  des  créditeurs,  si  vous 
estimez  la  perfection  des  debteurs,  vous  ne  errerez 
en  arithmétique  praticque. 

«  Cuidez-vous  que  je  suis  aise  quand  tous  les 
matins  autour  de  moy  je  voy   ces  créditeurs   tant 


PANTAGRUEL  33 

humbles,  serviables  et  copieux  en  révérences?  Et 
quand  je  note  que,  moy  faisant  à  l'un  visaige  plus 
ouvert  et  chère  meilleure  que  es  autres,  le  paillard 
pense  avoir  .sa  depesche  le  premier,  pense  estre  le 
premier  en  date,  et  de  mon  ris  cuyde  que  soit  ar- 
gent content,  il  m'est  advis  que  je  joue  encores  le 
Dieu  de  la  Passion  de  Saulmur,  accompagné  de  ses 
anges  et  chérubins.  Ce  sont  mes  candidatz,  mes 
parasites,  mes  salueurs,  mes  diseurs  de  bons-jours, 
mes  orateurs  perpetuelz. 

«   Et  pensois  véritablement  en  debtes  consister 
la  montaigne   de  vertus  heroïcque    descripte    par 
Hésiode,  en  laquelle  je  tenois  degré  premier  de  ma 
licence,  à  laquelle  tous  humains  semblent  tirer  et 
aspirer;  mais  peu  y  montent,  pour  la  difficulté  du 
chemin,  voyant  au  jourd'huy  tout  le  monde  en  de- 
sir  fervent  et  strident  appétit  de  faire   debtes  et 
créditeurs  nouveaulx.  Toutesfois   il  n'est   debteur 
qui  veult,  il  ne  fait  créditeurs   qui  veult.   Et  vous 
me  voulez  débouter  de   ceste    félicité    soubeline  ? 
Vous  me  demandez  quand  seray  hors  de  debtes? 
«   Bien  pis  y  ha.  Je  me  donne  à  sainct  Babolin, 
le  bon  sainct,  en  cas  que  toute  ma  vie  je  n'aye  es- 
timé debtes  estre  comme  une  connexion  et  colli- 
gence  des  cieulx  et  terre,  ung  entretenement  unic- 
que  de  l'humain  lignaige,  je  dis  sans  lequel  bien 
tost  tous  humains  periroient;   estre  par  adventure 
celle  grande   ame  de  l'univers,  laquelle,  scelon  les 
academicques,  toutes  choses  vivifie. 

Rabelais.  IIL  5 


34  LIVRE    III,    CHAPITRE    III 

«  Qu'ainsi  soit,  reprgesentez-vous  en  esprit  se- 
rain  l'idée  et  forme  de  quelque  monde;  prenez,  si 
bon  vous  semble,  le  trentiesme  de  ceulx  queimagi- 
noit  le  philosophe  Metrodorus,  ou  le  soixante  et 
dix  huyctieme  de  Petron,  on  quel  ne  soit  debteur 
ne  créditeur  aulcun.  Un  monde  sans  debtes  !  Là 
entre  les  astres  ne  sera  cours  régulier  quiconque  ; 
tous  seront  en  desarroy. 

«  Juppiter,  ne  s'estimant  débiteur  à  Saturne,  le 
dépossédera  de  sa  sphaere,  et  avecques  sa  chaine 
homericque  suspendera  toutes  les  intelligences, 
dieux,  cieulx,  dsemons,  génies,  heroes,  diables, 
terre,  mer,  tous  elemens;  Saturne  se  r'aliera  avec- 
ques Mars,  et  mettront  tout  ce  monde  en  pertur- 
bation; Mercure  ne  vouldra  soy  asservir  ésaultres; 
plus  ne  seraleur  Camille,  comme  en  langue  hetrusque 
estoit  nommé.  Car  il  ne  leurs  est  en  rien  debteur  ; 
Venus  ne  sera  vénérée,  car  elle  n'aura  rien  preste; 
la  lune  restera  sanglante  et  ténébreuse  :  à  quel 
propous  luy  departiroit  le  soleil  sa  lumière?  Il  n'y 
estoit  en  rien  tenu.  Le  soleil  ne  luyra  sus  leur 
terre.  Les  astres  ne  y  feront  influence  bonne,  car 
la  terre  desistoit  leur  prester  nourrissement  par  va- 
peurs et  exhalations,  desquelles  disdit  Heraditus, 
prouvoient  les  stoïciens,  Ciceron  maintcnoit,  estre 
les  estoilles  alimentées. 

«  Entre  les  elemens  ne  sera  symbolisation,  al- 
ternation  ne  transmutation  aucune,  car  l'un  ne  se 
reputera    obligé    à   l'autre;  il  ne    luy   avoit    rien 


PANTAGRUEL  35 

preste;  de  terre  ne  sera  faicte  eau;  l'eau  en  aer  ne 
sera  transmuée;  de  l'aer  ne  sera  faict  feu;  le  feu 
n'eschauffera  la  terre;  la  terre  rien  ne  produira 
que  monstres,  Titanes,  Aloïdes,  Geans;  il  n'ypluyra 
pluye,  n'y  luyra  lumière,  n'y  ventera  vent,  n'y  sera 
esté  ne  automne;  Lucifer  se  desliera,  et,  sortant 
du  profond  d'enfer  avecques  les  furies,  les  poines 
et  diables  cornuz,  vouldra  deniger  des  cieulx  tous 
les  dieux,  tant  des  majeurs  comme  des  mineurs 
peuples. 

('  De  cestuy  monde  rien  ne  prestant  ne  sera 
qu'une  chienerie,  que  une  brigue  plus  anomale  que 
celle  du  recteur  de  Paris ,  qu'une  diablerie  plus 
confuse  que  celle  des  jeux  de  Doué, 

«  Entre  les  humains  l'un  ne  saluera  l'autre;  il 
aura  beau  crier  :  «  A  l'aide,  au  feu,  à  l'eau,  au 
meurtre!  »  personne  ne  ira  à  secours.  Pourquoi? 
Il  n'avoit  rien  preste;  on  ne  luy  debvoitrien.  Per- 
sonne n'a  interest  en  sa  conflagration,  en  son  nau- 
frage, en  sa  ruine,  en  sa  mort.  Aussi  bien  ne  pres- 
toit-il  rien.  Aussi  bien  n'eust  il  par  après  rien 
preste.  Brief,  de  cestuy  monde  seront  bannies  Foy, 
Espérance,  Charité,  car  les  homes  sont  nez  pour 
l'ayde  et  secours  des  homes.  En  lieu  d'elles  succé- 
deront Défiance,  Mespris,  Rancune,  avecques  la 
cohorte  de  tous  maulx,  toutes  malédictions  et  tou- 
tes misères. 

'/  Vous  penserez  proprement  que  là  eust  Pan- 
dora  versé  sa  bouteille.  Les  hommes  seront  loups 


36  LIVRE    III,    CHAPITRE    III 

és  hommes,  loups  guaroiix  et  lutins,  comme  feurent 
Lychaon ,  Bellerophon  ,  Nabugotdonosor  ;  bri- 
guans,  assassineurs,  empoisonneurs,  malfaisans, 
malpensans,  malveillans,  haine  portans  ;  un  chascun 
contre  tous,  comme  Ismaël,  comme  Metabus , 
comme  Timon  Athénien,  qui  pour  ceste  cause  feut 
surnommé  {j.t(7avOpto7:oç  ;  si  que  chose  plus  facile  en 
nature  seroit  nourrir  en  l'aer  les  poissons,  paistrè 
les  cerfz  on  fond  de  l'Océan,  que  supporter  ceste 
îruandaille  de  monde  qui  rien  ne  preste.  Par  ma 
foy,  je  les  hays  bien. 

«  Et,  si  au  patron  de  ce  fascheux  et  chagrin 
monde  rien  ne  prestant  vous  figurez  l'autre  petit 
monde,  qui  est  l'homme,  vous  y  trouverez  un  ter- 
rible tintamarre.  La  teste  ne  vouldra  prester  la 
veue  de  ses  yeulx  pour  guider  les  piedz  et  les 
mains;  les  piedz  ne  la  daigneront  porter;  les 
mains  cesseront  travailler  pour  elle;  le  cueur  se 
faschera  de  tant  se  mouvoir  pour  les  pouls  des 
membres,  et  ne  leurs  prestera  plus;  le  poulmon 
ne  lui  fera  prest  de  ses  souffletz  ;  le  foye  ne  lui  en- 
voyra  sang  pour  son  entretien  ;  la  vessie  ne  voul- 
dra estre  débitrice  aux  roignons;  l'urine  sera  sup- 
primée; le  cerveau,  considérant  ce  train  desnaturé, 
se  mettra  en  resverie,  et  ne  baillera  sentement  és 
"  nerfz,  ne  mouvement  és  muscles. 

«  Somme,  en  ce  monde  desrayé,  rien  ne  deb- 
vant,  rien  ne  prestant,  rien  ne  empruntant,  vous 
voirez  une  conspiration  plus   pernicieuse  que  n'a 


PANTAGRUEL  3y 

figuré  JEsoipe  en  son  apologue,  et  périra  sans 
double;  non  périra  seullement,  mais  bien  tost  pé- 
rira, feust-ce  ^sculapius  mesme,  et  ira  soubdain  le 
corps  en  putréfaction;  l'ame  toute  indignée, 
prendra  course  à  tous  les  diables,  après  mon  ar- 
gent. » 

CHAPITRE   IV 

Continuation  du  discours  de  Panurge,   à  la  louange 
des  presteurs  et  debteurs. 

u  contraire ,  représentez-vous  un 
monde  autre,  on  quel  un  chascun 
preste,  un  chascun  doibve,  tous  soient 
I debteurs,  tous  soient  presteurs.  O 
quelle  harmonie  sera  parmy  les  réguliers  mouve- 
mens  des  cieulz  !  Il  m'est  advis  que  je  l'entends 
aussi  bien  que  feit  oncques  Platon.  Quelle  sympa- 
thie entre  les  elemens  !  O  comment  Nature  se  y 
délectera  en  ses  œuvres  et  productions ,  Ceres 
chargée  de  bleds,  Bacchus  de  vins,  Flora  de  fleurs^ 
Pomona  de  fruictz,  Juno,  en  son  aer  serain,  seraine, 
salubre,  plaisante  ! 

«  Je  me  pers  en  ceste  contemplation.  Entre  les 
humains  paix,  amour,  dilection,  fidélité,  repous, 
banquetz,  festins,  joye,  liesse,  or,  argent,  menue 
monnoye,  chaisnes,  bagues,  marchandises,  irote- 
ront  de  main  en  main.  Nul  procès,  nulle  guerre, 


38  LIVRE    m,    CHAPITRE    IV 

nul  débat;  nul  n'y  sera  usurier,  nul  leschart,  nul 
chichart,  nul  refusant.  VrayDieu  !  ne  sera  ce  l'aage 
d'or,  le  règne  de  Saturne,  l'idée  des  régions  olym- 
picques,  es  quelles  toutes  autres  vertus  cessent, 
Charité  seule  règne,  régente,  domine,  triumphe  . 
Tous  seront  bons,  tous  seront  beaulx,  tous  seront 
justes.  O  monde  heureux  !  O  gens  de  cestuy  monde 
heureux  !  O  beatz  troys  et  quatre  foys  !  Il  m'est 
advis  que  je  y  suis.  Je  vous  jure  le  bon  Vraybis  que 
si  cestuy  monde,  beat  monde,  ainsi  à  un  chascun 
prestant,  rien  ne  refusant,  eust  pape  foizonnant  en 
cardinaulx,  et  associé  de  son  sacré  colliege,  en  peu 
d'années  vous  y  voiriez  les  sainctz  plus  druz,  plus 
miraclificques,  à  plus  de  leçons,  plus  de  veuz,  plus 
de  bastons  et  plus  de  chandelles,  que  ne  sont  tous 
ceulx  des  neufz  eveschez  de  Bretaigne,  exceptez 
seulement  sainct  Ives. 

((■  Je  vous  prie,  considérez  comment  le  noble 
Patelin,  voulant  déifier  et  par  divines  louenges 
mettre  jusques  au  tiers  ciel  le  Père  Guillaume  Jous- 
seaulme,  rien  plus  ne  dist,  sinon, 

Et  si  prestoit 

Ses  denrées  à  qui  en  vouloit, 

«  O  le  beau  mot  ! 

«  A  ce  patron  figurez  nostre  microcosme ,  id 
est  petit  monde,  c'est  l'homme,  en  tous  ses  mem- 
bres, prestans,  empruntans,  doivans,  c'est  à  dire 
en   son   naturel.  Car  Nature  n'a  créé  l'homme  que 


PANTAGRUEL  89 

pour  prester  et  emprunter.  Plus  grande  n'est  l'har- 
monie des  cieux  que  sera  de  sa  police.  L'intention 
du  fondateur  de  ce  microcosme  est  y  entretenir 
l'ame,  laquelle  il  y  a  mise  comme  hoste,  et  la  vie. 
La  vie  consiste  en  sang,  sang  est  le  siège  de  l'ame; 
pour  tant,  un  seul  labeur  poine  ce  monde  :  c'est 
forger  sang  continuellement.  En  ceste  forge  sont 
tous  membres  en  office  propre,  et  est  leur  hiérar- 
chie telle  que  sans  cesse  l'un  de  l'autre  emprunte, 
l'un  à  l'autre  preste,  l'un  à  l'autre  est  debteur.  La 
matière  et  métal  convenable  pour  estre  en  sang 
transmué  est  baillé  par  Nature  :  pain  et  vin.  En  ces 
deux  sont  comprinses  toutes  espèces  des  alimens. 
Et  de  ce  est  dict  le  companage  en  langue  goth. 

«  Pour  icelles  trouver,  praeparer  et  cuire,  tra- 
vaillent les  mains,  cheminent  les  piedz  et  portent 
toute  ceste  machine;  les  yeulx  tout  conduisent; 
l'appétit  en  l'orifice  de  l'estomach,  moyenant  un 
peu  de  melancholie  aigrette,  queluy  est  transmis  de 
la  râtelle,  admonneste  de  enfourner  viande  ;  la  lan- 
gue en  faict  l'assay,  les  dens  la  maschent,  l'esto- 
mac la  reçoit,  digère  et  chylifie;  les  veines  mesa- 
raïcques  en  sugcent  ce  qu'est  bon  et  idoine , 
délaissent  les  excremens,  les  quelz,  par  vertus  expul- 
sive,  sont  vuidez  hors  par  exprés  conduictz,  puys  la 
portent  au  foye  :  il  la  transmue  de  rechef,  et  en 
faict  sang. 

«  Lors  quelle  joye  pensez  vous  estre  entre  ces 
officiers,  quand  ilz  ont  veu  ce  ruisseau  d'or,  qui  est 


40  LIVRE    III.    CHAPITRE    IV 

leur  seul  restaurant?  Plus  grande  n'est  la  joye  des 
alchymistes,  quand,  après  longs  travaulx,  grand 
soing  et  despense,  ilz  voyent  les  metaulx  trans- 
muez dedans  leurs  fourneaulx.  Adoncques  chascun 
membre  se  prgepare  et  s'esvertue  de  nouveau  à  pu- 
rifier et  affiner  cestuy  thesaur.  Les  roignons  par  les 
venes  emulgentes  en  tirent  l'aiguosité,  que  vous 
nommez  urine,  et  par  les  uretères  la  découlent  en 
bas.  Au  bas  trouve  réceptacle  propre,  c'est  la  ves- 
sie, laquelle  en  temps  opportun  la  vuide  hors;  la 
râtelle  en  tire  le  terrestre  et  la  lie,  que  vous  nom- 
mez melancholie  ;  la  bouteille  du  fiel  en  soubstraict 
la  cholere  superflue  ;  puys  est  transporté  en  une  autre 
officine  pour  mieulx  estre  affiné  :  c'est  le  cœur,  le- 
quel, parcesmouvemensdiastolicquesetsystolicques, 
le  subtilie  et  enflambe  tellement  que  par  le  ventricule 
dextre  le  met  à  perfection,  et  par  les  venes  l'envoyé 
à  tous  les  membres;  chascun  membre  l'attire  à  soy, 
et  s'en  alimente  à  sa  guise  :  pieds,  mains,  yeulx, 
tous;  et  lors  sont  faictz  debteurs,  qui  paravent  es- 
toient  presteurs.  Par  le  ventricule  gausche  il  le 
faict  tant  subtil  qu'on  le  dict  spirituel,  et  l'envoyé 
à  tous  les  membres  par  ses  artères,  pour  l'autre 
sang  des  venes  eschauffer  et  esventer;  le  poulmon 
ne  cesse  avecques  ses  lobes  et  souffletz  le  refrais- 
chir  :  en  recongnoissance  de  ce  bien,  le  cœur  luy 
en  départ  le  meilleur  par  la  vene  arteriale  ;  en  fin, 
tant  est  affiné  dedans  le  retz  merveilleux  que  par 
après  en  sont  faictz  les  esprits  animaulx,  moyen- 


PANTAGRUEL  ^^  I 

nans  les  quelz  elle  imagine,  discourt,  juge,  resoust, 
délibère,  ratiocine  et  remémore. 

«  Vertus  guoy  !  je  me  naye,  je  me  pers,  je 
m'esguare,  quand  je  entre  on  profond  abisme  de 
ce  monde  ainsi  prestant,  ainsi  doibvant.  Croyez 
que  chose  divine  est  prester  :  debvoir  est  vertus  he- 
roïcque. 

«  Encore  n'est  ce  tout.  Ce  monde  prestant, 
doibvant,  empruntant,  est  si  bon  que,  ceste  ali- 
mentation parachevée,  il  pense  desja  prester  à 
ceulx  qui  ne  sont  encores  nez,  et  par  prest  se  per- 
pétuer, s'il  peult,  et  multiplier  en  images  à  soy  sem- 
blables, ce  sont  enfans.  A  ceste  fin,  chascun  mem- 
bre du  plus  précieux  de  son  nourrissement  décide 
et  roigne  une  portion,  et  la  renvoyé  en  bas  :  Na- 
ture y  a  praeparé  vases  et  réceptacles  opportuns, 
par  les  quelz  descendent  es  genitoires  en  longs 
ambages  et  flexuositez,  reçoit  forme  compétente, 
et  trouve  lieux  idoines,  tant  en  l'homme  comme 
en  la  femme,  pour  conserver  et  perpétuer  le  genre 
humain.  Ce  faict  le  tout  par  prestz  et  debtes  de 
l'un  à  l'autre  :  dont  est  dict  le  debvoir  de  mariage. 

«  Poine  par  Nature  est  au  refusant  interminée, 
acre  vexation  parmy  les  membres,  et  furie  parmy 
les  sens;  au  prestant,  loyer  consigné,  plaisir,  alai- 
gresse  et  volupté.  » 


42  LIVRE    III,    CHAPITRE    V 


CHAPITRE  V 

Comment   Pantagruel    déteste    les    debteurs    et    em- 
prunteurs. 

'entends,  respondit  Pantagruel,  et 
me  semblez  bon  topicqueur  et  af- 
fecté à  vostre  cause.  Mais  preschez 
et  patrocinez  d'icy  à  la  Pentecoste, 
en  fin  vous  serez  esbahy  comment  rien  ne  me  au- 
rez persuadé,  et  par  vostre  beau  parler  jà  ne  me 
ferez  entrer  en  debtes.  Kien,  dict  lesainct  Envoyé, 
à  personne  ne  doibveZy  fors  amours  et  dilection  mu- 
tuelle. 

((  Vous  me  usez  icy  de  belles  graphides  et  dia- 
typoses,  et  me  plaisent  très-bien.  Mais  je  vous  diz 
que,  si  figurez  un  afîronteur  efronté,  et  importun 
emprunteur,  entrant  de  nouveau  en  une  ville  jà 
advertie  de  ses  meurs,  vous  trouverez  que  à  son 
entrée  plus  seront  les  citoyens  en  efîroy  et  trépida- 
tion que  si  la  peste  y  entroit  en  habillement  tel 
que  la  trouva  le  philosophe  Tyanien  dedans  Ephese. 
Et  suys  d'opinion  que  ne  erroient  les  Perses,  esti- 
mans  le  second  vice  estre  mentir^  le  premier  estre 
debvoir,  car  debtes  et  mensonges  sont  ordinaire- 
ment ralliez. 

«  Je  ne  veulx  pourtant  inférer  que  jamais  ne 
faille  debvoir,  jamais  ne   faille  prester.  Il  n'est  si 


pj^ntagruel  43 

riche  qui  quelques  foys  ne  doibve,  il  n'est  si  pauvre 
de  qui  quelques  foys  on  ne  puisse  emprunter.  L'oc- 
casion sera  telle  que  la  dict  Platon  en  ses  Loix, 
quand  il  ordonne  qu'on  ne  laisse  chés  soy  les 
voysins  puiser  eau,  si  premièrement  ilz  n'avoient 
en  leurs  propres  pastifz  foussoié  et  bêché  jusques  à 
trouver  celle  espèce  de  terre  qu'on  nomme  cera- 
mite,  c'est  terre  à  potier,  et  là  n'eussent  rencontré 
source  ou  degout  d'eaux.  Car  icelle  terre,  par  sa 
substance,  qui  est  grasse,  forte,  lize  et  dense,  re- 
tient l'humidité,  et  n'en  est  facilement  faict  exha- 
lation. Ainsi  est-ce  grande  vergouigne  tousjours, 
en  tous  lieux,  d'un  chascun  emprunter  plus  toust 
que  travailler  et  guaingner.  Lors  seulement  deb- 
vroit  on,  scelon  mon  jugement,  prester,  quand  la 
personne,  travaillant,  n'a  peu  par  son  labeur  faire 
guain,  ou  quand  elle  est  soubdainement  tumbée  en 
perte  inopinée  de  ses  biens. 

«  Pourtant  laissons  ce  propos,  et  dorénavant  ne 
vous  attachez  à  créditeurs  ;  du  passé  je  vous  de- 
livre. 

—  Le  moins  de  mon  plus,  dist  Panurge,  en  ces- 
tuy  article  sera  vous  remercier,  et,  si  les  remerci- 
mens  doibvent  estre  mesurez  par  l'affection  des 
biensfaicteurs,  ce  sera  infiniment,  sempilernelle- 
ment,  car  l'amour  que  de  vostre  grâce  me  portez 
est  hors  le  dez  d'estimation  ;  il  transcende  tout 
poix,  tout  nombre,  toute  mesure;  il  estinfiny,  sem- 
piternel. Mais,  le  mesurant  au  qualibre  des  biens- 


44  LIVRE    III,     CHAPITRE     V 

faictz  et  contentement  des  recepvans,  ce  sera  assez 
laschement.  Vous  me  faictes  des  biens  beaucoup, 
et  trop  plus  que  ne  m'appartient,  plus  que  n'ay  en- 
vers vous  deservy,  plus  que  ne  requeroient  mes 
mérites,  force  est  que  le  confesse,  mais  non  mie 
tant  que  pensez  en  cestuy  article.  Ce  n'est  là  que 
me  deult,  ce  n'est  là  que  me  cuist  et  démange, 
car  doresnavant,  estant  quitte,  quelle  contenence 
auray-je?  Croiez  que  je  auray  maulvaise  grâce  pour 
les  premiers  inoys,  veu  que  je  n'y  suis  ne  nourry 
ne  accoustumé.  Je  en  ay  grand  paour. 

«  D'adventaige,  désormais  ne  naistra  ped  en 
tout  Salmiguondinoys  qui  ne  ayt  son  renvoy 
vers  mon  nez.  Tous  les  peteurs  du  monde  petans 
disent  :  «  Voy  là  pour  les  quittes.  »  Ma  vie  finera 
bien  toust,  je  le  praevoy.  Je  vous  recommande 
mon  epitaphe,  et  mourray  tout  confict  en  pedz.  Si 
quelque  jour,  pour  restaurant  à  faire  peter  les  bon- 
nes femmes  en  extrême  passion  de  colicque  ven- 
teuse, les  medicamens  ordinaires  ne  satisfont  aux 
medicins,  la  momie  de  mon  paillard  et  empeté 
corps  leurs  sera  remède  praesent.  En  prenent  tant 
peu  que  direz,  elles  péteront  plus  qu'ilz  n'enten- 
dent. C'est  pourquoy  je  vous  prirois  voluntiersque 
de  debtes  me  laissez  quelque  centurie,  comme  le 
roy  Loys  unziesme,  jectant  hors  de  procès  Miles 
d'Illiers,  evesques  de  Chartres,  feut  importuné  luy 
en  laisser  quelque  un  pour  se  exercer.  J'ayme  mieux 
eurs  donner  toute  ma  cacqueroliere,  ensemble  ma 


PANTAGRUEL  ^5 

hannetonnieie,  rien  pourtant  ne  déduisant  du  sort 
principal. 

—  Laissons,  dist  Pantagruel,  ce  propos,  je  vous 
l'ay  ja  dict  une  foys.   » 

CHAPITRE  VI 

Pourquoy  les  nouveaidx  mariés  estaient  exemptz 
d'aller  en  guerre. 

Aïs,  demanda  Panurge,  en  quelle  loy 
estoit-ce  constitué  et  establyque  ceulx 
qui  vigne  nouvelle  planteroient,  ceulx 
qui  logis  neuf  bastiroient  et  les  nou- 
veaulx  mariés  seroient  exemptz  d'aller  en  guerre 
pour  la  première  année? —  En  la  loy,  respondit 
Pantagruel,  de  Moses.  —  Pourquoy,  demanda  Pa- 
nurge, les  nouveaulx  mariés?  Des  planteurs  de  vi- 
gne je  suis  trop  vieux  pour  me  soucier;  je  acquiesce 
on  soucy  des  vendangeurs,  et  les  beaulx  bastisseurs 
nouveaulx  de  pierres  mortes  ne  sont  escriptz  en 
mon  livre  de  vie.  Je  ne  bastis  que  pierres  vives,  ce 
sont  hommes.  —  Selon  mon  jugement,  respondit 
Pantagruel,  c'estoit  affin  que  pour  la  première  an- 
née ilz  jouissent  de  leurs  amours  à  plaisir,  vacassent 
à  production  de  lignage  et  feissent  provision  de 
héritiers  ;  ainsi,  pour  le  moins,  si  l'année  seconde 
estoient  en  guerre  occis,  leur  nom  et  armes  restast 
en  leurs  enfans.  Aussi  que  leurs  femmes  on  con- 


46  LIVRE    III,    CHAPITRE    VI 

gneust  certainement  estre  ou  brehaignes,  ou  fé- 
condes, car  l'essay  d'un  an  leurs  sembloit  suffisant, 
attendu  la  maturité  de  l'aage  en  laquelle  ilz  fai- 
soient  nopces,  pour  mieulx,  après  le  decés  des  ma- 
riz  premiers,  les  colloquer  en  secondes  nopces  :  les 
fécondes,  à  ceulx  qui  vouldroient  multiplier  en  en- 
fans;  les  brehaignes,  à  ceulx  qui  n'en  appeteroient, 
et  les  prendroient  pour  leurs  vertus,  sçavoir  bonnes 
grâces,  seulement  en  consolation  domesticque  et 
entretenement  de  mesnage.  —  Les  prescheurs  de 
Varenes,  dist  Panurge,  détestent  les  secondes  nop- 
ces comme  folles  et  deshonnestes.  —  Elles  sont, 
respondit  Pantagruel,  leurs  fortes  fiebvres  quar- 
taines.  —  Voire^  dist  Panurge,  et  à  frère  Enguain- 
nant  aussi,  qui,  en  plain  sermon,  preschant  à  Pa- 
rillé  et  détestant  les  nopces  secondes,  juroit  et  se 
donnoit  au  plus  viste  diable  d'enfer  en  cas  que 
mieulx  n'aymast  depuceller  cent  filles  que  biscoter 
une  vefve.  Je  trouve  vostre  raison  bonne  et  bien 
fondée.  Mais  que  diriez-vous  si  ceste  exemption 
leurs  estoit  oultroyée  pour  raison  que,  tout  le  de- 
cours  d'icelle  prime  année;  ilz  auroienî  tant  talo- 
che leurs  amours  de  nouveau  possédez,  comme 
c'est  l'œquité  et  debvoir,  et  tant  esgoutté  leurs 
vases  spermaticques,  qu'ilzen  restoient  tous  effilez, 
tous  evirez,  tous  énervez  et  flatriz,  si  que,  adve- 
nent  le  jour  de  bataille,  plus  tost  se  mettroient  au 
plongeon  comme  canes  avecques  le  baguaige  que 
avecques  les  combatans  et  vaillans  champions,  on 


PANTAGRUEL 


47 


lieu  onquel  par  Enyo  est  meu  le  hourd,  et  sont  les 
coups  departiz,  et  soubs  l'estandart  de  Mars  ne 
frapperoient  coup  qui  vaille,  car  les  grands  coups 
auroient  ruez  sous  les  courtines  de  Venus  s'amie? 
Qu'ainsi  soit,  nous  voyons  encores  maintenant,  en- 
tre autres  reliques  et  monumens  d'antiquité,  qu'en 
toutes  bonnes  maisons^  après  ne  sçaj  quantz  jours, 
l'on  envoyé  ces  nouveauz  mariez  veoir  leur  oncle 
pour  les  absenter  de  leurs  femmes,  et  ce  pendent 
soy  reposer  et  de  rechief  se  avitaller  pour  mieux 
au  retour  combatre,  quoy  que  souvent  ilz  n'ayent 
ne  oncle  ne  tante.  En  pareille  forme  que  le  roy 
Petault,  après  la  journée  des  Cornabons,  ne  nous 
cassa  proprement  parlant,  je  diz  moi  et  Courcail- 
let,  mais  nous  envoya  refraischir  en  nos  maisons.  Il 
est  encores  cherchant  la  sienne.  La  marraine  de 
mon  grand-pere  me  disoit,  quand  j'estois  petit, 
que 

Patenostres  et  oraisons 

Sont  pour  ceulx  là  qui  les  retiennent  ; 

Un  fiffre  allans  en  fenaisons 

Est  plus  fort  que  deux  qui  en  viennent. 

«  Ce  que  me  induict  en  ceste  opinion  est  que 
les  planteurs  de  vigne  à  peine  mangeoient  raisins 
ou  beuvoient  vin  de  leur  labeur  durant  la  première 
année,  et  les  bastisseurs,  pour  l'an  premier,  ne  ha- 
bitoient  en  leurs  logis  de  nouveau  faictz,  sur  poine 
de  y  mourir  sufîocquez  par  defîault  de  expiration. 


48  LIVRE    III,    CHAPITRE    VI 

comme  doctement  l'a  noté   Galen,   lib.   2,  De  la 
difficulté  de  respirer. 

«  Je  ne  Tay  demandé  sans  cause  bien  causée, 
ne  sans  raison  bien  resonnante.  Ne  vous  des- 
plaise.  » 


CHAPITRE  VII 

Comment  Pamirge  avoit  la  pusse  en  Vaureille,  et  dé- 
sista porter  sa  magnificque  braguette. 

u  lendemain,  Panurge  se  feit  perser 
l'oreille  dextre  à  la  judaïque,  ety  ata- 
cha  un  petit  anneau  d'or  à  ouvraige 
;de  tauchie,  on  caston  duquel  estoit 
une  pusse  enchâssée  ;  et  estoit  la  pusse  noire,  affîn 
que  de  rien  ne  doublez  (c'est  belle  chose,,  estre  en 
tous  cas  bien  informé),  la  despence  de  laquelle,  ra- 
portée  à  son  bureau,  ne  montoit  par  quartier  gue- 
res  plus  que  le  mariage  d'une  tigresse  hircanicque, 
comme  vous  pourriez  dire  600,000  malvedis.  De 
tant  excessive  despense  se  fascha  lors  qu'il  feut 
quitte,  et  depuis  la  nourrit  en  la  façon  des  tyrans 
et  advocatz,  de  la  sueur  et  du  sang  de  ses  sub- 
jectz. 

«  Print  quatre  aulnes  de  bureau,  s'en  acoustra 
comme  d'une  robbe  longue  à  simple  cousture,  dé- 
sista porter  le  hault  de  ses  chausses,  et  attacha  des 
lunettes  à  son  bonnet.  En  tel  estât  se  présenta  da- 


PANTAGRUEL 


49 


vant  Pantagruel,  lequel  trouva  le  desguisement  es- 
trange,  mesmement  ne  voyant  plus  sa  belle  et  ma- 
gnificque  braguette,  en  laquelle  il  souloit  comme 
en  l'ancre  sacre  constituer  son  dernier  refuge  contre 
tous  naufraiges  d'adversité.  N'entendant  le  bon 
Pantagruel  ce  mystère,  le  interrogea,  demandant 
que  pretendoit  ceste  nouvelle  prosopopée. 

«  J'ai,  respondit  Panurge,  la  pusse  en  Taureille  : 
je  me  veulx  marier.  —  En  bonne  heure  soit,  dist 
Pantagruel,  vous  m'en  avez  bien  resjouy.  Vraye- 
ment,  je  n'en  vouldrois  pas  tenir  un  fer  chauld . 
Mais  ce  n'est  la  guise  des  amoureux  ainsi  avoir 
bragues  avalades  et  laisser  pendre  sa  chemise  sur 
les  genoilx  sans  hault  de  chausses,  avecques  robbe 
longue  de  bureau,  qui  est  couleur  inusitée  en  rob- 
bes  talares  entre  gens  de  bien  et  de  vertus.  Si 
quelques  personaiges  de  haeresies  et  sectes  parti- 
culiaires  s'en  sont  autres  fois  acoutrez,  quoy  que 
plusieurs  l'ayent  imputé  à  piperie,  imposture  et  af- 
fectation de  tyrannie  sus  le  rude  populaire,  je  ne 
veulx  pourtant  les  blâmer,  et  en  cela  faire  d'eulx 
jugement  sinistre.  Chascun  abonde  en  son  sens, 
mesmement  en  choses  foraines,  externes  et  in- 
différentes, lesquelles  de  soy  ne  sont  bonnes  ne 
maulvaises,  pource  qu'elles  ne  sortent  de  nos  cœurs 
et  pensées,  qui  est  l'officine  de  tout  bien  et  tout 
mal;  bien,  si  bonne  est,  et  par  le  esprit  munde  rei- 
glée  l'affection;  mal,  si  hors  asquité  par  l'esprit 
maling  est  l'affection  dépravée.  Seulement  me 
Rabelais.  III.  7 


5o  LIVRE    III,    CHAPITRE    VII 

deplaist    la   nouveaulté  ,   et    mespris   du    commun 
usaige. 

—  La  couleur,  respondit  Panurge,  est  aspre  aux 
potz,  à  propos  :  c'est  mon  bureau;  je  le  veulx  do- 
rénavant tenir  et  de  prés  reguarder  à  mes  affaires. 
Pays  qu'une  foys  je  suis  quitte,  vous  ne  veistes 
oncques  homme  plus  mal  plaisant  que  je  seray,  si 
Dieu  ne  me  ayde.  Voiez  cy  mes  bezicles  :  à  me 
veoir  de  loing,  vous  diriez  proprement  que  c'est 
frère  Jan  Bourgeoys.  Je  croy  bien  que,  l'année  qui 
vient,  je  prescheray  encores  une  foys  la  croisade. 
Dieu  guard  de  mal  les  pelotons.  Voiez  vous  ce 
bureau  ?  Croiez  qu'en  luy  consiste  quelque  occulte 
propriété  à  peu  de  gens  congneue.  Je  ne  l'ay 
prins  qu'à  ce  matin,  mais  desjà  j'endesve,  je  de- 
guene,  je  grezille  d'estre  marié  et  labourer  en  dia- 
ble bur  dessus  ma  femme,  sans  craincte  des  coups 
de  baston.  O  le  grand  mesnaiger  que  [je  seray! 
Après  ma  mort,  on  me  fera  brusler  en  bust  hono- 
rificque^  pour  en  avoir  les  cendres,  en  mémoire  et 
exemplaire  du  mesnaiger  pcrfaict.  Corbieu  !  sus 
cestuy  mien  bureau  ne  se  joue  pas  mon  argentier 
d'allonger  les  ss,  car  coups  de  poing  troteroient  en 
face.  Voyez  moy  davant  et  darriere  :  c'est  la  forme 
d'une  toge,  antique  habillement  des  Romains  on 
temps  de  paix.  J'en  ay  prins  la  forme  en  la  co- 
lumne  de  Trajan  à  Rome,  en  l'arc  triumphal 
aussi  de  Septimius  Severus.  Je  suis  las  de  guerre, 
las    de    sages    et    hocquetons;    j'ay    les    espaulcs 


PANTAGRUEL  5l 

toutes  usées  à  force  de  porter  harnois.  Cessent 
les  armes,  reignent  les  toges,  au  moins  pour  toute 
ceste  subséquente  année,  si  je  suis  marié,  comme 
vous  me  allegastez  hier  par  la  loy  mosaïque. 

«  Au  reguard  du  hault  de  chausses,  ma  grande 
tante  Laurence  jadis  me  disoit  qu'il  estoit  faict 
pour  la  braguette.  Je  le  croy,  en  pareille  induction 
que  le  gentil  falot  Galen,  lib.  <^,  De  Vusage  de  nos 
membres^  dict  la  teste  estre  faicte  pour  les  yeulx, 
car  nature  eust  peu  mettre  nos  testes  aux  genoulx 
ou  aux  coubtes;  mais  ordonnant  les  yeulx  pour  des- 
couvrir au  loing,  les  fixa  en  la  teste  comme  en  un 
baston  au  plus  hault  du  corps,  comme  nous  voyons 
les  phares  et  haultes  tours  sus  les  havres  de  mer 
estre  érigées,  pour  de  loing  estre  veue  la  lanterne. 

«  Et,  pource  que  je  vouldrois  quelque  espace 
de  temps,  un  an  pour  le  moins,  respirer  de  l'art 
militaire,  c'est  à  dire  me  marier,  je  ne  porte  plus 
braguette,  ne  par  conséquent  hault  de  chausses, 
car  la  braguette  est  première  pièce  de  harnoys  pour 
armer  l'homme  de  guerre;  et  maintiens  jusques  au 
feu,  exclusivement  entendez,  que  les  Turcs  ne  sont 
aptement  armez,  veu  que  braguettes  porter  est 
chose  en  leurs  loix  défendue.  » 


52  LIVRE    III,    CHAPITRE    VIII 


CHAPITRE  VIII 

Comment  la  braguette  est  première  pièce  de  harnois 
entre  gens  de  guerre. 

ouLEz-vous,  dist  Pantagruel,  mainte- 
nir que  la  braguette  est  pièce  pre- 
mière de  harnois  militaire  ?  C'est  doc- 
trine moult  paradoxe  et  nouvelle,  car 
nous  disons  que  par  esprons  on  commence  sov 
armer. 

—  Je  le  maintiens,  respondit  Panurge,  et  non  à 
tord  je  le  maintiens.  Voyez  comment  Nature,  vou- 
lant les  plantes,  arbres,  arbrisseaulx ,  herbes  et 
zoophytes,  une]  fois  par  elle  créez,  perpétuer  et 
durer  en  toute  succession  de  temps,  sans  jamais 
dépérir  les  espèces,  encores  que  les  individuz  pé- 
rissent, curieusement  arma  leurs  germes  et  semen- 
ces, es  quelles  consiste  icelle  perpétuité,  et  les  a 
muniz  et  couvers,  par  admirable  industrie,  de  gous- 
ses, vagines,  testz,  noyaulx,  calicules,  coques,  es- 
piz,  pappes,  escorces,  échines  poignans,  qui  leurs 
sont  comme  belles  et  fortes  braguettes  naturelles. 
L'exemple  y  est  manifeste  en  poix,  febves,  faseolz, 
noix,  alberges,  cotton,  colocynthes,  bledz,  pavot, 
citrons,  chastaignes,  toutes  plantes  généralement, 
es  quelles  voyons  apcrtement  le  germe  et    la  se- 


PANTAGRUEL  53 

mence  plus  estre  couverte,  munie  et  armée  qu'au- 
tre partie  d'icelles. 

«  Ainsi  ne  pourveut  Nature  à  la  perpétuité  de 
l'humain  genre,  ains  créa  l'home  nud,  tendre,  fra- 
gile, sans  armes  ne  offensives  ne  défensives,  en 
estât  d'innocence  et  premier  aage  d'or,  comme 
animant,  non  plante  :  comme  animant,  diz-je,  né 
à  paix,  non  à  guerre,  animant  né  à  jouissance  miri- 
fîcque  de  tous  fruictz  et  plantes  vegetables,  ani- 
mant né  à  domination  pacifîcque  sus  toutes  bestes. 
Advenent  la  multiplication  de  malice  entre  les  hu- 
mains en  succession  de  l'aage  de  fer  et  règne  de 
Juppiter,  la  terre  commença  à  produire  orties,  char- 
dons, espines,  et  telle  aultre  manière  de  rébellion 
contre  l'home  entre  les  vegetables.  D'autre  part, 
presque  tous  animaulx,  par  fatale  disposition,  se 
émancipèrent  de  luy,  et  ensemble  tacitement  cons- 
pirèrent plus  ne  le  servir,  plus  ne  luy  obéir,  en 
tant  que  résister  pourroient,  mais  luy  nuire  scelon 
leur  faculté  et  puissance.  L'home  adoncques,  vou- 
lent  sa  première  jouissance  maintenir  et  sa  pre- 
mière domination  continuer,  non  aussi  povant  soy 
commodément  passer  du  service  de  plusieurs  ani- 
maulx, eut  nécessité  soy  armer  de  nouveau. 

—  Par  la  dive  Oye  Guenet!  s'escria  Pantagruel, 
depuys  les  dernières  pluyes  tu  es  devenu  grand  ii- 
frelofre,  voyre,  diz-je,  philosophe. 

—  Considérez,  dist  Panurge,  comment  Nature 
l'inspira  soy  armer,  et  quelle  partie  de  son  corps  il 


34  LIVRE    m,    CHAPITRE    VIII 

commencza  premier  armer.  Ce  feut,  par  la    vertus 
Dieu,  la  couille 

Et  le  bon  messer  Priapus, 
Quand  eut  faict,  ne  la  pria  plus. 

«  Ainsi  nous  le  tesmoigne  le  capitaine  et  philo- 
sophe Hebrieu  Moses,  affermant  qu'il  se  arma 
d'une  brave  et  gualante  braguette,  faicte  par  moult 
belle  invention  de  feueilles  de  figuier,  lesquelles 
sont  naïfves  et  du  tout  commodes  en  dureté,  in- 
cisure,  frizure,  polissure,  grandeur,  couleur,  odeur, 
vertus  et  faculté  pour  couvrir  et  armer  couilles. 

«  Exceptez  moy  les  horrificques  couilles  de 
Lorraine,  lesquelles  à  bride  avalée  descendent  au 
fond  des  chausses,  abhorrent  le  mannoir  des  bra- 
guettes haultaines,  et  sont  hors  toute  méthode; 
tesmoing  Viardiere,  le  noble  valentin,  lequel,  un 
premier  jour  de  may,  pour  plus  guorgias  estre ,  je 
trouvay  à  Nancy,  descrotant  ses  couilles  extendues 
sur  une  table  comme  une  cappe  à  l'espaignole. 

«  Doncques  ne  fauldra  dorénavant  dire,  qui  ne 
vouldra  improprement  parler,  quand  on  envoyra  le 
franc  taulpin  en  guerre  : 

Saulve  Tevot  le  pot  au  vin, 
c'est  le  cruon.  Il  faut  dire  : 

Saulve  Tevot  le  pot  au  laict, 

ce  sont  les  couilles,  de  par  tous  les  diables  d'enfer. 
La  teste  perdue,   ne  perist  que   la   personne  :  les 


PANTAGRUEL  5î> 

couilles  perdues,   periroit   toute  humaine   nature. 
C'est  ce  que  meut  le  gualant  Cl.  Galon,  lib.  i,  De 
spermate,  à  bravement  conclure  que  mieulx,  c'est  à 
dire   moindre   mal  seroit  poinct   de  cœur  n'avoir 
que  poinct  n'avoir  de  genitoires.  Car  là  consiste, 
comme  en  un  sacré  repositoire,  le  germe  conserva- 
tif  de  l'humain  lignage.  Et  croieroys  pour  moins  de 
cent  francs  que  ce  sont  les  propres  pierres  moye- 
nans  les  quelles  Deucalion  et  Pyrrha  restituèrent  le 
genre  humain,  aboly  par  le  déluge  poétique.  C'est  ce 
qui  meut  le  vaillant  Justinian,  lib.  4^  De  cagotis  tollcn- 
dis,  à  mettre  summum  h oniim  in  braguibusetbraguetis. 
«   Pour  ceste   et  aultres  causes,   le  seigneur  de 
Merville,  essayant  quelque  jour  un  harnoys  neuf, 
pour  suyvre  son  Roy  en  guerre,  car  du  sien  anti- 
que et  à  demy  rouillé  plus  bien  servir  ne  se  povoit, 
à  cause  que  depuys  certaines  années  la  peau  de  son 
ventre  s'estoit  beaucoup  esloignée   des  roignons , 
sa  femme  consydera,   en  esprit  contemplatif,   que 
peu  de  soing  avoit  du  pacquet  et  baston  commun 
de  leur  mariage,  veu  qu'il  ne  l'armoit  que  de  mail- 
les,  et  feut  d'advis  qu'il  le  munist  très  bien  et  ga- 
bionnast  d'ung  gros  armet  de  joustes,  lequel  estoit 
en  son  cabinet  inutile. 

«  D'icelle  sont  escriptz  ces  vers  on  tiers  livre  du 
Chiabrena  des  pucelles  : 

Celle  qui  veid  son  mary  tout  armé. 
Fors  la  braguette,  aller  à  l'escarmouche. 


56  LIVRE     III,     CHAPITRE    VIII 

Luy  dist  :   «  Amy,  de  paour  qu'on  ne  vous  touche. 

Armez  cela,  qui  est  le  plus  aymé.   » 

Quoy?  tel  conseil  doibt-il  estre  blasmé? 

Je  diz  que  non  :  car  sa  paour  la  plus  grande 

De  perdre  estoit,  le  voyant  animé, 

Le  bon  morceau  dont  elle  estoit  friande. 

<    Désistez  doncques  vous  esbahir  de  ce  nouveau 
mien  acoustrement.   » 


CHAPITRE   IX 

Comment   Panurge   se   conseille   à  Pantagruel  pour 
sçavoir  s'il  se  doibt  marier. 

ANTAGRUEL  rien  ne  replicquant,  conti- 
y -ç  nua  Panurge,  et  dist  avecques  un  pro- 
IH  I  fond  soupir  :  «  Seigneur,  vous  avez 
_M  ma  délibération  entendue,  qui  est  me 
marier,  si  de  mal  encontre  n'estoient  tous  les  trous 
fermez,  clous  et  bouclez.  Je  vous  supply,  par  l'a- 
mour que  si  long  temps  m'avez  porté,  dictez  m'en 
vostre  advis.  —  Puis,  respondit  Pantagruel,  qu'une 
foys  en  avez  jecté  le  dez,  et  ainsi  l'avez  décrété  et 
prins  en  ferme  délibération,  plus  parler  n'en  fault  : 
reste  seullement  la  mettre  à  exécution. 

—  Voyre  mais,  dist  Panurge,  je  ne  la  voul- 
drois  exécuter  sans  votre  conseil  et  bon  advis.  — 
J'en  suis,  respondit  Pantagruel,  d'advis  et  vous  le 
conseille.  —  Mais,  dist  Panurge,  si  vous  congnois- 


PANTAGRUEL  Sy 

siez  que  mon  meilleur  feust  tel  que  je  suys  demeu- 
rer, sans  entreprendre  cas  de  nouvelleté,  j'ayme- 
rois  mieulx  ne  me  marier  poinct.  —  Poinct 
doncques  ne  vous  mariez,  respondit  Pantagruel.  — 
Voyre  mais,  dist  Panurge,  vouldriez  vous  qu'ainsi 
seulet  je  demeurasse  toute  ma  vie  sans  compaignie 
conjugale?  Vous  sçavez  qu'il  est  escript  :  Veh  soli. 
L'homme  seul  n'a  jamais  tel  soûlas  qu'on  veoyd 
entre  gens  mariez.  —  Mariez  vous  doncq,  de  par 
Dieu,  respondit  Pantagruel. 

—  Mais  si,  dist  Panurge,  ma  femme  me  faisoit 
coqu,  comme  vous  sçavez  qu'il  en  est  grande  année, 
ce  seroit  assez  pour  me  faire  trespasser  hors  les 
gonds  de  patience.  J'aime  bien  les  coquz,  et  me 
semblent  gens  de  bien,  et  les  hante  voluntiers  ; 
mais,  pour  mourir,  je  ne  le  vouldroys  estre.  C'est 
un  poinct  qui  trop  me  poingt.  —  Poinct  doncques 
ne  vous  mariez,  respondit  Pantagruel,  car  la  sen- 
tence de  Senecque  est  véritable  hors  toute  excep- 
tion :  Ce  qu'à  aultruy  tu  auras  faict,  soys  certain 
qu'aultruy  te  fera.  —  Dictez  vous,  demanda  Pa- 
nurge, cela  sans  exception?  —  Sans  exception  il  le 
dict,  respondit  Pantagruel.  —  Ho  ho  !  dist  Pa- 
nurge, de  par  le  petit  diable,  il  entend  en  ce 
monde  ou  en  l'aultre. 

«  Voyre  mais,  puis  que  de  femme  ne  me  peuz 
passer  en  plus  qu'un  aveugle  de  baston,  car  il  fault 
que  le  virolet  trote,  aultrement  vivre  ne  sçauroys, 
n'est  ce  le  mieulx  que  je  me  associe  quelque  hon- 


58  LIVRE    III,    CHAPITRE    IX 

neste  et  preude  femme  qu'ainsi  changer  de  jour 
en  jour  avecques  continuel  dangier  de  quelque 
coup  de  baston,  ou  de  la  verolle  pour  le  pire?  Car 
femme  de  bien  oncques  ne  me  feut  rien,  et  n'en 
desplaise  à  leurs  mariz.  —  Mariez  vous  doncq,  de 
par  Dieu,  respondit  Pantagruel. 

—  Mais  si,  dist  Panurge,  Dieu  le  vouloit,  et 
advint  que  j'esposasse  quelque  femme  de  bien,  et 
elle  me  batist,  je  seroys  plus  que  tiercelet  de  Job 
si  je  n'enrageois  tout  vif,  car  l'on  m'a  dict  que  ces 
tant  femmes  de  bien  ont  communément  maulvaise 
teste,  aussi  ont  elles  bon  vinaigre  en  leur  mesnaige. 
Je  l'auroys  encores  pire,  et  luy  battroys  tant  et 
trestant  sa  petite  oye,  ce  sont  braz,  jambes,  teste, 
poulmon,  foye  et  râtelle,  tant  luy  deschicqueterois 
ses  habillemens  à  bastons  rompuz,  que  le  grand 
Diole  en  attendroit  l'ame  damnée  à  la  porte.  De 
ces  tabus  je  me  passerois  bien  pour  ceste  année,  et 
content  serois  n'y  entrer  poinct.  —  Point  doncques 
ne  vous  mariez,  respondit  Pantagruel. 

—  Voire  mais,  dist  Panurge,  estant  en  estât  tel 
que  je  suis,  quitte,  et  non  marié;  notez  que  je  diz 
quitte  en  la  maie  heure,  car,  estant  bien  fort  en- 
debté,  mes  créditeurs  ne  seroient  que  trop  soin- 
gneux  de  ma  paternité;  mais  quitte,  et  non  marié, 
je  n'ay  personne  qui  tant  de  moy  se  souciast  et 
amour  tel  me  portast  qu'on  dit  estre  amour  con- 
jugal, et,  si  par  cas  tombois  en  maladie,  traicté  ne 
serois  qu'au  rebours.   Le  saige  dict  :   Là  ou  n'est 


PANTAGRUEL  59 

femme,  j'entends  merefamiles,  et  en  mariage  légi- 
time, le  malade  est  en  grand  estrif.  J'en  ay  veu  claire 
expérience  en  papes,  legatz,  cardinaulx,  evesques, 
abbez,  prieurs,  presbtres  et  moines.  Or  là  jamais 
ne  m'auriez.  —  Mariez-vous  doncq,  de  par  Dieu, 
respondit  Pantagruel. 

—  Mais  si,  dist  Panurge,  estant  malade  et  im- 
potent au  debvoir  de  mariage,  ma  femme,  impa- 
tiente de  ma  langueur,  à  aultruy  se  abandonnoit,  et 
non  seulement  ne  me  secourust  au  besoing,  mais 
aussi  se  mocquast  de  ma  calamité,  et,  que  pis  est, 
me  desrobast,  comme  j'ay  veu  souvent  advenir,  ce 
seroit  pour  m'achever  de  paindre,  et  courir  les 
champs  en  pourpoinct.  —  Poinct  doncques  ne  vous 
mariez,  respondit  Pantagruel. 

—  Voire  mais,  dist  Panurge,  je  n'aurois  jamais 
aultrement  filz  ne  filles  légitimes,  es  quelz  j'eusse 
espoir  mon  nom  et  armes  perpétuer,  es  quelz  je 
puisse  laisser  mes  heritaiges  et  acquestz,  j'en  feray 
de  beaulx  un  de  ces  matins,  n'en  doubtez,  et  d'a- 
bondant seray  grand  retireur  de  rantes,  avecques 
les  quelz  je  me  puisse  esbauldir,  quand  d'ailleurs 
serois  meshaigné,  comme  je  voys  journellement 
vostre  tant  bening  et  débonnaire  père  faire  avecques 
vous,  et  font  tous  gens  de  bien  en  leur  serrail  et 
privé.  Car,  quitte  estant,  marié  non  estant,  estant 
par  accident  fasché,  en  lieu  de  me  consoler,  advis 
m'est  que  de  mon  mal  riez.  —  Mariez  voui  doncq, 
de  par  Dieu,  respondit  Pantagruel. 


6o 


LIVRE    III.    CHAPITRE    X 


CHAPITRE  X 


Comment  Pantagruel  remonstre  à  Panurge  difficile 
chose  estre  le  conseil  de  mariage,  et  des  sors  Ho- 
mériques et  Virgilianes. 


OSTRE  conseil,  dist  Panurge,  soubs 
correction,  semble  à  la  chanson  de 
Ricochet.  Ce  ne  sont  que  sarcasmes, 
mocqueries  et  redictes  contradictoires. 
Les  unes  destruisent  les  aultres.  Je  ne  sçay  es  quelles 
me  tenir.  —  Aussi,  respondit  Pantagruel,  en  vos 
propositions  tant  y  a  de  Si  et  de  Mais  que  je  n'y 
sçaurois  rien  fonder  ne  rien  resouldre.  N'estez  vous 
asceuré  de  vostre  vouloir?  Le  poinct  principal  y 
gist,  tout  le  reste  est  fortuit  et  dépendent  des  fa- 
tales dispositions  du  Ciel.  Nous  voyons  nombre  de 
gens  tant  heureux  à  ceste  rencontre  qu'en  leur  ma- 
riage semble  reluire  quelque  idée  et  reprcesentation 
des  joyes  de  paradis.  Aultres  y  sont  tant  malheu- 
reux que  les  diables  qui  tentent  les  hermites  par 
les  déserts  de  Thebaïde  et  Monsserrat  ne  le  sont 
dadventaige.  Il  se  y  convient  mettre  à  l'adventure, 
les  yeulx  bandez,  baissant  la  teste,  baisant  la  terre, 
et  se  recommandant  à  Dieu  au  demourant,  puis- 
qu'une foys  l'on  se  y  veult  mettre.  Aultre  asceu- 
rance  ne  vous  en  sçauroys-je  donner. 

«  Or  voyez  cy  que  vous  ferez,  si  bon  vous  sem- 
ble. Apportez  moy  les  Œuvres  de  Virgile,  et,  par 


PANTAGRUEL  6l 

troys  foys  avecques  l'ongle  les  ouvrans,  explorerons, 
par  les  vers  du  nombre  entre  nous  convenu,  le  sort 
futur  de  votre  mariage.  Car,  comme  par  sors  Ho- 
mericques  souvent  on  a  rencontré  sa  destinée,  tes- 
moing  Socrates,  lequel,  oyant  en  prison  reciter  ce 
mètre  de  Homère,  dict  de  Achiles,  9.  Iliad.  : 

Je  parviendray,  sans  faire  long  séjour, 
En  Phthie,  belle  et  fertile,  au  tiers  jour, 

praeveid  qu'il  mourroit  le  tiers  subséquent  jour,  et 
le  asceura  à  iEschines,  comme  escrivent  Plato  in 
Critone,  Ciceron  primo  De  Divinafione,  et  Diogenes 
Laertius  : 

«  Tesmoing  Opilius  Macrinius,  auquel,  convoi- 
tant sçavoir  s'il  seroit  empereur  de  Rome,  advint  en 
sort  ceste  sentence,  8.  Iliad.  : 

'D  yépov,  '/j  aàya  or^  ie  vioi  xeipouort  [j.'xyr^z'xi . 

O  home  vieulx,  les  soubdars  désormais, 
Jeunes  et  forts,  te  lassent,  certes;  mais 
Ta  vigueur  est  résolue,  et  vieillesse 
Dure  et  moleste  accourt,  et  trop  te  presse. 

«  De  faict  il  estoit  ja  vieulx,  et  ayant  obtenu 
l'empire  seulement  un  an  et  deux  mois,  feut  par 
Heliogabalus,  jeune  et  puissant,  dépossédé  et  occis. 

«  Tesmoing  Brutus,  lequel,  voulant  explorer  le 
sort  de  la  bataille  Pharsalicque,  en  laquelle  il  feut 


b2  LIVRE    III,    CHAPITRE    X 

occis,  rencontra  ce  vers  dictde  Patroclus, ///ac/.  i6: 

'AÀÀa  ijt,£  MoTp'  6ao"/],  xai  Ar^rouç  sxTavev  uioç... 

Par  mal  engrouin  de  la  Parce  félonne 
Je  feuz  occis,  et  du  fils  de  Latonne... 

c'est  Apollo,   qui  feut  pour  mot  du  guet   le   jour 
d'icelle  bataille. 

<(  Aussi  par  sors  Virgilianes  ont  esté  congneues 
anciennement  et  preveues  choses  insignes,  et  cas 
de  grande  importance,  voire  jusques  à  obtenir 
l'empire  romain,  comme  advint  à  Alexandre  Severe, 
qui  rencontra  en  ceste  manière  de  sort  ce  vers 
escript,  A^neid.  6  : 

Tu  regere  imperio  populos.  Romane,  mémento... 

Romain  enfant,  quand  viendras  à  l'Empire, 
Regiz  le  monde  en  sorte  qu'il  n'empire. 

«  Puys  feut,  après  certaines  années,  realement 
et  de  faict  créé  empereur  de  Rome. 

«  En  Adrian,  empereur  romain,  lequel,  estant  en 
doubte  et  poine  de  sçavoir  quelle  opinion  de  luy  avoit 
Trajan,  et  quelle  affection  il  luy  portoit,  print  advis 
par  sors  Virgilianes,  et  rencontra  ces  vers,  Encid.  6  : 

Quis  procul,  ille  autem  ramis  insignis  olivse 
Sacra  ferens?  Nosco  crines,  incanaque  menta 
Régis  romani... 

Qui  est  cestuy  qui  là  loing  en  sa  main 
Porte  rameaulx  d'olive  illustrement  ? 
A  son  gris  poil  et  sacre  accoustrement, 
Je  recongnois  l'antique  roy  rommain... 


PANTAGRUEL  63 

'(  Puys  feut  adopté  de  Trajan,  et  luy  succéda  à 
l'empire. 

«  En  Claude,  second  empereur  de  Rome,  bien 
loué,  auquel  advintpar  sort  ce  vers  escript  6  JEneid.  : 

Tertia  dum  Latio  regnantem  vider it  xstas... 

Lors  que  t'aura  régnant  manifesté 

En  Rome  et  veu  tel  le  troiziesme  aesté... 

«  De  faict,  il  ne  régna  que  deux  ans.  A  icelluy 
mesmes,  s'enquerant  de  son  frère  Quintel,  lequel 
il  vouloit  prendre  au  gouvernement  de  l'Empire, 
advint  ce  vers  6  ^neid.  • 

Ostendent  terris  hune  tantum  Fata... 

Les  Destins  seulement  le  montreront  es  terres... 

Laquelle  chose  advint,  car  il  feut  occis  dix  et 
sept  jours  après  qu'il  eut  le  maniment  de  l'empire. 
Ce  mesmes  sort  escheut  à  l'empereur  Gordian  le 
jeune. 

«  A  Clode  Albin,  soucieux  d'entendre  sa  bonne 
adventure,  advint  ce  qu'est  escript  jEneid.  6  : 

Hic  rem  romanam,  magno  turbante  tumultu, 
Sistet  eques,  etc.. 

Ce  chevallier,  grand  tumulte  advenent, 

L'Estat  romain  sera  entretenent  ; 

Des  Cartagiens  victoires  aura  belles, 

Et  des  Gaullois,  s'ilz  se  montrent  rebelles... 

«  En  D.  Claude  empereur,  prédécesseur  de  Au- 
relian,  auquel,  se  guementant  de  sa  postérité, 
advint  ce  vers  en  sort,  Mneid.  i  : 


64  LIVRE    111,    CHAPITRE    X 

His  ego  nec  metas  rerum,  ntc  tempora  pono... 

Longue  durée  à  ceulx  cy  je  prétends. 

Et  à  leurs  biens  ne  mets  borne  ne  temps... 

«  Aussi  eut-il  successeurs  en  longues  généalogies  ; 

<-.  En    M.    Pierre  Amy^  cjuand   il    explora  pour 
sçavoir  s'il  eschapperoit  de  l'embusche  des  Farfa 
detz,  el  rencontra  ce  vers,  A^neid.  3  : 

Heu  !  fuge  crudeles  terras,  fuge  littus  avarum... 

Laisse  soubdain  ces  nations  barbares, 
Laisse  soubdain  ces  rivages  avares... 

«  Puys  eschappa  de  leurs  mains  sain  et  saulve. 

'(  Mille  aultres,  desquelz  trop  prolix  seroit  narrer 
les  adventures  advenues  scelon  la  sentence  du  vers 
par  tel  sort  rencontré.  Je  ne  veulx  toutesfoys  in- 
férer que  ce  sort  universellement  soit  infaillible, 
afïin  que  ne  y  soyez  abusé.  )> 

CHAPITRE   XI 

Comment  Pantagruel  remonstre  le  sort  des  dez 
estrc  illicite. 

^E  seroit,  dist  Panurge,  plus  toust  faict 
et  expédié  à  troysbeaulxdez.  —  Non, 
respondit  Pantagruel;  ce  sort  est  abu- 

^,  ^  .  _ sif,  illicite  et  grandement  scandaleux. 

Jamais  ne  vous  y  fiez.  Le  mauldict  livre  du  Passe 
temps  des  dez  feut,  longtemps  a,  inventé  par  le  Ca- 


PANTAGRUEL  65 

lumniateurEnnemy  en  Achaïe  présBoure,  etdavant 
la  statue  de  Hercules  Bouraïque  y  faisoit  jadis,  de 
praesent  en  plusieurs  lieux  faict,  maintes  simples 
âmes  errer,  et  en  ses  lacz  tomber.  Vous  sçavez 
comment  Gargantua,  mon  père,  par  tous  sesroyaul- 
mes  l'a  défendu,  bruslé  avecques  les  moules  et  pro- 
traictz,  et  du  tout  exterminé,  supprimé  et  aboly, 
comme  peste  tresdangereuse.  Ce  que  des  dez  je 
vous  ay  dict,  je  diz  semblablement  des  taies  :  c'est 
sort  de  pareil  abus.  Et  ne  m'alléguez  au  contraire 
le  fortuné  ject  des  taies  que  feit  Tibère  dedans  la 
fontaine  de  Apone  à  l'oracle  de  Gerion  :  ce  sont 
hamessons  par  les  quelz  le  Calumniateur  tire  les 
simples  âmes  à  perdition  éternelle. 

((  Pour  toutesfoys  vous  satisfaire,  bien  suys  d'avis 
que  jectez  troys  dez  sus  ceste  table.  Au  nombre 
des  poinctz  advenens  nous  prendrons  les  vers  du 
feuillet  que  aurez  ouvert.  Avez-vous  icy  dez  en 
bourse?  —  Pleine  gibessiere,  respondit  Panurge. 
C'est  le  verd  du  diable,  comme  expose  Merl. 
Coccaius,  libro  secundo  De  Patria  diabolonim.  Le 
diable  me  prendroit  sans  verd,  s'il  me  rencontroit 
sans  dez.   » 

Les  dez  feurent  tirez  et  jectez,  et  tombèrent  es 
poinctz  de  cinq,  six,  cinq.  «Ce  sont,  dist  Panurge, 
seze.  Prenons  les  vers  seziemes  du  feuillet.  Le  nom- 
bre me  plaist,  et  croy  que  nos  rencontres  seront 
heureuses.  Je  me  donne  à  travers  tous  les  diables, 
comme  un  coup  de  boulle  à  travers  ung  jeu  de 
Rabelais.  IH,  o 


66  LIVRE    III,    CHAPITRE    XI 

quilles,  ou  comme  un  coup  de  canon  à  travers  un 
bataillon  de  gens  de  pied,  guare  diables  qui  voul- 
dra  en  cas  que  aultant  de  foys  je  ne  belute  ma 
femme  future  la  première  nuict  de  mes  nopces. 

—  Je  ne  en  fays  doubte,  repondit  Pantagruel;  ja 
besoing  n'estoit  en  faire  si  horrifîcque  dévotion.  La 
première  foys  sera  une  faulte,  et  vauldra  quinze  : 
au  desjucher  vous  l'amenderez  :  par  ce  moyen  se- 
ront seze.  —  Et  ainsi,  dist  Panurge,  l'entendez? 
Oncques  ne  feut  faict  solœcisme  par  le  vaillant 
champion  qui  pour  moy  faict  sentinelle  au  bas 
ventre.  Me  avez  vous  trouvé  en  la  confrairie  des 
faultiers?  Jamais,  jamais,  au  grand  fin  jamais.  Je  le 
fays  en  père,  et  en  beat  père,  sans  faulte.  J'en  de- 
mande aux  joueurs.  » 

Cesparolles  achevées,  feurentaportez  les  œuvres 
de  Virgile.  Avant  les  ouvrir,  Panurge  dist  à  Panta- 
gruel :  ((  Le  cœur  me  bat  dedans  le  corps  comme 
une  mitaine;  touchez  un  peu  mon  pouls  en  ceste 
artère  du  braz  guausche.  A  sa  fréquence  et  éléva- 
tion vous  diriez  qu'on  me  pelaude  en  tentative  de 
Sorbone.  Seriez-vous  poinct  d'avis,  avant  procéder 
oultre,  que  invocquions  Hercules  et  les  déesses 
Tenites,  les  quelles  on  dict  prcesider  en  la  cham- 
bre des  Sorts?  —  Ne  l'un,  respondit  Pantagruel,  ne 
les  aultrcs.  Ouvrez  seulement  avec  l'ongle.  » 


PANTAGRUEL  67 


CHAPITRE  XII 

Comment  Pantagruel   explore  par    sors    Virgilianes 
quel  sera  le  mariage  de  Panurge. 

DONCQUES,  ouvrant    Panurge  le  livre, 
rencontra  on  ranc  sezieme  ce  vers  : 

Nec  Deus  hune  mmsa,   Dea  nec  dignata   cu- 
bili  est; 

Digne  ne  feut  d'estre  en  table  du  dieu, 
Et  n'eut  on  lict  de  la  déesse  lieu. 

((  Cestuy,  dist  Pantagruel,  n'est  à  vostre  adven- 
taige.  Il  dénote  que  vostre  femme  sera  ribaulde, 
vouscoqu  par  conséquent.  La  déesse  que  vous  n'au- 
rez favorable  est  Minerve,  vierge  très  redoublée, 
déesse  puissante,  fouldroiante,  ennemie  des  coquz, 
des  muguetz,  des  adultères,  ennemie  des  femmes 
iubricques,  non  tenentes  la  foy  promise  à  leurs  ma- 
riz,  et  à  aultruy  soy  abandonnantes.  Le  dieu  est 
Juppiter  tonnant  et  fouldroyant  des  cieulx. 

«  Et  noterez  par  la  doctrine  des  anciens  Ethrus- 
ques  que  les  manubies,  ainsi  appelloient  ilz  lesjectz 
des  fouldres  vulcaniques,  compétent  à  elle  seule- 
ment :  exemple  de  ce  feut  donné  en  la  conflagration 
des  navires  de  Ajax  Oileus,  et  à  Juppiter,  son  père 
capital.  A  aultres  dieux  Olympicques  n'est  licite 
fouldroier;  pourtant  ne  sont  ilz  tant  redoubtez  des 
humains.  Plus  vous  diray,   et  le  prendrez  comme 


68  LIVRE    III,    CHAPITRE    XII 

extiaict  de  haute  mythologie.  Quand  les  geantz 
entreprindrent  guerre  contre  les  dieux,  les  dieux  au 
commencement  se  mocquerent  de  telz  ennemis,  et 
disoient  qu'il  n'y  en  avoit  pas  pour  leurs  pages. 
Mais,  quand  ilz  veirent  par  le  labeur  des  geantz  le 
monsPelion  posé  dessus  le  monsOsse,  et  jaesbranlé 
le  mons  Olympe  pour  estre  mis  au  dessus  des  deux, 
feurent  tous  effrayez. 

«  Adoncques  tint  Juppiter  chapitre  gênerai.  Là 
feut  conclud  de  tous  les  dieux  qu'ilz  se  mettroient 
vertueusement  en  deffence;  et,  pource  qu'ilz 
avoient  plusieurs  foys  veu  les  batailles  perdues  par 
l'empeschement  des  femmes  qui  estoient  parmy  les 
armées,  feut  décrété  que  pour  l'heure  on  chasse- 
roit  des  cieulx  en  ^Egypte  et  vers  les  confins  du 
Nil  toute  ceste  vessaille  des  déesses,  desguisées  en 
beletes,  fouines,  ratepenades,  museraigneset  aultres 
métamorphoses.  Seule  Minerve  feut  de  retenue 
pour  fouldroier  avecques  Juppiter,  comme  déesse 
des  lettres  et  de  guerre,  de  conseil  et  exécution, 
déesse  née  armée,  déesse  redoubtée  on  ciel,  en 
l'air,  en  la  mer  et  en  terre. 

—  Ventre  guoy,  dist  Panurge,  seroys-je  bien 
Vulcan,  duquel  parle  le  Poète?  Non.  Je  ne  suys 
ne  boiteux,  ne  faulx  monnoieur,  ne  forgeron,  comme 
il  estoit.  Par  adventure  ma  femme  sera  aussi  belle  et 
advenente  comme  sa  Venus,  mais  non  ribaulde 
comme  elle,  ne  moy  coqu  comme  luy.  Le  villain 
jambe-lorte  se  feist  declairer  coqu  par  arrest  et  en 


PANTAGRUEL  69 

vente  figure  de  tous  les  dieux.  Pource  entendez  au 
rebours. 

«  Ce  sort  dénote  que  ma  femme  sera  preude, 
pudicque  et  loyalle,  non  mie  armée,  rebousse,  ne 
ecervelée  et  extraite  de  cervelle  comme  Pallas,  et 
ne  me  sera  corrival  ce  beau  Juppin,  et  ja  ne  saul- 
sera  son  pain  en  masouppe,  quand  ensemble  serions 
à  table.  Considérez  ses  gestes  et  beaulx  faitz.  Il  a 
esté  le  plus  fort  ruffien  et  plus  infâme  cor,  je  diz 
bordelier,  qui  oncques  feut,  paillard  tousjours  comme 
un  verrat  :  aussi  feut  il  nourry  par  une  truie  en  Dicte 
de  Candie,  si  Agathocles  Babylonien  ne  ment,  et 
plus  boucquin  que  n'est  un  boucq;  aussi  disent  les 
autres  qu'il  feut  alaicté  d'une  chèvre  Amalthée. 
Vertus  de  Acheron  !  il  belina  pour  un  jour  la  tierce 
partie  du  monde,  bestes  et  gens,  fleuves  et  mon- 
taignes  :  ce  feut  Europe.  Pour  cestuy  belinaige  les 
Ammoniens  le  faisoient  protraire  en  figure  de  bé- 
lier belinant,  bélier  cornu, 

«  Mais  je  sçay  comment  guarder  se  fault  de  ce 
cornard.  Croyez  qu'il  n'aura  trouvé  un  sot  Amphi- 
tryon, un  niais  Argus  avecques  ses  cent  bezicles, 
un  couart  Acrisius,  un  lanternier  Lycus  de  Thebes, 
un  resveur  Agenor,  un  Asope  phlegmaticq,  un  Ly- 
chaon  patepelue,  un  madourré  Corytus  de  la  Tos- 
cane, un  Atlas  à  la  grande  eschine.  Il  pourroit  cent 
et  cent  foys  se  transformer  en  cycne,  en  taureau, 
en  satyre,  en  or,  en  coqu,  comme  feist  quand  il 
depucella  Juno  sa  sœur;  en  aigle,  en  bélier,  en  pi- 


yO  LIVRE    lil,    CHAPITRE    XII 

geon,  comme  feist  estant  amoureux  de  la  pucelle 
Phtie,  laquelle  demouroit  en  ^Egie;  en  feu,  en 
serpent,  voire  certes  en  pusse,  en  atomes  epicureic- 
ques,  ou  magistronostralement  en  secondes  inten- 
tions, je  le  vous  grupperay  au  crue;  et  sçavez  que 
luy  feray?  Coi  bieu,  ce  que  feist  Saturne  au  Ciel 
son  père  (Seneque  l'a  de  moy  predict,  et  Lactance 
confirmé),  ce  que  Rhea  feist  à  Athys.  Je  vous  luy 
coupperay  les  couillons  tout  rasibus  du  cul;  il  ne 
s'en  fauldra  un  pelet.  Par  ceste  raison  ne  sera  il 
jamais  Pape,  car  testiculos  non  hahet. 

—  Tout  beau,  fillol,  dist  Pantagruel,  tout  beau  ! 
Ouvrez  pour  la  seconde  foys.  »  Lors  rencontra  ce 
vers  : 

Membra  quatit,  gelidusque  coït  formidine  sanguis... 

Les  os  luy  rompt,  et  les  membres  luy  casse. 
Dont  de  la  paour  le  sang  on  corps  luy  glasse. 

((  Il  dénote,  dist  Pantagruel,  qu'elle  vous  battera 
dos  et  ventre.  — Au  rebours,  respondit  Panurge. 
C'est  de  moy  qu'il  prognosticque,  et  di£t  que  je  la 
batteray  en  tigre  si  elle  me  fasche.  Martin  baston 
en  fera  l'office.  En  faulte  de  baston,  le  diable  me 
mange  si  je  ne  la  mangeroys  toute  vive,  comme 
la  sienne  mangea  Cambles,  roy  des  Lydiens.  — 
Vous  estez,  dist  Pantagruel,  bien  couraigeux.  Her- 
cules ne  vous  combatteroit  en  ceste  fureur;  mais 
c'est  ce  que  l'on  dict,  que  le  Jan  en  vault  deux,  et 
Hercules   seul  n'auza  contre  deux   combatre.    — 


PANTAGRUEL  7I 

Je  suys  Jan  ?  distPanurge.  — Rien,  rien,  lespondit 
Pantagruel.  Je  pensois  au  jeu  du  lourche  et  tric- 
quetrac.  » 

Au  tiers  coup  rencontra  ce  vers  : 

Fœmineo  prxdx  et  spoliorum  ardebat  amore... 

Brusloit  d'ardeur  en  féminin  usaige, 
De  butiner  et  robber  le  baguaige. 

((  1!  dénote,  dist  Pantagruel,  qu'elle  vousdesro- 
bera.  Et  je  vous  voy  bien  en  poinct,  selon  ces 
troys  sors  :  vous  serez  coqu,  vous  serez  batu,  vous 
serez  desrobbé.  —  Au  rebours,  respondit  Panurge, 
ce  vers  dénote  qu'elle  m'aimera  d'amour  perfaict. 
Oncques  n'en  mentit  le  Satyricque,  quand  il  dict 
que  femme  bruslant  d'amour  suprême  prend  quel- 
ques foys  plaisir  àdesrobber  son  amy.  Sçavezquoy? 
Un  guand,  une  aiguillette  pour  la  faire  chercher, 
peu  de  chose,  rien  d'importance.  Pareillement,  ces 
petites  noisettes,  ces  riottes  qui  par  certain  temps 
sourdent  entre  les  amans,  sont  nouveaulx  refrais- 
chissemens  et  aiguillons  d'amour,  comme  nous 
voyons  par  exemple  les  coustelliers  leurs  coz  quel- 
ques foys  marteler  pour  mieulx  aiguiser  les  ferre- 
mens. 

«  C'est  pourquoy  je  prends  ces  trois  sors  à  mon 
grand  adventaige.  Aultrement  j'en  appelle.  — 
Appeller,  dist  Pantagruel,  jamais  on  ne  peult  des 
jugemens  décidez  par  Sort  et  Fortune,  comme  at- 
testent nos  antiques  jurisconsultes;  et  le  dictBalde, 


72  LIVRE    III,    CHAPITRE    XII 

L.  ult.,  C.  de  Leg.  La  raison  est  pource  que  For- 
tune ne  recongnoist  poinct  de  supérieur,  auquel 
d'elle  et  de  ses  sors  on  puisse  appeller,  et  ne  peult 
en  ce  cas  le  mineur  estre  en  son  entier  restitué, 
comme  apertement  il  dict  in  L.  Ait  prœtor,  §  u/f., 
ff.  de  minor.  » 


CHAPITRE  XIII. 

Comment  Pantagruel  conseille  Panurge  prévoir  l'heur 
ou  malheur  de  son  mariage  par  songes. 

^<R,  puysque  ne  convenons  ensemble  en 
l'exposition  des  sors  Virgilianes,  pre- 
nons aultre  voye  de  divination.  — 
(o^C^^f^^fe  Quelle  ?  demanda  Panurge.  —  Bonne, 
respondit  Pantagruel,  antique  et  authenticque  :  c'est 
par  songes,  car,  en  songeant  avecques  conditions  les- 
quelles descrivent  Hippocrates,  Lib.  Trepi  'Evuxi/iwv, 
Platon,  Plotin,  Jamblicque,  Synesius,  Aristoteles, 
Xenophon,  Galen,  Plutarche,  Artemidorus  Daldia- 
nus,  Herophilus,  Q.  Calaber,  Theocrite,  Pline, 
Atheneus  et  aultres,  l'ame  souvent  prévoit  les  cho- 
ses futures;  ja  n'est  besoing  plus  au  long  vous  le 
prouver. 

«  Vous  l'entendez  par  exemple  vulguaire,  quand 
vous  voyez,  lors  que  les  enfants  bien  nettiz,  bien 
repeux  et  alaictez,  dorment  profondement,  les  nour- 
rices s'en   aller    esbattre  en  liberté,   comme   pour 


PANTAGRUEL 


73 


icelle  heure  licentiées  à  faire  ce  que  vouldront,  car 
leur  présence  au  tour  du  bers  sembleroit  inutile.  En 
ceste  façon  nostre  ame,  lors  que  le  corps  dort  et 
que  la  concoction  est  de  tous  endroictz  parache- 
vée, rien  plus  n'y  estant  nécessaire  jusques  au  res- 
veil,  s'esbat  et  reveoit  sa  patrie,  qui  est  le  ciel.  De 
là  receoit  participation  insigne  de  sa  prime  et  di- 
vine origine,  et  en  contemplation  de  ceste  infinie 
et  intellectuale  sphaere,  le  centre  de  laquelle  est  en 
chascun  lieu  de  l'univers,  la  circunference  point, 
c'est  Dieu,  selon  la  doctrine  de  Hermès  Trisme- 
gistus,  à  laquelle  rien  ne  advient,  rien  ne  passe, 
rien  ne  déchet,  tous  temps  sont  prsesens;  notez 
non  seulement  les  choses  passées  en  mouvemens 
inférieurs,  mais  aussi  les  futures,  et  les  raportent  à 
son  corps,  et  par  les  sens  et  organes  d'icelluy  les  ex- 
posant aux  amys,  est  dicte  vaticinatrice  et  prophète. 
Vray  est  qu'elle  ne  les  rapporte  en  telle  syncerité 
comme  les  avoit  vues,  obstant  l'imperfection  et 
fragihté  des  sens  corporelz,  comme  la  lune,  re- 
cevant du  soleil  sa  lumière,  ne  nous  la  communic- 
que  telle,  tant  lucide,  tant  pure,  tant  vive  et  ar- 
dente comme  l'avoit  receue. 

«  Pour  tant  reste  à  ces  vaticinations  somniales 
interprète  qui  soit  dextre,  saige,  industrieux, 
expert,  rational,  et  absolu  onirocrite  et  oniropole: 
ainsi  sont  appelez  desGraecs.  C'est  pourquoy  Hera- 
clitus  disoit  rien  par  songe  ne  nous  estre  exposé, 
rien  aussi  ne  nous  estre  celé,  seulement  nous  estre 


y  4  LIVRE    III,    CHAPITRE    X  II  I 

donnée  signification  el  indice  des  choses  advenir,  ou 
pour  l'heur  et  malheur  nostre,  ou  pour  l'heur  et 
malheur  d'aultruy.  Les  Sacres  Lettres  le  tesmoi- 
gnent,  les  histoires  prophanes  l'asceurent,  nous 
exposant  mille  cas  advenuz  scelon  les  songes,  tant 
de  la  persone  songeante  que  d'aultruy  pareille- 
ment. 

«  Les  Atlanticques  et  ceulx  qui  habitent  en  l'isle 
de  Thasos,  Tune  des  Cyclades,  sont  privez  de  ceste 
commodité,  on  pays  desquelz  jamais  persone  ne 
songea.  Aussi  feurent  Cleon  de  Daulie,  Thrasmedes, 
et  de  nostre  temps  le  docte  Villanovanus  François, 
lesquelz  oncques  ne  songèrent. 

((  Demain  doncques,  sus  l'heure  que  la  joyeuse 
Aurore  aux  doigtz  rosatz  dechassera  les  ténèbres 
nocturnes,  adonnez  vous  à  songer  parfondement. 
Cependant  despouillez  vous  de  toute  affection  hu- 
maine :  d'amour,  de  haine,  d'espoir  et  de  craincte. 
Car,  comme  jadis  le  grand  vaticinateur  Proteus, 
estant  desguisé  et  transformé  en  feu,  en  eau,  en 
tigre,  en  dracon  et  aultres  masques  estranges,  ne 
praedisoit  les  choses  advenir,  pour  les  prédire  force 
estoit  qu'il  feust  restitué  en  sa  propre  et  naïfve 
forme,  aussi  ne  peult  l'homme  recepvoir  divinité, 
et  art  de  vaticiner,  sinon  lorsque  la  partie  qui  en 
luy  plus  est  divine,  c'est  Nou;  et  Mens,  soit  coye, 
tranquille,  paisible,  non  occupée  ne  distraicte  par 
passions  et  affections  foraines. 

—  Je   le  veulx,  dist    Panurge.    Fauldra   il  peu 


PANTAGRUEL  yS 

OU  beaucoup  soupper  à  ce  soir?  Je  ne  le  demande 
sans  cause.  Car,  si  bien  et  largement  je  ne  souppe, 
je  ne  dors  rien  qui  vaille,  la  nuict  ne  fais  que  ra- 
vasser,  et  autant  songe  creux  que  pour  lors  estoient 
mon  ventre.  —  Poinct  soupper,  respondit  Panta- 
gruel, seroit  le  meilleur,  attendu  vostre  bon  en 
poinct  et  habitude.  Amphiaraus,  vaticinateur  anti- 
que, vouloit  ceulx  qui  par  songes  recepvoient  ses 
oracles  rien  tout  celluy  jour  ne  manger,  et  vin  ne 
boyre  troys  jours  davant.  Nous  ne  userons  de  tant 
extrême  et  rigoureuse  diaete.  Bien  croy-je  l'homme 
replet  de  viandes  et  crapule  difficilement  concep- 
voir  notice  des  choses  spirituelles;  ne  suis  toutesfois 
en  l'opinion  de  ceux  qui,  après  longs  et  obstinez 
jeusnes,  cuydent  plus  avant  entrer  en  contempla- 
tion des  choses  célestes. 

«Souvenir  assez  vous  peult  comment  Gargantua, 
mon  père,  lequel  par  honneur  je  nomme,  nous  a 
souvent  dict  les  escriptz  de  ces  hermites  jeusneurs 
aultant  estre  fades,  jejunes,  et  de  maulvaise  salive, 
comme  estoient  leurs  corps  lorsqu'ilz  composoient, 
et  difficile  chose  estre  bons  et  serains  rester  les 
espritz  estant  le  corps  en  inanition,  veu  que  les 
philosophes  et  medicins  afferment  les  espritz  ani- 
maulx  sourdre,  naistre  et  practiquer  par  le  sang 
arterial  purifié  et  affiné  à  perfection  dedans  le  retz 
admirable  qui  gist  soubs  les  ventricules  du  cerveau, 
nous  baillans  exemple  d'un  philosophe,  qui  en  so- 
litude pensant  estre,  et  hors  la  tourbe,  pour  mieulx 


76  LIVRE    III,    CHAPITRE    XIII 

commenter,  discourir  et  composer,  cependant 
toutesfoys  au  tour  de  luy  abayent  les  chiens,  ullent 
les  loups,  rugient  les  lyons,  bannissent  les  cbe- 
vaulx,  barrient  les  elephans,  siflent  les  serpens, 
braislent  les  asnes,  sonnent  les  cigalles,  lamentent 
les  tourterelles,  c'est  à  dire  plus  estoit  troublé  que 
s'il  feust  à  la  foyre  de  Fontenay,  ou  Niort,  car  la 
faim  estoit  on  corps,  pour  à  laquelle  remédier, 
abaye  l'estomach,  la  veue  esblouist,  les  veines  sug- 
cent  de  la  propre  substance  des  membres  carnifor- 
mes,  et  retirent  en  bas  cestuy  esprit  vaguabond, 
négligent  du  traictement  de  son  nourrisson  et  hoste 
naturel,  qui  est  le  corps,  comme  si  l'oizeau,  sus  le 
poing  estant,  vouloit  en  l'aër  son  vol  prendre,  et 
incontinent  par  les  longes  seroit  plus  bas  déprimé. 

«  Et,  à  ce  propos,  nous  alléguant  l'auctorité  de 
Homère,  père  de  toute  philosophie,  qui  dict  les 
Gregeoys  lors,  non  plustost,  avoir  mis  à  leurs  lar- 
mes fin  de  dueil  de  Patroclus,  le  grand  amy  de 
Achilles,  quand  la  faim  se  déclaira  et  leurs  ventres 
protestèrent  plus  de  larmes  ne  les  fournir,  car  en 
corps  exinaniz  par  long  jeusne  plusn'estoit  dequoy 
pleurer  et  larmoier. 

«  Médiocrité  est  en  tous  cas  louée,  et  icy  la 
maintiendrez.  Vous  mangerez  à  soupper  non  febves, 
non  lièvres,  ne  aultre  chair,  non  poulpre,  qu'on 
nomme  polype,  non  choulx,  ne  aultres  viandes  qui 
peussent  vos  espritz  animaulx  troubler  et  obfusquer. 
Car,  comme  le  mirouoir  ne   peult  repraesenter  les 


PANTAGRUEL  77 

simulachres  des  choses  objectées  et  à  luy  exposées, 
si  sa  polissure  est  par  halaines  ou  temps  nubileux 
obfusquée,  aussi  l'esprit  ne  receoit  les  formes  de 
divination  par  songes,  si  le  corps  est  inquiété  et 
troublé  par  les  vapeurs  et  fumées  de  viandes  prae- 
cedentes,  à  cause  de  la  sympathie  laquelle  est  entre 
eulx  deux  indissoluble. 

<(  Vous  mangerez  bonnes  poyres  Crustumenies, 
et  Berguamottes,  une  pome  de  Court  pendu,  quel- 
ques pruneaulx  de  Tours,  quelques  cerizes  de  mon 
verger.  Et  ne  sera  pour  quoy  doibvez  craindre  que 
vos  songes  en  proviennent  doubteux,  fallaces,  ou 
suspectz^  comme  les  ont  declairez  aulcuns  Peripa- 
teticques  on  temps  de  automne,  lors,  sçavoir  est, 
que  les  humains  plus  copieusement  usent  fructaiges 
qu'en  aultre  saison.  Ce  que  les  anciens  prophètes 
et  poètes  mysticquement  nous  enseignent,  disans  les 
vains  et  fallacieux  songes  gésir  et  estre  cachez  soubs 
les  feuilles  cheutes  en  terre,  par  ce  qu'en  automne 
les  feuilles  tombent  des  arbres.  Car  ceste  ferveur 
naturelle,  laquelle  abonde  es  fruictz  nouveaulx, 
laquelle  par  son  ebuUition  facilement  évapore  es 
parties  animales,  comme  nous  voyons  faire  le  moust, 
et  est,  long  temps  a,  expirée  et  résolue.  Et  boyrez 
belle  eau  de  ma  fontaine. 

—  La  condition,  dist  Panurge,  m'est   quelque 
peu  dure.  Je  y  consens  toutesfois.  Coustc  et  vaille 
Protestant  desjeuner  demain  à  bonne  heure,  incon- 
tinent après    mes    songeailles.  Au  surplus,  je  me 


78  LIVRE    III,    CHAPITRE    XIII 

recommande  aux  deux  portes  de  Homère,  à  Mor- 
pheus^  à  Icelon,  à  Phantasus  et  Phabetor.  Si  au 
besoing  ilz  me  secourent,  je  leur  erigeray  un  autel 
joyeulx  tout  composé  de  fin  dumet.  Si  en  Laconie 
j'estois  dedans  le  temple  de  Ino  entre  Œtyle  et 
Thalames,  par  elle  seroit  ma  perplexité  résolue  en 
dormant  à  beaulx  et  joyeulx  songes.  » 

Puis  demanda  à  Pantagruel  :  «  Seroit  ce  poinct 
bien  faict  si  je  mettoys  dessoubs  mon  coissin  quel- 
ques branches  de  laurier?  —  Il  n'est,  respondit 
Pantagruel,  ja  besoing.  C'est  chose  superstitieuse, 
et  n'est  que  abus  ce  qu'en  ont  escriptSerapion  As- 
calonites,  Antiphon,  Philochorus,  Artemon,  et 
Fulgentius  Placiades.  Autant  vous  en  diroys-je  de 
Tespaule  guausche  du  crocodile  et  du  chameleon, 
sauf  l'honneur  du  vieulx  Democrite;  autant  de  la 
pierre  des  Bactrians  nommée  Eumetrides;  autant  de 
la  corne  de  Hammon  :  ainsi  nomment  les  ^Ethiopiens 
une  pierre  précieuse  à  couleur  d'or  et  forme  d'une 
corne  de  bélier,  comme  est  la  corne  de  Juppiter 
Hammonien,  affirmans  autant  estre  vrays  et  infail- 
libles les  songes  de  ceulx  qui  la  portent  que  sont 
les  oracles  divins. 

«  Par  adventure  est  ce  que  escrivent  Homère  et 
Virgile  des  deux  portes  de  songe,  esquelles  vous 
estes  recommandé.  L'une  est  de  yvoyre,  par  la- 
quelle entrent  les  songes  confus,  fallaces  et  incer- 
tains, comme  à  travers  l'ivoire,  tant  soit  déliée  que 
vouldrez,  possible  n'est  rien  veoir  :    sa  densité    et 


Roilvin  del  *  se 


SONGE   DE  PANURGE 
lR«b.l*i«,L.2,  C.  i4  ) 


PANTAGRUEL 


79 


opacité  empesche  la  pénétration  des  espritz  visifz 
et  réception  des  espèces  visibles.  L'aultre  est  de 
corne,  par  laquelle  entrent  les  songes  certains, 
vrays,  et  infaillibles,  comme  à  travers  la  corne,  par 
sa  resplendeur  et  diaphaneïté,  apparoissent  toutes 
espèces  certainement  et  distinctement.  —  Vous 
voulez  inférer,  dist  frère  Jan,  que  les  songes  des 
coquz  cornuz,  comme  sera  Panurge,  Dieu  aydant 
et  sa  femme,  sont  tousjours  vrays  et  infaillibles.   » 

CHAPITRE  XIV 

Le  songe  de  Panurge  et  interprétation  d'icelluy. 

us  les  sept  heures  du  matin  subsé- 
quent, Panurge  se  praesenta  davant 
Pantagruel,  estans  en  la  chambre 
Epistemon,  frère  Jan  des  Entommeu- 
res,  Ponocrates,  Eudemon,  Carpalim  et  aultres,  es 
quelz,  à  la  venue  de  Panurge,  dist  Pantagruel  : 
'(  Voyez  cy  nostre  songeur.  —  Ceste  parolle,  dict 
Epistemon,  jadis  cousta  bon  et  feut  cherememt 
vendue  es  enfans  de  Jacob.  » 

—  Adoncques,  dist  Panurge  :  <(  J'en  suys  bien 
chez  Guillot  le  songeur.  J'ay  songé  tant  et  plus, 
mais  je  n'y  entends  note,  exceptez  que  par  mes 
songeries  j'avoys  une  femme  jeune,  gualante,  belle 
en  perfection,  laquelle  me  traictoit  et  entretenoit 
mignonnement,   comme   un   petit  dorelot.  Jamais 


8o  LIVRE    III,    CHAPITRE    XIV 

home  ne  feut  plus  aise  ne  plus  joyeulx;  elle  me 
flattoit,  me  chatouilloit,  me  tastonnoit,  me  teston- 
noit,  me  baisoit,  me  accolloit,  et  par  esbattement 
me  faisoit  deux  belles  petites  cornes  au  dessus  du 
front.  Je  luy  remontroys  en  follians  qu'elle  me  les 
debvoit  mettre  au  dessoubz  des  yeulx,  pour  mieux 
veoir  ce  que  j'en  vouldroys  ferir,  affin  que  Momus 
ne  trouvast  en  elle  chose  aulcune  imperfaicte  et  di- 
gne de  correction,  comme  il  feist  en  la  position 
des  cornes  bovines.  Lafollastre,  non  obstant  ma  re- 
monstrance,me  les  fischoyt  encore  plus  avant,  et  en 
ce  ne  me  faisoit  mal  quiconques,  qui  est  cas  admirable. 
Peu  après  me  sembla  que  je  feuz  ne  say  comment 
transformé  en  tabourin,  et  elle  en  chouette.  Là  feut 
mon  sommeil  interrompu,  et  en  sursault  me  resvei- 
glay  tout  fasché,  perplex  et  indigné.  Voyez  là  une 
belle  platelée  de  songes;  faictez  grand  chère  là 
dessus  et  l'exposez  comme  l'entendez.  Allons  des- 
jeuner,  Carpalim. 

—  J'entends,  dit  Pantagruel,  si  j'ay  jugement 
aulcun  en  l'art  de  divination  par  songes,  que  vostre 
femme  ne  vous  fera  reallement  et  en  apparence 
extérieure  cornes  on  front  comme  portent  les  Sa- 
tyres, mais  elle  ne  vous  tiendra  foy  ne  loyauté  con- 
jugalle,  ains  à  aultruy  se  abandonnera  et  vous  fera 
coqu.  Cestuy  poinct  est  apertement  exposé  par  Ar- 
temidorus  comme  le  diz.  Aussi  ne  sera  de  vous 
faicte  métamorphose  en  tabourin,  mais  d'elle  vous 
serez  battu  comme   tabour  à  nopces,  ne  d'elle  en 


PANTAGRUEL  bl 

chouette,  mais  elle  vous  desrobbera,  comme  est  le 
naturel  de  la  chouette.  Et  voyez  vos  songes  con- 
formes es  sors  Virgilianes  :  vous  serez  coqu,  vous 
serez  battu,  vous  serez  desrobbé.  » 

Là  s'escria  frère  Jean,  et  dist  :  «  Il  dict  par  Dieu 
vray;  tu  seras  coqu,  home  de  bien,  je  t'en  asseure; 
tu  auras  belles  cornes.  Hay,  hay,  hay  !  nostre  mais- 
tre  de  Cornibus,  Dieu  te  guard  !  Fayz  nous  deux 
motz  de  praedication,  et  je  feray  la  queste  parmy 
la  paroece. 

—  Au  rebours,  dist  Panurge,  mon  songe  presa- 
gist  qu'en  mon  mariage  j'auray  planté  de  tous 
biens,  avecques  la  corne  d'abondance  :  vous  dictez 
que  seront  cornes  de  satyres.  Amerij  amen,  fiât; 
fiatur,  ad  differentiam  Papx.  Ainsi  auroys  je  éter- 
nellement le  virolet  en  poinct  et  infatiguable, 
comme  l'ont  les  satyres,  chose  que  tous  désirent, 
et  peu  de  gens  l'impetrent  des  cieulx.  Par  consé- 
quent coqu  jamais,  car  faulte  de  ce  est  cause,  sans 
laquelle  non,  cause  unicque,  de  faire  les  mariz  co- 
quz.  Qui  faict  les  coquins  mendier?  C'est  qu'ils 
n'ont  en  leurs  maisons  dequoy  leur  sac  emplir.  Qui 
faict  le  loup  sortir  du  bois?  Default  de  carnage. 
Qui  faict  les  femmes  ribauldes?  Vous  m'entendez 
assez.  J'en  demande  à  messieurs  les  clercs,  à  mes- 
sieurs les  presidens,  conseilliers,  advocats,  procul- 
teurs  et  autres  glossateurs  de  la  vénérable  rubricque 
de  Frigidis  et  Maleficiatis. 

«  Vous,  pardonnez  moy  si  je  mesprens,  me  sem- 
Rabelais.    IL  1 1 


i52  LIVRE    III,    CHAPITRE    XIV 

blez  evidentement  errer,  interprétant  cornes  pour 
cocuage.  Diane  les  porte  en  teste  en  forme  de 
beau  croissant,  est-elle  coque  pourtant?  Comment 
diable  seroit-elle  coque,  qui  nefeut  oncques  mariée? 
Parlez,  de  grâce,  correct,  craignant  qu'ellevous  en 
face  au  patron  que  feist  à  Acteon.  Le  bon  Bacchus 
porte  cornes  semblablement  ;  Pan,  Juppiter  Ammo- 
nien,  tant  d'aultres.  Sont  ilz  coquz?  Juno  seroit  elle 
putain?  Car  il  s'ensuivroyt  par  la  figure  dicte  Meta- 
Icpsis,  comme  appelant  un  enfant,  en  preesence  de  ses 
père  et  mère,  champis  ou  avoistre,  c'est  honneste- 
ment,  tacitement  dire  le  père  coqu  et  sa  femme  ri- 
baulde.  Parlons  mieulx  :  les  cornes  que  me  faisoit 
ma  femme  sont  cornes  d'abondance  et  planté  de 
tous  biens,  je  le  vous  affîe.  Au  demourant,  je  seray 
joyeulx  comme  un  tabour  à  nopces,  tousjours  son- 
nant, tousjours  ronflant,  tousjours  bourdonnant  et 
pétant.  Croyez  que  c'est  l'heur  de  mon  bien. 
Ma  femme  sera  coincte  et  jolie  comme  une  belle 
petite  chouette. 

Qui  ne  !e  croid, 
D'enfer  aille  au  gibbet. 
Noël  nouvelet. 

—  Je  note,  dist  Pantagruel,  le  poinct  dernier 
qu'avez  dict,  et  le  confère  avecques  le  premier.  Au 
commencement  vous  estiez  tout  confîct  en  délices 
de  vostre  songe  ;  enfin  vous  eveiglastez  en  sursault 
fasché,  perplex  et  indigné.  —  Voire,  dist  Panurge, 


PANTAGRUEL  83 

car  je  n'avoys  poinct  dipné.  —  Tout  ira  en  déso- 
lation, je  le  prevoy.  Sçaichez  pour  vray  que  tout 
sommeil  finissant  en  sursault,  et  laissant  la  persone 
faschée  et  indignée,  ou  mal  signifie,  ou  mal  prae- 
sagist.  Mal  signifie,  c'est-à-dire  maladie  cacoethe, 
maligne,  pestilente,  oculte  et  latente  dedans  le 
centre  du  corps,  laquelle  par  sommeil,  quitousjours 
renforce  la  vertus  concoctrice,  selon  les  théorèmes 
de  medicine,  commenceroit  soy  declairer  et  mou- 
voir vers  la  superficie.  Au  quel  triste  mouvement 
seroyt  le  repous  dissolu,  et  le  premier  sensitif 
admonnesté  de  y  compatir  et  pourveoir,  comme  en 
proverbe  l'on  dict  :  «  Irriter  les  freslons,  mouvoir 
((  la  Camarine^  esveigler  le  chat  qui  dort.  » 

«  Mal  praesagist,  c'est-à-dire,  quant  au  faict  de 
l'ame  en  matière  de  divination  somnialle,  nous 
donne  entendre  que  quelque  malheur  y  est  destiné 
et  préparé,  lequel  de  brief  sortira  en  son  effect. 
Exemple  on  songe  et  resveil  espouvantable  de  He- 
cuba,  on  songe  de  Eurydice,  femme  de  Orpheus, 
lequel  parfaict,  les  dict  Ennius  s'estre  esveiglées  en 
sursault  et  espovantées  :  aussi  après  veid  Hecuba 
son  mary  Priam,  ses  enfans,  sa  patrie  occis  et  des- 
truictz  ;  Eurydice  bientost  après  mourut  misérable- 
ment; en  yEneas,  songeant  qu'il  parloit  à  Hector 
defunct,  soubdain  en  sursault  s'esveiglant  :  aussi 
feut  celle  propre  nuict  Troye  sacagée  et  bruslée. 
Aultre  foys  songeant  qu'il  veoyt  ses  dieux  familiers 
et  pénates,  et  en  espouvantement  s'esveiglant,  pa- 


84  LIVRE    m,    CHAPITRE    XIV 

tit  au  subséquent  jour  horrible  tourmente  sus  mer , 
en  Turnus,  lequel  estant  incité  par  vision  phantas- 
tique  de  la  furie  infernale  à  commencer  guerre  con- 
tre i£neas,  s'esveigla  en  sursault  tout  indigné,  puis 
feut  après  longues  désolations  occis  par  iceUuy 
iEneas.  Mille  aultres.  Quand  je  vous  compte  de 
iEneas,  notez  que  Fabius  Pictor  dict  rien  par  luy 
n'avoir  esté  faict  ne  entreprins,  rien  ne  luy  estre 
advenu,  que  preallablement  il  n'eust  congneu  et 
praeveu  par  divination  somniale.  Raison  ne  default 
es  exemples,  car,  si  le  sommeil  et  repous  est  don  et 
bénéfice  spécial  des  dieux,  comme  maintiennent  les 
philosophes  et  atteste  le  poëte,  disant  : 

Lors  l'heure  estoit  que  sommeil,  don  des  cieulx. 
Vient  aux  humains  fatiguez  gracieux, 

tel  don  en  fascherie  et  indignation  ne  peut  estre  ter- 
miné sans  grande  infelicité  preetendue.  Aultrement 
seroit  repous  non  repous,  don  non  don,nondesdieux 
amis  provenent,  mais  des  diables  ennemis,  jouxte 
le  mot  vulgaire  :  s/Optov  àoioca  owpa.  Comme  si  le 
perefamiles  estant  à  table  opulente,  en  bon  appétit, 
au  commencement  de  son  repas,  on  voyoid  en  sur- 
sault espouventé  soy  lever.  Qui  n'ei)  sçauroit  la 
cause  s'en  pourroit  esbahir.  Mais  quoy?  Il  avoit 
ouy  ses  serviteurs  crier  au  feu,  ses  servantes  crier  au 
larron,  ses  cnfans  crier  au  meurtre.  Là  failloit,  le 
repas  laissé,  accourir  pour  y  remédier  'et  donner 
ordre. 


PANTAGRUEL  85 

«  Vrayement  je  me  recorde  que  les  Cabalistes  et 
Massoretez,  interprètes  des  Sacres  Letres,  expo- 
sans  en  quoy  l'onpourroit  par  discrétion  congnois- 
tre  la  vérité  des  apparitions  angelicques,  car  sou- 
vent l'Ange  de  Sathan  se  transfigure  en  Ange  de 
lumière,  disent  la  différence  de  ces  deux  estre  en  ce 
que  l'Ange  bening  et  consolateur  apparoissant  à 
l'homme,  l'espovante  au  commencement,  le  console 
en  la  fin,  le  rend  content  et  satisfaict;  l'Ange  ma- 
ling  et  séducteur  au  commencement  resjouist 
l'home,  en  fin  le  laisse  perturbé,  fasché  et  per- 
plex.  » 

CHAPITRE    XV 

Excuse  de  Panurge  et  exposition  de  Cahalle 
monasticque  en  matière  de  beuf  salé. 

lEU,  dist  Panurge,  guard'  de  mal  qui 
void  bien  et  n'oyt  goutte.  Je  vous 
voy  tresbien,  mais  je  ne  vous  oy 
poinct,  et  ne  sçay  que  dictez.  Le 
ventre  affamé  n'a  poinct  d'aureilles.  Je  brame  par 
Dieu  de  mal  rage  de  faim.  J'ay  faict  courvée  trop 
extraordinaire.  Il  sera  plus  que  maistre  Mousche, 
qui  de  cestuy  an  me  fera  estre  de  songeailles.  Ne 
souper  poinct,  de  par  le  Diable  !  Cancre  !  Allons, 
Frère  Jan,  desjeuner.  Quand  j'ay  bien  a  poinct 
desjeuné,  et  mon  stomach  est  bien  à  point  affené 


86  LIVRE    III,    CHAPITRE    XV 

et  agrené,  encores  pour  un  besoing  et  en  cas  de 
nécessité  me  passerojs  je  de  dipner.  Mais  ne  soup- 
per  poinct?  Cancre!  C'est  erreur.  C'est  scandale 
en  nature.  Nature  a  faict  le  jour  pour  soy  exercer, 
pour  travailler  et  pour  vacquer  chascun  en  sa  né- 
guociation,  et,  pour  ce  plus  aptement  faire,  elle 
nous  fournist  de  chandelle,  c'est  la  claire  et  joyeuse 
lumière  du  soleil.  Au  soir,  elle  commence  nous  la 
toUir,  et  nous  dict  tacitement  :  Enfans,  vous  estez 
gens  de  bien.  C'est  assez  travaillé.  La  nuyct  vient; 
il  convient  cesser  du  labeur  et  se  restaurer  par  bon 
pain,  bon  vin,  bonnes  viandes,  puis  soy  quelque 
peu  esbaudir,  coucher  et  reposer,  pour  au  len- 
demain estre  frays  et  alaigres  au  labeur  comme 
devant. 

«  Ainsi  font  les  faulconniers  :  quand  ilz  ont  re- 
peu  leurs  oyzeaulx,  ilz  ne  les  font  voler  sus  leurs 
guorges,  ilz  les  laissent  enduire  sus  la  perche.  Ce 
que  tresbien  entendit  le  bon  pape  premier  institu- 
teur des  jeusnes.  Il  ordonna  qu'on  jeusnast  jusques 
à  l'heure  de  nones,  le  reste  du  jour  feut  mis  en 
liberté  de  repaistre.  On  temps  jadis,  peu  de  gens 
dipnoient,  comme  vous  diriez  les  moines  et  cha- 
noines; aussi  bien  n'ont-ilz  aultre  occupation;  tous 
les  jours  leur  sont  festes,  et  ils  observent  diligem- 
ment un  proverbe  claustral  :  De  Missa  ad  mcnsani, 
et  ne  differeroient  seulement,  attendans  la  venue 
de  l'abbé  pour  soy  enfourner  à  table;  là,  en  bauf- 
frant,  attendent  les  moines  l'abbé  tant  qu'il  voudra, 


PANTAGRUEL  87 

non  aultrement  ne  en  aultre  condition;  mais  tout 
le  monde  souppoit,  exceptez  quelques  resveurs  son- 
gears,  d«nt  est  dicte  la  cène  comme  cane,  c'est  à 
dire  à  tous  commune.  Tu  le  sçaiz  bien,  frère  Jan. 
Allons,  mon  amy,  de  par  tous  les  diables,  allons. 
Mon  stomach  abboye  de  maie  faim  comme  un 
chien.  Jectons  luy  force  souppes  en  gueule  pour 
l'appaiser,  à  l'exemple  de  la  Sibylle  envers  Gerbe- 
ras. Tu  ayme  les  souppes  de  prime,  plus  me  plai- 
sent les  souppes  de  leurier,  associées  de  quelque 
pièce  de  laboureur  salle  à  neuf  leçons. 

—  Je  te  entends,  respondit  frère  Jan.  Geste  mé- 
taphore est  extraicte  de  la  Marmite  claustrale.  Le 
laboureur  c'est  le  beuf,  qui  laboure  ou  a  labouré; 
à  neuf  leçons,  c'est  à  dire  cuyct  à  perfection.  Gar 
les  bons  pères  de  religion,  par  certaine  caballis- 
ticque  institution  des  anciens,  non  escripte,  mais 
baillée  de  main  en  main,  soy  levans,  de  mon  temps, 
pour  matines,  faisoient  certains  préambules  nota- 
bles avant  entrer  en  l'eclise  :  fiantoient  aux  fian- 
touoirs,  pissoient  aux  pissouoirs,  crachoient  aux 
crachouoirs,  toussoient  aux  toussouoirs  mélodieuse- 
ment, resvoient  aux  resvouoirs,  affin  de  rien  im- 
monde ne  porter  au  service  divin.  Ges  choses 
faictes,  dévotement  se  transportoient  en  la  saincte 
chapelle  :  ^ainsi  estoit  en  leurs  rébus  nommée  la  cui- 
sine claustrale,  et  dévotement  sollicitoient  que  dés 
lors  feust  au  feu  le  beuf  mis  pour  le  desjeuner  des 
religieux  frères  de  nostre  Seigneur.   Eulx  mesmes 


88  LIVRE    III,    CHAPITRE    XV 

souvent  allumoient  le  feu  soubs  la  marmite.  Or  est 
que  matines  ayant  neuf  leçons,  plus  matin  se  le- 
voient,  par  raison  plus  aussi  multiplioient  en  appétit 
et  altération  aux  abboys  du  parchemin,  que  matines 
estant  ourlées  d'une  ou  trois  leçons  seulement. 
Plus  matin  se  levans,  par  ladicte  caballe,  plus  tost 
estoit  le  beuf  au  feu  ;  plus  y  estant,  plus  cuict  res- 
toit;  plus  cuict  restant,  plus  tendre  estoit,  moins 
usoit  les  dents,  plus  delectoit  le  palat,  moins  gre- 
voit  l'estomach,  plus  nourrissoit  les  bons  religieux. 
Qui  est  la  fin  unicque  et  intention  première  des 
fondateurs,  en  contemplation  de  ce  qu'ilz  ne  man- 
gent mie  pour  vivre;  ilz  vivent  pour  manger,  et  ne 
ont  que  leur  vie  en  ce  monde.  Allons,  Panurge. 

—  A  ceste  heure,  dist  Panurge,  te  ay  je  en- 
tendu, couillon  velouté,  couillon  claustral  et  caba- 
licque.  Il  me  y  va  du  propre  cabal.  Le  sort,  l'usure 
et  les  interestz  je  pardonne;  je  me  contente  des 
despens,  puys  que  tant  disertement  nous  as  faict 
répétition  sur  le  chapitre  singulier  de  la  Caballe 
culinaire  et  monasticque.  Allons,  Carpalim.  Frère 
Jan,  mon  baudrier,  allons.  Bon  jour,  tous  mes  bons 
seigneurs.  J'avoys  assez  songé  pour  boyre.  Al- 
lons. )) 

Panurge  n'avoit  ce  mot  achevé,  quand  Episte- 
mon  à  haulte  voix  s'escria,  disant  :  «  Chose  bien 
commune  et  vulguaire  entre  les  humains  est  le  mal- 
heur d'aultruy  entendre,  praevoir,  congnoistre  et 
praedire.   Mais  ô  que  chose  rare  est  son  malheur 


PANTAGRUEL  89 

propre  praedire,  congnoistre,  praevoir  ei  entendre  ! 
Et  que  prudentement  le  figura  iEsope  en  ses  Apo- 
loges,  disant  chascun  homme  en  ce  monde  naissant 
une  bezace  au  coul  porter,  on  sachet  de  laquelle 
davant  pendent  sont  les  faultes  et  malheurs  d'aul- 
truy,  tousjours  exposées  à  nostre  veue  et  congnois- 
sance,  on  sachet  darriere  pendent  sont  les  faultes 
et  malheurs  propres,  et  jam.ais  ne  sont  veues  ne 
entendues^  fors  de  ceulx  qui  des  cieulx  ont  le  bé- 
névole aspect  !  » 

CHAPITRE  XVI 

Comment  Pantagruel  conseille  à  Panurge  de  conférer 
avecques  une  sibylle  de  Panzoust. 

EU  de  temps  après,  Pantagruel  manda 
quérir  Panurge,  et  luy  dist  :  «  L'a- 
mour que  je  vous  porte,  invétéré  par 
succession  de  long  temps,  me  sollicite 
de  penser  à  vostre  bien  et  profîct.  Entendez  ma 
conception  :  on  m'a  dict  que  à  Panzoust,  prés  le 
Croulay,  est  une  sibylle  tresinsigne,  laquelle  pree- 
dit  toutes  choses  futures;  prenez  Epistemon  de 
compaignie  et  vous  transportez  devers  elle,  et  oyez 
ce  que  vous  dira.  —  C'est,  dist  Epistemon,  par 
adventure  une  Canidie^  une  Sagane,  une  pitho- 
nisse  et  sorcière.  Ce  que  me  le  faict  penser  est 
que  celluy  lieu  est  en  ce  nom  diffamé  qu'il  abonde 


go  LIVRE    III,    CHAPITRE    XVI 

en  sorcières  plus  que  ne  feist  oncques  Thessalie. 
Je  ne  iray  pas  voluntiers.  La  chose  est  illicite  et 
défendue  en  la  loy  de  Moses.  —  Nous,  dist  Pan- 
tagruel, ne  sommez  mie  Juifz,  et  n'est  chose  con- 
fessée ne  avérée  que  elle  soit  sorcière.  Remettons 
à  vostre  retour  le  grabeau  et  belutement  de  ces 
matières.  Que  sçavons  nous  si  c'est  une  unzieme 
sibylle,  une  seconde  Cassandre  ?  Et  ores,  que  si- 
bylle ne  feust,  et  de  sibylle  ne  meritast  le  nom, 
quel  interest  encourrez  vous  avec  elle  conférant  de 
vostre  perplexité  ?  Entendu  mesmement  qu'elle  est 
en  existimation  de  plus  sçavoir,  plus  entendre  que 
ne  porte  l'usance  ne  du  pays  ne  du  sexe  ?  Que 
nuist  sçavoir  tousjours,  et  tousjours  apprendre, 
feust  ce  d'un  sot,  d'un  pot,  d'une  guedoufle,  d'une 
moufle,  d'une  pantoufle?  Vous  soubvieigne  que 
Alexandre  le  Grand,  ayant  obtenu  victoire  du  roy 
Darie  en  Arbelles,  presens  ses  satrapes,  quelque 
foys  refusa  audience  à  un  compaignon,  puys  en 
vain  mille  et  mille  foys  s'en  repentit.  Il  estoit  en 
Perse  victorieux,  mais  tant  esloigné  de  Macedonie, 
son  royaulme  héréditaire,  que  grandement  se  con- 
tristoit  par  non  povoir  moyen  aulcun  inventer  d'en 
sçavoir  nouvelles,  tant  à  cause  de  l'énorme  distance 
des  lieux  que  de  l'interposition  des  grands  fleuves, 
empeschement  des  desers  et  objection  des  mon- 
taignes.  En  cestuy  estrif  et  soigneux  pensement, 
qui  n'estoit  petit,  car  on  eust  peu  son  pays  et 
royaulme  occuper,  et  \h  installer  roy  nouveau  et 


PANTAGRUEL  9I 

nouvelle  colonie  long  temps  davant  que  il  en  eust 
advertissement  pour  y  obvier,  davant  luy  se  pré- 
senta un  homme  de  Sidoine,  marchant  périt  et  de 
bon  sens,  mais  au  reste  assez  pauvre  et  de  peu  d'ap- 
parence, luy  denonceant  et  affermant  avoir  chemin 
et  moyen  inventé  par  lequel  son  pays  pourroit  de 
ses  victoires  indianes,  luy  de  Testât  de  Macedonie 
et  JEgy^te,  estre  en  moins  de  cinq  jours  asçavanté. 
Il  estima  la  promesse  tant  abhorrente  et  impossible 
qu'oncques  l'aureille  prester  ne  luy  voulut,  ne  don- 
ner audience. 

«  Que  luy  eust  cousté  ouyr  et  entendre  ce  que 
l'homme  avoit  inventé  ?  Quelle  nuisance,  quel  dom- 
maige  eust  il  encouru,  pour  sçavoir  quel  estoit  le 
moyen,  quel  estoit  le  chemin  que  l'homme  luy 
vouloit  demonstrer  ?  Nature  me  semble  non  sans 
cause  nous  avoir  formé  aureilles  ouvertes,  n'y  ap- 
pousant  porte  ne  clousture  aulcune,  comme  a  faict 
ésyeulx,  langue  et  aultres  issues  du  corps.  La  cause, 
je  cuide  estre  afïin  que  tousjours,  toutes  nuyctz, 
continuellement,  puissions  ouyr,  et  par  ouye  per- 
pétuellement aprendre,  car  c'est  le  sens  sus  tous 
aultres  plus  apte  es  disciplines.  Et  peut  estre  que 
celluy  home  estoit  ange,  c'est  à  dire  messagier  de 
Dieu  envoyé,  comme  feut  Raphaël  à  Tobie.  Trop 
soubdain  le  comtemna,  trop  long  temps  après  s'en 
repentit. 

—  Vous  dictez  bien,  respondit  Epistemon  ;  mais 
ja  ne  me  ferez  entendre  que  chose  beaucoup  ad- 


9*2  LIVRE    III,    CHAPITRE    XVI 

ventaigeuse  soit  prendre  d'une  femme,  et  d'une 
telle  femme,  en  tel  pays,  conseil  et  advis.  —  Je, 
dist  Panurge,  me  trouve  fort  bien  du  conseil  des 
femmes,  et  mesmement  des  vieilles.  A  leur  conseil 
je  foys  tousjours  une  selle  ou  deux  extraordinaires. 
Mon  amy,  ce  sont  vrays  chiens  de  monstre,  vrays 
rubricques  de  droict.  Et  bien  proprement  parlent 
ceulx  qui  les  appellent  sages  femmes.  Ma  coustume 
et  mon  style  est  les  nommer  praesages  femmes. 
Sages  sont  elles,  car  dextrement  elles  congnois- 
sent.  Mais  je  les  nomme  praesages,  car  divinement 
elles  preveoyent  et  praedisent  certainement  toutes 
choses  advenir.  Aulcunesfoys  je  les  appelle  non 
Maunettes,  mais  Monettes,  comme  la  Juno  des 
Romains.  Car  de  elles  tousjours  nous  viennent  ad- 
monitions salutaires  et  profitables.  Demandez  en  à 
Pythagoras,  Socrates,  Empedocles,  et  nostre  mais- 
tre  Ortvinus.  Ensemble  je  loue  jusques  es  haulx 
cieulx  l'antique  institution  des  Germains,  les  quelz 
prisoient  au  poix  du  Sanctuaire  et  cordialement  re- 
veroient  le  conseil  des-  vieilles  ;  par  leurs  advis  et 
responses  tant  heureusement  prosperoient  comme 
les  avoient  prudentement  receues.  Tesmoings  la 
vieille  Aurinie  et  la  bonne  mère  Vellede,  on  temps 
de  Vaspasian.  Croyez  que  vieillesse  féminine  est 
tousjours  foisonnante  en  qualité  soubeline,  je  vou- 
loys  dire  sibylline.  Allons,  par  l'ayde,  allons,  par 
la  vertus  Dieu,  allons.  Adieu,  frère  Jan  ;  je  te  re- 
commande ma  braguette. 


PANTAGRUEL  9$ 

—  Bien,  dist  Epistemon,  je  vous  suivray,  pro- 
testant que,  si  j'ay  advertissement  qu'elle  use  de 
sort  ou  enchantement  en  ses  responses,  je  vous 
laisseray  à  la  porte,  et  plus  de  moy  acompaigné 
ne  serez.  » 


CHAPITRE   XVII 
Comment  Panurge  parle  à  la  sibylle  de  Panzoust. 

EUR  chemin  feut  de  troys  journées. 
''>/  La  treizième ,  à  la  croppe  de  une 
|-'''montaigne,  soubs  un  grand  et  ample 
^chastaignier,  leurs  feut  monstrée  la 
maison  de  la  vaticinatrice.  Sans  difficulté  ilz  entrè- 
rent en  la  case  chaumine,  mal  bastie,  mal  meublée, 
toute  enfumée. 

«  Baste,  dist  Epistemon,  Heraclitus,  grand  Sco- 
tiste  et  ténébreux  philosophe,  ne  s'estonna  entrant 
en  maison  semblable,  exposant  à  ses  sectateurs  et 
disciples  que  là  aussi  bien  residoient  les  dieux 
comme  en  palais  pleins  de  délices.  Et  croy  que 
telle  estoit  la  case  de  la  tant  célébrée  Hecale,  lors 
qu'elle  y  festoya  le  jeune  Theseus;  telle  aussi  celle 
de  Hireus  ou  Œnopion,  en  laquelle  Juppiter, 
Neptune  et  Mercure  ensemble  ne  prindrent  à  des- 
daing  entrer,  repaistre  et  loger,  en  laquelle  officia- 
lement  pour  l'escot  forgèrent  Orion.  » 

Au  coing  de  la  cheminée  trouvèrent  la  vieille. 


94  LIVRE    III,    CHAPITRE    XVII 

«  Elle  est,  s'escria  Epistemon,  vraye  sibylle  et  vray 
protraict  naïfvement  représenté  par  xv)  xaatvoî  de 
Homère.  » 

La  vieille  estoit  mal  en  poinct,  mal  vestue^  mal 

'  nourrie,  edentée,  chassieuse,  courbassée,  roupieuse, 

languoureuse,  et  faisoit  un  potaige  de  choux  verds, 

avecques  une  couane  de  lard  jausne,   et  un  vieil 

savorados. 

a  Verd  et  bleu,  dist  Epistemon,  nous  avons 
failly.  Nous  ne  aurons  d'elle  responce  aulcune, 
car  nous  n'avons  le  rameau  d'or.  —  Je  y  ay,  res- 
pondit  Panurge,  pourveu.  Je  l'ay  icy  dedans  ma 
gibbessierre  en  une  verge  d'or,  acompaigné  de 
beaulx  et  joyeulx  Carolus.  » 

Ces  mots  dictz,  Panurge  la  salua  profondement, 
luy  praesenta  six  langues  de  bœuf  fumées,  un  grand 
pot  beurrier  plein  de  coscotons,  ung  bourrabaquin 
guarny  de  brevaige,  une  couille  de  bélier  pleine  de 
carolus  nouvellement  forgez;  enfin,  avecques  pro- 
fonde révérence  luy  mist  on  doigt  médical  une 
verge  d'or  bien  belle,  en  laquelle  estoit  une  cra- 
paudine  de  Beussc  magnificquement  enchâssée. 
Puys  en  briefves  parolles  luy  exposa  le  motif  de 
sa  venue,  la  priant  courtoisement  luy  dire  son  ad- 
vis  et  bonne  fortune  de  son  mariage  entreprins. 

La  vieille  resta  quelque  temps  en  silence,  pen- 
sive et  richinante  des  dens  ;  puys  s'assist  sus  le 
cul  d'un  boisseau,  print  en  ses  mains  troys  vieulx 
fuseaulx,  les  tourna  et  vira  entre  ses  doigtz  en  di- 


PANTAGRUEL  ^5 

verses  manières,  puys  esprouva  leurs  poinctes  ;  le 
plus  poinctu  retint  en  main,  les  deux  aultres  jecta 
soubs  une  pille  à  mil.  Après  print  ses  devidoueres, 
et  par  neuf  foys  les  tourna;  au  neufvieme  tour 
consydera  sans  plus  toucher  le  mouvement  des  de- 
vidoueres, et  attendit  leur  repous  perfaict.  Depuys 
je  veitz  qu'elle  deschaussa  un  de  ses  esclos,  nous 
les  nommons  sabotz,  mist  son  davantau  sus  sa  teste, 
comme  les  presbtres  mettent  leur  amict  quand  ils 
voulent  messe  chanter;  puys,  avecques  un  antique 
tissu  riolé,  piolé,  le  lia  soubs  la  guorge.  Ainsi  af- 
feublée,  tira  un  grand  traict  du  bourrabaquin,  print 
de  la  couille  beliniere  trois  carolus,  les  mist  en  trois 
coques  de  noix,  et  les  posa  sus  le  cul  d'un  pot  à 
plume  ;  feist  trois  tours  de  balay  par  la  cheminée, 
jecta  on  feu  demy  fagot  de  bruiere  et  ung  rameau 
de  laurier  sec.  Le  consydera  brusler  en  silence,  et  veid 
que  bruslant  ne  faisoit  grislement  ne  bruyt  aulcun. 
Adoncques  s'escria  espouvantablement,  sonnant 
entre  les  dens  quelques  motz  barbares  etd'estrange 
termination;  de  mode  que  Panurge  dist  à  Episte- 
mon  :  «  Par  la  vertus  Dieu,  je  tremble;  jecroyque 
je  suys  charmé.  Elle  ne  parle  poinct  Christian.  Voyez 
comment  elle  me  semble  de  quatre  empans  plus 
grande  que  n'estoit  lorsqu'elle  se  capitonna  de  son 
davantau!  Que  signifie  ce  remument  de  badi- 
guouinces?  Que  prétend  ceste  jectigation  des  es- 
pauUes?  A  quelle  fin  fredonne  elle  des  babines 
comme  un  cinge  démembrant  escrevisses?  Les  au- 


96  LIVRE    m,    CHAPITRE    XVII 

reilles  me  cornent,  il  m'est  advis  que  je  oy  Pro- 
serpine  bruyante;  les  diables  bien  toust  en  place 
sortiront.  O  les  laydes  bestes  !  Fuyons.  Serpe  Dieu, 
je  meurs  de  paour.  Je  n'ayme  poinct  les  diables. 
Hz  me  faschentetsontmalplaisans.  Fuyons.  Adieu, 
ma  dame,  grand  mercy  de  vos  biens.  Je  ne  me  ma- 
riray  poinct,  non.  Je  y  renonce  dés  à  présent 
comme  allors.  » 

Ainsi  commençoit  escamper  de  la  chambre,  mais 
la  vieille  anticipa,  tenente  le  fuseau  en  sa  main,  et 
sortit  en  un  courtil  prés  sa  maison.  Là  estoit  un 
sycomore  antique  ;  elle  l'escrousla  par  trois  foys,  et 
sus  huyct  feueillesqui  en  tumberent,  sommairement 
avecques  le  fuseau  escrivit  quelques  briefz  vers. 
Puys  les  jecta  au  vent,  et  leur  dist:  «  Allez  les 
chercher,  si  voulez;  trouvez  les,  si  povez;  le  sort 
fatal  de  vostre  mariage  y  est  escript.  » 

Ces  paroles  dictes^  se  retira  en  sa  tesniere,  et  sus 
le  perron  de  la  porte  se  recoursa  robbe,  cotte  et 
chemise,  jusques  auxescelles,  et  leurs  monstroit 
son  cul.  Panurge  l'aperceut,  et  dist  à  Epistemon  : 
«  Par  le  sambre  goy  de  boys,  voy  la  le  trou  de  la 
sibylle.  »  Soubdain  elle  barra  sus  soy  la  porte;  de- 
puys  ne  feut  veue. 

Hz  coururent  après  les  feueilles,  et  les  recuille- 
rent,  mais  non  sans  grand  labeur,  car  le  vent  les 
avoit  esquartées  par  les  buissons  de  la  vallée.  Et,  les 
ordonnans  Tune  après  Taultre,  trouvèrent  ceste  sen- 
tence en  mètres  : 


PANTAGRUEL 

T'esgoussera 
de  renom. 

Engroissera, 
de  toy  non. 

Te  sugsera 
le  bon  bout. 

T'escorchera, 
mais  non  tout. 


CHAPITRE    XVIII 


97 


Comment  Pantagruel  et  Panurge  diversement  exposent 
les  vers  de  la  sibylle  de  Panzoust. 

ES  feueilies  recuillies,  retournèrent  Epi- 
stemon  et  Panurge  en  la  court  de  Pan- 
tagruel, part  joyeulx,  part  faschez. 
Joyeulx  pour  le  retour,  faschez  pour 
le  travail  du  chemin,  lequel  trouvèrent  raboteux, 
pierreux  et  mal  ordonné.  De  leur  voyage  feirent 
ample  rapport  à  Pantagruel,  et  de  Testât  de  la 
sibylle  ;  en  fin  luy  présentèrent  les  feueilies  de  sy- 
comore, et  monstrerent  l'escripture  en  petitzvers. 

Pantagruel,  avoir  leu  le  totaige,  dist  à  Panurge  en 
souspirant:  «Vous  estez  bien  en  poinct.  La  prophétie 
de  la  sibylle  apertement  expose  ce  que  ja  nous  estoii 
dénoté,  tant  par  les  sorts  Virgilianes  que  par  vos  pro- 
pres songes  :  c'est  que  parvostre  femme  serez  des- 
Rabelais.  III.  i3 


^8  LIVRE    III,    CHAPITRE     XVI  II 

honoré;  que  elle  vous  fera  coqu,  se  abandonnant  à 
aultruy,  et  par  aultruy  devenent  grosse;  que  elle 
vous  desrobbera  par  quelque  bonne  partie,  et  qu'elle 
vous  battera,  escorchant'et  meurtrissant  quelque 
membre  du  corps. 

—  Vous  entendez  autant,  respondit  Panurge,  en 
exposition  de  ces  récentes  prophéties,  comme  faict 
truye  en  espices.  Ne  vous  desplaise  si  je  le  diz,  car 
je  me  sens  ung  peu  fasché.  Le  contraire  est  véritable. 
Prenez  bien  mes  motz.  La  vieille  dict:  «Ma  femme 
«  m'esgoussera  de  renom.  »  Ainsi  comme  la  febve 
n'est  veue  se  elle  ne  est  esgoussée,  aussi  ma  vertus 
et  ma  perfection  jamais  ne  seroit  mise  en  renom  si 
marié  je  n'estoys.  Quantes  foys  vous  ay  je  ouy  di- 
sant que  le  magistrat  et  l'office  descœuvre  l'homme 
et  mect  en  évidence  ce  qu'il  avoit  dedans  le  jabot? 
C'est  à  dire  que,  lors  on  congnoist  certainement 
quel  est  le  personaige,  et  combien  il  vault,  quand  il 
est  appelé  au  maniment  des  affaires.  Paravant,  sça- 
voir  est,  estant  l'homme  en  son  privé,  on  ne  sçait 
pour  certain  quel  il  est,  non  plus  que  d'une  febve 
en  gousse.  Voylà  quant  au  premier  article.  Aultre- 
ment  vouldriez  vous  maintenir  que  l'honneur  et  bon 
renom  d'un  homme  de  bien  pendist  au  cul  d'une 
putain? 

((Le  second  dict:  «Ma  femme  engroissera»,  en- 
tendez icy  la  prime  félicité  de  mariage,  ((  mais  non  de 
((moy.  »  CorBieu,  je  lecroy.  Ce  sera  d'un  beau  petit 
enfantelet  qu'elle  sera  grosse.  Je  l'ayme  desja  tout 


PANTAGRUEL 


99 


plein,  et  ja  en  suys  tout  assoty.  Ce  sera  mon  petit 
bedault.  Fascherie  du  monde  tant  grande  et  véhé- 
mente n'entrera  désormais  à  mon  esprit,  que  je  ne 
passe,  seulement  le  voyant  et  le  oyant  jargonner  en 
son  jargonnoys  puéril.  Et  benoiste  soit  la  vieille  ! 
Je  luy  veulx  vraybis  constituer  en  Salmigondinois 
quelque  bonne  rente,  non  courante  comme  bache- 
liers insensez,  mais  assise  comme  beaulx  docteurs 
regens.  Aultrement  vouldriez  vous  que  ma  femme 
dedans  ses  flans  me  portast,  me  conceust,  me  en- 
fantast,  et  qu'on  dist  :  Panurge  est  un  second  Bac- 
chus,  il  est  deux  foys  né.  Il  est  René,  comme  feut 
Hippolytus,  comme  feut  Proteus,  une  foys  de  The- 
tis,  et  secondement  de  la  mère  du  philosophe  Apol- 
lonius; comme  feurent  les  deux  Palices  prés  le 
fleuve  Symethos  en  Sicile.  Sa  femme  estoit  grosse 
de  luy  :  en  luy  est  renouvellée  l'antique  palintocie 
des  Megariens,  et  la  palingenesie  de  Democritus? 
Erreur!  Ne  m'en  parlez  jamais. 

«  Le  tiers  dict  :  «  Ma  femme  me  sugsera  le  bon 
«  bout.»  Je  m'y  dispose.  Vous  entendez  assez  que 
c'est  le  baston  àun  boutqui  me  pend  entre  les  jambes. 
Je  vous  jure  et  promectz  que  tousjourslemaintien- 
dray  succulent  et  bien  avitaillé.  Elle  ne  me  le  sug- 
sera poinct  en  vain.  Eternellement  y  sera  le  petit 
picotin,  ou  mieulx.  Vous  exposez  allegoricquement 
ce  lieu,  et  le  interprétez  à  larrecin  et  furt.  Je  loue 
l'exposition,  l'allégorie  me  plaist,  mais  non  à  votre 
sens.  Peut  estre  que  raff"ection  syncerequemepor- 


lOO  LIVRE    III,    CHAPITRE    XVIII 

tez  vous  tire  en  partie  adverse  et  refraictaire,  comme 
disent  les  clercs  chose  merveilleusement  crainctive 
estre  amour,  et  jamais  le  bon  amour  ne  estre  sans 
craincte.  Mais,  scelon  mon  jugement,  en  vous mes- 
mes  vous  entendez  que  furt,  en  ce  passaige  comme 
en  tant  d'aultres  des  scripteurs  latins  et  antiques, 
signifie  le  doulx  fruict  de  amourettes,  lequel  veult 
Venus  estre  secrètement  et  furtivement  cuilly. 
Pourquoy,  par  vostre  foy?  Pour  ce  que  la  chosette 
faicte  à  l'emblée,  entre  deux  huys,  à  travers  les  de- 
grez,  darriere  la  tapisserie,  en  tapinois,  sus  un  fagot 
desroté,  plus  plaist  à  la  déesse  de  Cypre,  etensuys 
là,  sans  praejudice  de  meilleur  advis,  que  faicte  en 
veue  du  soleil,  à  la  cynique,  ou  entre  les  precieulx 
conopées,  entre  les  courtines  dorées,  à  longs  inter- 
valles, à  plein  guogo,  avec  un  esmouchail  de  soye 
cramoisine,  et  un  panache  de  plumes  indicques 
chassant  les  mousches  d'autour,  et  la  femelle  s'es- 
curante  les  dens  avecques  un  brin  de  paille,  qu'elle 
ce  pendant  auroit  desraché  du  fond  de  la  paillasse. 
Aultrement  vouldriez  vous  dire  qu'elle  me  desrob- 
bast  en  sugsant,  comme  on  avalle  les  huystres  en 
escalle,  et  comme  les  femmes  de  Cilicie,  tesmoing 
Dioscorides,  cuillent  la  graine  de  Alkermes?  Er- 
reur. Qui  desrobbe  ne  sugse,  mais  gruppe,  ne 
avalle,  mais  emballe^  ravist  et  joue  de  passe  passe. 
■'  Le  quart  dict  :  ((  Ma  femme  me  l'escorchcra, 
'<  mais  non  tout.  »  O  le  beau  mot!  Vous  l'inter- 
prétez à  batterie  et  meurtrissure. 


PANTAGRUEL  I 04 

C'est  bien  à  propous,  Truelle, 
Dieu  te  guard  de  mal,  Masson. 

<(  Je  VOUS  supply,  levez  un  peu  vos  espritzde  ter- 
riene  pensée  en  contemplation  haultaine  des  mer- 
veilles de  nature,  et  ici  condemnez  vous  vous 
mesmes  pour  les  erreurs  qu'avez  commis  perverse- 
ment  exposant  les  dictz  propheticques  de  la  dive 
sibylle.  Posé,  mais  non  admis  ne  concédé,  le  cas 
que  ma  femme,  par  l'instigation  de  l'ennemy  d'en- 
fer, voulust  et  entreprint  me  faire  un  maulvais  tour, 
me  diffamer,  me  faire  coqu  jusqu'au  cul,  me  desro- 
ber  et  oultrager,  encores  ne  viendra  elle  à  fin  de 
son  vouloir  et  entreprinse. 

«  La  raison  qui  à  ce  me  meut  est  en  ce  poinct 
dernier  fondée,  et  est  extraicte  du  fond  de  Pan- 
theologie  monasticque.  Frère  Artus  Culletant  me 
Ta  aultres  foys  dict,  et  feut  par  un  lundy  matin, 
mangeans  ensemble  ung  boisseau  de  guodiveaulx, 
et  si  pleuvoit,  il  m'en  souvient.  Dieu  luy  doint  le 
bonjour. 

«  Les  femmes,  au  commencement  du  monde,  ou 
peu  après,  ensemblement  conspirèrent  escorcherles 
hommes  tous  vifz,  parce  que  sus  elles  maistriser 
vouloient  en  tous  lieux.  Et  feut  cestuy  décret  pro- 
mis, confermé  et  juré  entre  elles  par  le  sainct  sang 
breguoy.  Mais,  ô  vaines  entreprinses  des  femmes! 
ô  grande  fragilité  du  sexe  féminin!  elles  commen- 
cèrent escorcher  l'homme,  ou  gluber,  comme  le 
nomme  Catulle,  par  la  partie  qui  plus  leurs  hayte, 


102  LIVRE    III,    CHAPITRE    XVIH 

c'est  le  membre  neiveulx,  caverneulx,  plus  de  six 
mille  ans  a,  et  toutesfoys  jusques  à  présent  n'en  ont 
escorché  que  la  teste.  Dont  par  fin  despit  les  Juifz 
eulx  mesmes  en  circuncision  se  le  couppent  et  re- 
taillent, mieulx  aymans  estre  dictz  recutitz  et  re- 
taillatz  Marranes  que  escorchez  par  femmes,  comme 
les  aultres  nations.  Ma  femme,  non  dégénérante 
de  ceste  commune  entreprinse,  m.e  l'escorchera,  s'il 
ne  l'est.  Je  y  consens  de  franc  vouloir,  mais  non 
tout,  je  vous  en  asceure,  mon  bon  Roy. 

—  Vous,  dist  Epistemon,ne  respondez  à  ce  que 
le  rameau  de  laurier,  nous  voyans,  elle  consyderant 
et  exclamante  en  voix  furieuse  et  espouvantable , 
brusloit  sans  bruyt  ne  grislement  aulcun.  Vous  sça- 
vez  que  c'est  triste  augure  et  signe  grandement  re- 
doubtable,  comme  attestent  Properce,  Tibulle, 
Porphyre,  philosophe  argut,  Eusiathius  sur  VIliadc 
homericque,  et  aultres.  —  Vrayement^  respondit 
Panurge,  vous  me  alléguez  de  gentilz  veaulx!  Hz 
feurent  folz  comme  poètes  et  resveurs  comme  phi- 
losophes, autant  pleins  de  fine  folie  comme  estoit 
leur  philosophie.  » 


PANTAGRUEL  I05 

CHAPITRE    XIX. 
Comment  Pantagruel  loue  le  conseil  des  muetz. 

ANTAGRUEL,  CCS  motz  achcvez,  se  teut 
assez  long  temps,  et  sembloit  grande- 
ment pensif;  puys  dist  à  Panurge  : 
«  L'esprit  maling  vous  seduyt;  mais 
escoutez.  J'ay  ieu  qu'on  temps  passé  les  plus  véri- 
tables et  seurs  oracles  n'estoient  ceulx  que  par  es- 
cript  on  bailloit,  ou  par  parolle  on  proferoit. 
Maintes  foys  y  ont  faict  erreur  ceulx  voyre  qui  es- 
toient  estimez  fins  et  ingénieux,  tant  à  cause  des 
amphibologies,  equivocques  et  obscuritez  des  motz 
que  de  la  briefvelé  des  sentences.  Pourtant  feut 
Apolîo ,  dieu  de  vaticination,  surnommé  Ao;iaç 
Ceulx  que  l'on  exposoit  par  gestes  et  par  signes 
estoient  les  plus  véritables  et  certains  estimez.  Telle 
estoit  l'opinion  de  Heraclitus.  Et  ainsi  vaticinoit 
Juppiter  en  Amon,  ainsi  prophetisoit  Apollo  entre 
les  Assyriens;  pour  ceste  raison  le  paingnoient-ilz 
avecques  longue  barbe  et  vestu  comme  personaige 
vieulx  et  de  sens  rassis,  non  nud,  jeune  et  sans 
barbe,  comme  faisoient  les  Grecz.  Usons  de  ceste 
manière,  et,  par  signes,  sans  parler,  conseil  prenez 
de  quelque  mut.  —  J'en  suys  d'advis ,  respondit 
Panurge.  —  Mais,  dist  Pantagruel,  il  conviendroit 
que  le  mut  feust  sourd  de  sa  naissance,  et  par  con- 


I04  LIVRE    III,     CHAPITRE    XIX 

séquent  mut,  car  il  n'est  mut  plus  naïf  que  celluy 
qui  oncques  ne  ouyt. 

—  Comment,  respondit  Panurge,  l'entendez? 
Si  vray  feust  que  l'homme  ne  parlast  qui  n'eust 
ouy  parler,  je  vous  menerois  à  logicalement  inférer 
une  proposition  bien  abhorrente  et  paradoxe  ;  mais 
laissons  la.  Vous  doncques  ne  croyez  ce  qu'escript 
Hérodote  des  deux  enfans  guardez  dedans  une 
case  par  le  vouloir  de  Psammetic,  roy  des  ^Egyp- 
tiens, et  nourriz  en  perpétuelle  silence,  les  quelz, 
après  certain  temps,  prononcèrent  ceste  paroUe  : 
Becus,  laquelle,  en  langue  phrygienne,  signifie 
pain?  —  Rien  moins,  respondit  Pantagruel.  C'est 
abus  dire  que  ayons  languaige  naturel  :  les  languai- 
ges  sont  par  institutions  arbitraires  et  convenences 
des  peuples;  les  voix,  comme  disent  les  dialecti- 
ciens, ne  signifient  naturellement,  mais  à  plaisir. 
Je  ne  vous  dis  ce  propous  sans  cause,  car  Bartole, 
/.  prima  De  Vcrb.  oblig.,  raconte  que  de  son  temps 
feut  en  Eugube  un  nommé  messer  Nello  de  Ga- 
brielis,  lequel  par  accident  estoit  sourd  devenu,  ce 
non  obstant  entendoit  tout  homme  italian,  parlant 
tant  secrètement  que  ce  feust,  seullement  à  la  veue 
de  ses  gestes  et  mouvement  des  baulevres. 

«  J'ay  d'adventaige  leu  en  authcur  docte  et  ele- 
guant  que  Tyridates,  roy  de  Arménie,  on  temps 
de  Néron,  visita  Rome  et  feut  receu  en  solennité 
honorable  et  pompes  magnificques,  afin  de  l'entre- 
tenir en  amitié  sempiternelle  du  Sénat  et  peuple 


PANTAGRUEL  Io5 

romain,  et  n'y  eut  chose  mémorable  en  la  cité  qui 
ne  luy  feust  monstrée  et  exposée.  A  son  départe- 
ment, l'empereur  luy  feist  dons  grands  et  excessifz  ; 
oultre,  luy  feist  option  de  choisir  ce  que  plus  en 
Rome  luy  plairoit ,  avecques  promesse  jurée  de 
non  l'esconduire,  quoy  qu'il  demandast.  Il  de- 
manda seullement  un  joueur  de  farces,  lequel  il 
avoit  veu  on  théâtre,  et  ne  entendent  ce  qu'il  di- 
soit,  entendoit  ce  qu'il  exprimoit  par  signes  et 
gesticulations,  alléguant  que  soubs  sa  domination 
estoient  peuples  de  divers  languaiges,  pour  esquelz 
respondre  et  parler  luy  convenoit  user  de  plusieurs 
truchemens  ;  il  seul  à  tous  suffiroit,  car  en  matière 
de  signifier  par  gestes  estoit  tant  excellent  qu'il 
sembloit  parler  des  doigtz.  Pourtant,  vous  fault 
choisir  un  mut  sourd  de  nature,  affin  que  ses  gestes 
et  signes  vous  soient  naïfvement  propheticques, 
non  faincts,  fardez,  ne  affectez.  Reste  encores 
sçavoir  si  tel  advis  voulez  ou  d'homme  ou  de 
femme  prendre. 

—  Je ,  respondit  Panurge ,  voluntiers  d'une 
femme  le  prendroys,  ne  feust  que  je  crains  deux 
choses:  Tune,  que  les  femmes,  quelques  choses 
qu'elles  voyent,  elles  se  repraesentent  en  leurs 
esperitz,  elles  pensent,  elles  imaginent  que  soit 
l'entrée  du  sacre  Ithyphalle.  Quelques  gestes,  si- 
gnes et  maintiens  que  l'on  face  en  leur  veue  et 
praesence,  elles  les  interprètent  et  réfèrent  à  l'acte 
mouvent    de   belutaige.   Pourtant   y  serions   nous 

»4 


Io6  LIVRE    III,    CHAPITRE    XIX 

abusez,  car  la  femme  penseroit  tous  nos  signes 
estre  signes  vénériens.  Vous  souvieigne  de  ce  que 
advint  en  Rome  deux  cens  Ix  ans  après  la  fonda- 
tion d'icelle.  Un  jeune  gentil  homme  romain,  ren- 
contrant on  mons  Ceelion  une  dame  latine  nommée 
Vérone,  mute  et  sourde  de  nature,  luy  demanda 
avecques  gesticulations  italicques,  en  ignorance 
d'icelle  surdité,  quelz  sénateurs  elle  avoit  rencontré 
par  la  montée?  Elle,  non  entendent  ce  qu'il  disoit, 
imagina  estre  ce  qu'elle  pourpensoit,  et  ce  que  un 
jeune  home  naturellement  demande  d'une  femme. 
Adoncques  par  signes,  qui  en  amour  sont  incom- 
parablement plus  attractifz,  efficaces  et  vallables 
que  parolles,  le  tira  à  part  en  sa  maison;  signes 
luy  feist  que  le  jeu  luy  plaisoit,  en  fin,  sans  de 
bouche  mot  dire,  feirent  beau  bruit  de  culletis. 

«  L'aultre,  qu'elles  ne  feroient  à  nos  signes  res- 
ponse  aulcune,  elles  soubdain  tomberoient  en  ar- 
rière, comme  reallement  consententes  à  nos  tacites 
demandes.  Ou,  si  signes  aulcuns  nous  faisoient 
responsifz  à  nos  propositions,  ilz  seroient  tant  fol- 
lastres  et  ridicules  que  nous  mesmes  estimerions 
leurs  pensemens  estre  venereicques.  Vous  sçavez 
comment  à  Croquignoles,  quand  la  nonnain  seur 
Fessue  feut  par  le  jeune  briffault  Dam  Royddimet 
engroissée,  et  la  groisse  congnue ,  appellée  par 
l'abesse  en  Chapitre  et  arguée  de  inceste,  elle 
s'excusoit,  alléguante  que  ce  n'avoit  esté  de  son 
consentement,  ce  avoit  esté  par  violence  et  par  la 


PANTAGRUEL  IO7 

force  du  frère  Royddimet.  L'abbesse,  replicante  et 
disante  :  «  Meschante,  c'estoit  on  dortouoir,  pour- 
quoy  ne  crioys-tu  à  la  force  ?  Nous  toutes  eussions 
couru  à  ton  ayde.  »  Respondit  qu'elle  ne  ausoit 
crier  on  dortouoir,  pour  ce  qu'on  dortouoir  y  a 
silence  sempiternelle.  «  Mais,  dist  l'abbesse,  mes- 
chante que  tu  es,  pourquoy  ne  faisois  tu  signes 
à  tes  voisines  de  chambre?  —  Je,  respondit  la  Fes- 
sue,  leurs  faisois  signes  du  cul  tant  que  povois, 
mais  personne  ne  me  secourut.  —  Mais,  demanda 
l'abbesse,  meschante,  pourquoy  incontinent  ne  me 
le  veins  tu  dire  et  l'accuser  reguliairement  ?  Ainsi 
eusse  je  faict,  si  le  cas  me  feust  advenu,  pour  de- 
monstrer  mon  innocence.  —  Pource,  respondit  la 
Fessue,  que,  craignante  demourer  en  péché  et 
estât  de  damnation,  de  paour  que  ne  feusse  de 
mort  soubdaine  praevenue,  je  me  confessay  à  luy 
avant  qu'il  departist  de  la  chambre,  et  il  me  bailla 
en  pénitence  non  le  dire  ne  déceler  à  personne. 
Trop  énorme  eust  esté  le  péché  révéler  sa  con- 
fession, et  trop  détestable,  davant  Dieu  et  les 
anges.  Par  adventure  eust  ce  esté  cause  que  le  feu 
du  Ciel  eust  ars  toute  l'abbaye,  et  toutes  feussions 
tombées  en  abysme,  avecques  Datan  et  Abi- 
ron.  » 

—  Vous,  dist  Pantagruel,  ja  ne  m'en  ferez  rire. 
Je  sçay  assez  que  toute  moinerie  moins  crainct  les 
commandemens  de  Dieu  transgresser  que  leurs 
statutz  provinciaulx.  Prenez  doncques  un  homme. 


o8 


LIVRE    m,    CHAPITRE    XIX 


Nazdecabre  me  semble  idoine  :  il  est  mut  et  sourd 
de  naissance.  » 

CHAPITRE    XX 

Comment  Nazdecabre  par  signes  respond  à  Panurge. 

AZDECABRE  feut  mandé,  et  au  lende- 
main arriva.  Panurge,  à  son  arrivée, 
luy  donna  un  veau  gras,  un  demy 
pourceau,  deux  bussars  de  vin,  une 
charge  de  bled  et  trente  francs  en  menue  mon- 
noye;  puis  le  mena  davant  Pantagruel,  et,  en  prse- 
sence  des  gentilz  homes  de  chambre,  luy  feist  tel 
signe  : 

Il  baisla  assez  longuement,  et  en  baislant  faisoit 
hors  la  bouche,  avecques  le  poulce  de  la  main  dex- 
tre,  la  figure  de  la  lettre  grecque  dicte  Tau,  par 
fréquentes  réitérations;  puis  leva  les  yeulx  au  ciel 
et  les  tournoyoit  en  la  teste  comme  une  chèvre  qui 
avorte,  toussoit,  ce  faisant,  et  profondement  sou- 
spiroit.  Cela  faict,  monstroit  le  default  de  sa  bra- 
guette; puys  sous  sa  chemise  print  son  pistolandier 
à  plein  poing,  et  le  faisoit  mélodieusement  clicquer 
entre  ses  cuisses;  se  enclina,  fléchissant  le  genoil 
guausche,  et  resta  tenent  ses  deux  bras  sus  la  poic- 
trine  lassez  l'un  sus  l'aulire. 

Nazdecabre  curieusement  le  reguardoit,  puys 
leva  la  main  guausche  en  l'aer,  et  retint  clous  en 


PANTAGRUEL  I09 

poing  tous  les  doigtz  d'icelle,  excepté  le  poulce  et 
le  doigt  indice,  des  quelz  il  accoubla  mollement 
les  deux  ongles  ensemble. 

((  J'entends,  dist  Pantagruel,  ce  qu'il  prgetend 
par  cestuy  signe  :  il  dénote  mariage,  et  d'abondant 
le  nombre  trentenaire,  scelon  la  profession  des  Py- 
thagoriens.  Vous  serez  marié.  —  Grand  mercy^ 
dist  Panurge,  se  tournant  vers  Nazdecabre,  mon 
petit  architriclin,  mon  comité,  mon  algousan,  mon 
sbire,  mon  barizel.  » 

Puis  leva  en  l'aër  plus  hault  la  dicte  main 
guausche,  extendent  tous  les  cinq  doigtz  d'icelle, 
et  les  esloignant  uns  des  aultres  tant  que  esloigner 
povoit.  «  Icy,  dist  Pantagruel,  plus  amplement 
nous  insinue,  par  signification  du  nombre  quinaire, 
que  serez  marié.  Et  non-seulement  effiancé,  es- 
pousé  et  marié,  mais  en  oultre  que  habiterez  et 
serez  bien  avant  de  feste.  Car  Pythagoras  appelîoit 
le  nombre  quinaire  nombre  nuptial,  nopces  et  ma- 
riage consommé,  pour  ceste  raison  qu'il  est  com- 
posé de  Trias,  qui  est  nombre  premier  impar  et 
superflu,  et  de  Dyas,  qui  est  nombre  premier  par, 
comme  de  masle  et  de  femelle  coublez  ensemble- 
ment.  De  faict,  à  Rome,  jadis,  au  jour  des  nopces, 
on  allumoit  cinq  flambeaulx  de  cire,  et  n'estoit 
licite  d'en  allumer  plus,  feust  es  nopces  des  plus 
riches,  ne  moins,  feust  es  nopces  des  plus  indigens. 
D'advantaige,  on  temps  passé,  les  Payens  implo- 
roient  cinq  dieux,  ou  un  dieu  en    cinq  bénéfices. 


IIO  LIVRE    III,    CHAPITRE     XX 

SUS  ceulx  que  l'on  marioit  :  Juppiter  nuptial;  Juno, 
présidente  de  la  feste  ;  Venus  la  belle  ;  Pytho, 
déesse  de  persuasion  et  beau  parler,  et  Diane, 
pour  secours  on  travail  d'enfantement. 

—  O,  s'escria  Panurge,  le  gentil  Nazdecabre  ! 
Je  luy  veulx  donner  une  métairie  prés  Cinays  et  un 
moulin  à  vent  en  Mirebalais.  » 

Ce  faict,  le  mut  esternua  en  insigne  véhémence 
et  concussion  de  tout  le  corps,  se  destournant  à 
guausche.  «Vertus  beuf  de  boys,  dist  Pantagruel,, 
qu'est  ce  là  ?  Ce  n'est  à  vostre  adventaige.  Il  de- 
note  que  vostre  mariage  sera  infauste  et  malheu- 
reux. Cestuy  esternuement,  scelon  la  doctrine  de 
Terpsion,  est  le  démon  Socraticque,  lequel,  faict  à 
dextre,  signifie  qu'en  asceurance  et  hardiment  on 
peut  faire  et  aller  ce  et  la  part  qu'on  a  délibéré, 
les  entrée,  progrés  et  succès  seront  bons  et  heu- 
reux; faict  à  guausche,  au  contraire.  —  Vous,  dist 
Panurge,  tous  jours  prenez  les  matières  au  pis,  et 
tous  jours  obturbez,  comme  un  aultre  Davus.  Je 
n'en  croy  rien.  Et  ne  congneuz  oncques  sinon  en 
déception  ce  vieulx  trepelu  Terpsion.  —  Toutes- 
foys,  dist  Pantagruel,  Ciceron  en  dict  je  ne  sçay 
quoy,  on  second  livre  De  Divination.  » 

Puys  se  tourne  vers  Nazdecabre,  et  luy  faict  tel 
signe  :  il  renversa  les  paulpieres  des  yeulx  contre 
mont,  tortoit  les  mandibules  de  dextre  en  senestrc, 
tira  la  langue  à  demy  hors  la  bouche.  Ce  faict, 
posa  la  main  guausche  ouverte,  exceptez  le  mais- 


PANTAGRUEL  III 

tre  doigt,  lequel  retint  perpendiculairement  sus  la 
paulme,  et  ainsi  l'assist  au  lieu  de  sa  braguette;  la 
dextre  retint  clause  en  poing,  exceptez  le  poulce, 
lequel  droict  il  retourna  arrière  soubs  l'escelle  dex- 
tre, et  l'assist  au  dessus  des  fesses,  on  lieu  que  les 
Arabes  appellent  al  Katim.  Soubdain  après  chan- 
gea, et  la  main  dextre  tint  en  forme  de  la  se- 
nestre,  et  la  posa  sus  le  lieu  de  la  braguette;  la 
guausche  tint  en  forme  de  la  dextre,  et  la  posa  sus 
Val  Katim.  Cestuy  changement  de  mains  réitéra 
par  neuf  foys.  A  la  neuviesme  remist  les  paulpieres 
des  yeulx  en  leur  position  naturelle;  aussi  feist  les 
mandibules  et  la  langue;  puys  jecta  son  regard 
biscle  sus  Nazdecabre,  branlant  les  baulevres, 
comme  font  les  cinges  de  séjour,  et  comme  font 
les  connins  mangeans  avoine  en  gerbe. 

Adoncques  Nazdecabre  éleva  en  l'aër  la  main 
dextre  toute  ouverte,  puys  mist  le  poulce  d'icelle 
jusques  à  la  première  articulation  entre  la  tierce 
joincture  du  maistre  doigt  et  du  doigt  médical,  les 
resserrant  assez  fort  au  tour  du  poulce,  le  reste  des 
joinctures  d'iceulx  retirant  on  poing  et  droictz  exten- 
dent  les  doigtz  indice  et  petit.  La  main  ainsi  com- 
posée posa  sus  le  nombril  de  Panurge,  mouvent 
continuellement  le  poulce  susdict,  et  appuyant  icelle 
main  sus  les  doigtz  petit  et  indice  comme  sus  deux 
jambes.  Ainsi  montoit  d'icelle  main  successivement 
à  travers  le  ventre,  le  stomach,  la  poictrine  et  le 
coul  de   Panurge;  puys  au  menton  et   dedans  la 


112  LIVRE    III,     CHAPITRE    XX 

bouche  luy  mist  le  susdict  poulce  branslant;  puys 
luy  en  frota  le  nez,  et,  montant  oultre  aux  yeulx, 
faignoit  les  luy  vouloir  crever  avecques  le  poulce. 
A  tant  Panurge  se  fascha,  et  taschoit  se  défaire  et 
retirer  du  mut.  Mais  Nazdecabre  continuoit,  luy 
touchant  avecques  celuy  poulce  branslant,  mainte- 
nant les  yeulx,  maintenant  le  front  et  les  limittesde 
son  bonnet. 

En  fin  Panurge  s'escria,  disant  :  «  Par  Dieu, 
maistre  fol,  vous  serez  battu  si  ne  me  laissez;  si 
plus  me  faschez,  vous  aurez  de  ma  main  un  masque 
sus  vostre  paillard  visaige.  —  Il  est,  dist  lors  frère 
Jan,  sourd;  il  n'entend  ce  que  tu  luy  diz,  couillon. 
Faictz  luy  en  signe  une  gresle  de  coups  de  poing 
sus  le  mourre.  —  Que  diable,  dist  Panurge,  veult 
praetendre  ce  maistre  Alliboron?  Il  m'a  presque 
poché  les  yeulx  au  beurre  noir.  Par  Dieu,  da  ju- 
randi,  je  vous  festoiray  d*un  banquet  de  nazardes, 
entrelardé  de  doubles  chinquenaudes.  »  Puys  le 
laissa,  luy  faisant  la  petarrade. 

Le  mut,  voyant  Panurge  démarcher,  gaingna  le 
davant,  l'arresta  par  force,  et  luy  feist  tel  signe  : 
il  baissa  le  braz  dextre  vers  le  genoil  tant  que  po- 
voit  l'extendre,  clouant  tous  les  doigtz  en  poing,  et 
passant  le  poulce  entre  les  doigtz  maistre  et  indice; 
puys  avecques  la  main  guausche  frottoit  le  dessus 
du  coubte  du  susdict  braz  dextre,  et  peu  à  peu  à 
ce  frottement  levoit  en  l'aër  la  main  d'icelluy  jus- 
qucs  au  coubte  et  au  dessus;  soubdain  la  rabaissoit 


PANTAGRUEL  I  I  5 

comme  davant,  puys  à  intervalles  la  relevoit,  la  ra- 
baissoit  et  la  monstroit  à  Panurge. 

Panurge,  de  ce  fasché,  leva  le  poing  pour  frap- 
per le  mut;  mais  il  rêvera  la  praesence  de  Panta- 
gruel, et  se  retint.  Alors  dist  Pantagruel  :  «  Si  les 
signes  vous  faschent,  ô  quant  vous  fascheront  les 
choses  signifiées!  Tout  vraj  à  tout  vraj  consone. 
Le  mut  praetend  et  dénote  que  serez  marié,  coqu, 
battu  et  desrobbé.  —  Le  mariage,  dist  Panurge,  je 
concède;  je  nie  le  demourant,  et  vous  prie  me  faire 
ce  bien  de  croyreque  jamais  homme  n'eut  en  femme 
et  en  chevaulx  heur  tel  que  m'est  prédestiné.   » 

CHAPITRE    XXI 

Comment  Panurge  prent  conseil  d'ung  vieil  poète 
françois  nommé  Kaminagrobis. 

'  E  ne  pensoys,  distjPantagruel,  jamais 
'^^  rencontrer  homme  tant  obstiné  à  ses 
iyX  appréhensions  comme  je  vous  voj. 
b?=a  Pour  toutesfoys  vostre  doubte  esclar- 
cir,  suys  d'advis  que  mouvons  toute  pierre.  Enten- 
dez ma  conception  :  les  cycnes,  qui  sont  oyseaulx 
sacrez  à  Apollo,  ne  chantent  jamais,  sinon  quand  ilz 
approchent  de  leur  mort,  mesmement  en  Meander, 
fleuve  de  Phrygie;  je  le  diz  pource  que  iElianus  et 
Alexander  Myndius  escriveni  en  avoir  ailleurs  veu 
plusieurs  mourir,  mais  nul  chanter  en  mourant,  de 
Rabelais,  llï.  i5 


114  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXI 

mode  que  chant  de  c^ycne  est  praesaige  certain  de 
&a  mort  prochaine,  et  ne  meurt  que  praealablement 
n'ayt  chanté.  Semblablement  les  poètes,  qui  sont 
en  protection  de  Apollo,  approchans  de  leur  mort, 
ordinairement  deviennent  prophètes,  et  chantent 
par  Apolline  inspiration,  vaticinans  des  choses  fu- 
tures. 

«  J'ay  d'adventaige  souvent  ouy  dire  que  tout 
homme  vieulx,  décrépit  et  prés  de  sa  fin,  facilement 
divine  des  cas  advenir.  Et  me  souvient  que  Aris- 
tophanes,  en  quelque  comédie,  appelle  les  gens 
vieulx  Sibylles, 

'O  BÈ  vÉptov  ciêuXXta. 

«  Car,  comme  nous,  estans  sus  le  moule,  et  de 
loing  voyans  les  mariniers  et  voyagiers  dedans  leurs 
naufz  en  haulte  mer,  seulement  en  silence  les  con- 
sidérons, et  bien  prions  pour  leur  prospère  abour- 
dement;  mais,  lors  qu'ilz  approchent  du  havre,  et 
par  parolles  et  par  gestes  les  saluons  et  congratu- 
lons de  ce  que  à  port  de  saulveté  sont  avecques 
nous  arrivez,  aussi  les  anges,  les  heroes,  les  bons 
daemons,  scelon  la  doctrine  des  Platonicques,  voyans 
les  humains  prochains  de  mort,  comme  de  port  tiés- 
ceur  et  salutaire,  port  de  repous  et  de  tranquilité, 
hors  les  troubles  et  sollicitudes  terriencs,  les  saluent, 
les  consolent,  parlent  avecques  eulx,  et  ja  commen- 
cent leurs  communicquer  art  de  divination. 

u  Je  ne  vous  allegueray  exemples  antiques  do 


PANTAGRUEL  IlD 

Isaac,  de  Jacob,  de  Patroclus  envers  Hector,  de 
Hector  envers  Achilles,  de  Polynestor  envers  Aga- 
memnon  et  Hecuba,  du  Rhodien  célébré  par  Posi- 
donius,  de  Calanus  Indian  envers  Alexandre  le 
grand,  de  Orodes  envers  Mezentius,  et  aultres; 
seulement  vous  veulx  ramentevoir  le  docte  et  preux 
chevallier  Guillaume  du  Bellay,  seigneur  jadis  de 
Langey,  lequel  on  mont  de  Tarare  mourut  le  lo  de 
janvier,  l'an  de  son  aage  le  climatere,  et  de  nostre 
supputation  l'an  i543,  en  compte  romanicque.  Les 
troys  et  quatre  heures  avant  son  decés  il  employa 
en  paroUes  viguoureuses,  en  sens  tranquil  et  serain 
nous  prédisant  ce  que  depuis  part  avons  veu,  part 
attendons  advenir,  combien  que  pour  lors  nous 
semblassent  ces  prophéties  aulcunement  abhor- 
rentes  et  estranges,  par  ne  nous  apparoistre  cause 
ne  signe  aulcun  présent  prognostic  de  ce  qu'il  prae- 
disoit. 

«Nous  avons  icy,  prés  laVillaumere,  un  homme 
et  vieulx  et  poëte  :  c'est  Raminagrobis,  lequel  en 
secondes  nopces  espousa  la  grande  Guorre,  dont 
nasquit  la  belle  Bazoche.  J'ay  entendu  qu'il  est  en 
l'article  et  dernier  moment  de  son  decés.  Trans- 
portez vous  vers  luy,  et  oyez  son  chant.  Pourra 
estre  que  de  luy  aurez  ce  que  praetendez,  et  par 
luy  Apollo  vostre  doubte  dissouldra.  —  Je  le  veulx, 
respondit  Panurge.  Allonsy,  Epistemon,  de  ce  pas, 
de  paour  que  mort  ne  le  praevieigne.  Veulx  tu  venir, 
frère  Jan  ?  —  Je  le  veulx,  respondit  frère  Jan,  bien 


Il6  LIVRE     m,     CHAPITRE    XXI 

voluntiers,  pour  l'amour  de  toy,  couillette,  car  je 
t'ayme  du  bon  du  foye.  » 

Sus  l'heure  feut  par  eulx  chemin  prins,  et,  arri- 
vans  au  logis  poëticque,  trouvèrent  le  bon  vieillard 
en  agonie,  avecques  maintien  joyeulx,  face  ouverte 
et  reguard  lumineux. 

Panurge,  le  saluant,  luy  mist  on  doigt  médical 
de  la  main  guausche,  en  pur  don,  un  anneau  d'or 
en  la  palle  duquel  estoit  un  sapphyr  oriental  beau 
et  ample;  puys,  à  l'imitation  de  Socrates,  luy  offrit 
un  beau  coq  blanc,  lequel,  incontinent  posé  sus  son 
lict,  la  teste  élevée  en  grande  alaigresse,  secoua 
son  pennaige,  puys  chanta  en  bien  hault  ton.  Cela 
faict,  Panurge  requist  courtoisement  dire  et  exposer 
son  jugement  sus  le  doubte  du  mariage  praetendu. 
Le  bon  vieillard  commenda  luy  estre  apporté  ancre, 
plume  et  papier.  Le  tout  feut  promptement  livré. 
Adoncques  escripvit  ce  que  s'ensuyt  : 

Prenez-la,  ne  la  prenez  pas. 
Si  vous  la  prenez,  c'est  bien  faict. 
Si  ne  la  prenez,  en  effect, 
Ce  sera  œuvré  par  compas. 

Gualloppez,  mais  allez  le  pas. 
Reculiez,  entrez  y  de  faict. 
Prenez-la,  ne  [la  prenez  pas]. 

Jeusnez,  prenez  double  repas, 
Defaictez  ce  qu'estoit  r^  faict. 
Refaictez  ce  qu'estoit  defaict. 
Soubhaytez-luy  vie  et  irespas. 
Prenez-la,  ne  fia  prenez  pas]. 


PANTAGRUEL 


Puys  leurs  bailla  en  main  et  leurs  dist  :  «  Allez, 
enfans,  en  la  guarde  du  grand  Dieu  des  cieulx,  et 
plus  de  cestuy  affaire  ne  de  aultre  que  soit  ne  me 
inquiétez.  J'ay  ce  jourd'huy,  qui  est  le  dernier  de 
may  et  de  moy,  hors  ma  maison,  à  grande  fatigue 
et  difficulté,  chassé  un  tas  de  villaines,  immondes 
et  pestilentes  bestes,  noires,  guarres,  fauves,  blan- 
ches, cendrées,  grivolées,  les  quelles  laisser  ne  me 
vouloient  à  mon  aise  mourir,  et  par  fraudulentes 
poinctures,  gruppemens  harpyiacques,  importunitez 
freslonnicques,  toutes  forgées  en  l'officine  de  ne 
sçay  quelle  insatiabilité,  me  evocquoient  du  doulx 
pensement  on  quel  je  acquiesçois,  contemplant  et 
voyant,  et  ja  touchant  et  guoustant  le  bien  et  félicité 
que  le  bon  Dieu  apraeparé  à  ses  fidèles  et  esleuzen 
l'aultre  vie  et  estât  de  immortalité.  Déclinez  de  leur 
voye,  ne  soyez  à  elles  semblables;  plus  ne  me  mo- 
lestez, et  me  laissez  en  silence,  je  vous  supply.  » 


Il8  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXII 


CHAPITRE    XXII 

Comment  Panurge  patrocine  à  l'ordre  des  fratrcs 
Mendians. 


SSANT  de  la  chambre  de  Raminagrobis, 
Panurge,  comme  tout  effrayé,  dist  : 
^,t^  «  Je  croy,  par  la  vertus  Dieu,  qu'il  est 
hereticque,  ou  je  me  donne  audiablc. 
Il  mesdict  des  bons  pères  mendians  Cordeliers  et 
Jacobins,  qui  sont  les  deux  hémisphères  de  la  chris- 
tianté,  et  par  la  gyrognomonique  circumbilivagina- 
tion  desquelz,  comme  par  deux  fîlopendoles  cœli- 
vages,  toutl'antonomatic  matagrabolisme  del'Eclise 
romaine ,  soy  sentente  emburelucoquée  d'aulcun 
baragouinage  d'erreur  ou  de  hasresie,  homocentri- 
calement  se  trémousse.  Mais  que,  tous  les  diables, 
luy  ont  faict  les  paouvres  diables  de  Capussins  et 
Minimes?  Ne  sont  ilz  assez  meshaignez,  les  paou- 
vres diables?  Ne  sont  ilz  assez  enfumez  et  perfumez 
de  misère  et  calamité,  les  paouvres  haires  extraictz 
de  ichthyophagie?  Est  il,  frère  Jan,  par  ta  foy,  en 
estât  de  salvation?  Il  s'en  va,  par  Dieu,  damné 
comme  une  serpe  à  trente  mille  bottées  de  diables. 
Mesdire  de  ces  bons  et  vaillans  piliers  d'eclise  ! 
Appeliez  vous  cela  fureur  poëticque?  Je  ne  m'en 
peuz  contenter;  il  pèche  villainement,  il  blasphème 
contre  la  religion.  J'en  suys  fort  scandalisé.  —  Je, 


PANTAGRUEL  II9 

dist  frère  Jan,  ne  m'en  soucie  d'un  bouton.  Hz 
mesdisent  de  tout  le  monde;  si  tout  le  monde  mes- 
dist  d'eulx,  je  n'y  prétends  aulcun  interest.  Voyons 
ce  qu'il  a  escript.  » 

Panurge  leut  attentement  l'escripture  du  bon 
vieillart,  puys  leur  dist  :  «  Il  resve,  le  paouvre 
beuveur  :  je  l'excuse  toutesfoys  ;  je  croy  qu'il  est 
près  de  sa  fin.  Allons  faire  son  epitaphe.  Par  la 
response  qu'il  nous  donne,  je  suys  aussi  saige  que 
oncques  puys  ne  fourneasmes  nous.  Escoute  ça, 
Epistemon,  mon  bedon.  Ne  l'estimez  tu  pas  bien 
résolu  en  ses  responses?  Il  est,  par  Dieu,  sophiste 
argut,  ergoté  et  naïf.  Je  guaige  qu'il  est  Marrabais. 
Ventre  beuf  !  comment  il  se  donne  guarde  de  mes- 
prendre  en  ses  paroUes!  Il  ne  respond  que  par  dis- 
jonctives.  Il  ne  peult  ne  dire  vray,  car  à  la  vérité 
d'icelles  suffîst  l'une  partie  estre  vraye.  O  quel 
patelineux!  Sainct  Jago  de  Bressuire,  en  est  il 
encores  de  l'eraige?  —  Ainsi,  respondit  Epistemon, 
protestoit  Tiresias,  le  grand  vaticinateur,  au 
commencement  de  toutes  ses  divinations,  disant 
apertement  à  ceulx  qui  de  luy  prenoient  advis  : 
«  Ce  que  je  diray  adviendra,  ou  ne  adviendrapoinct.  ;i 
Et  est  le  style  des  prudens  prognosticqueurs.  — 
Toutesfoys,  dist  Panurge,  Juno  luy  creva  les  deux 
yeulx.  —  Voyre,  respondit  Epistemon,  par  despit 
de  ce  que  il  avoit  mieulx  sententié  que  elle  sus  le 
doubte  propousé  par  Juppiter. — Mais,  dist  Panurge, 
quel  diable  possède  ce  maistre  Raminagrobis,  qui 


I20  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXII 

ainsi  sans  propous,  sans  raison,  sans  occasion,  mes- 
dictdes  paouvres  beatz  pères  Jacobins,  Mineurs  et 
Minimes?  Je  en  sujs  grandement  scandalisé,  je 
vous  affie,  et  ne  me  en  peuz  taire.  Il  a  grefvement 
péché.  Son  ame  s'en  va  à  trente  mille  panerées  de 
diables. 

—  Je  ne  vous  entends  poinct,  respondit  Epis- 
temon,  et  me  scandalisez  vous mesmes grandement, 
interprétant  perversement  des  fratres  Mendians  ce 
que  le  bon  poëte  disoit  des  bestes  noires ,  faulves 
et  aultres.  Il  ne  Tentend,  scelon  mon  jugement,  en 
telle  sophisticqueet  phantasticque  allégorie.  Il  parle 
absolument  et  proprement  des  pusses,  punaises, 
cirons,  mousches ,  culices  et  aultres  telles  bestes, 
lesquelles  sont  unes  noires,  aultres  fauves,  aultres 
cendrées,  aultres  tannées  et  basanées,  toutes  im- 
portunes, tyrannicques  et  molestes,  non  es  malades 
seulement,  mais  aussi  à  gens  sains  et  viguoureux. 
Par  adventure  a  il  des  ascarides,  lumbriques  et  ver- 
mes  dedans  le  corps;  par  adventure  patist  il,  comme 
est  en  y£gypte  et  lieux  confins  de  la  mer  Erithrée 
chose  vulgaire  et  usitée,  es  bras  ou  jambes  quelque 
poincture  de  draconneaulx  grivolez,  que  les  Arabes 
appellent  Meden.  Vous  faictez  mal,  aultrement  ex- 
pousant  ses  paroUes,  et  faictez  tord  au  bon  poëte 
par  detraction,  et  es  dictz  fratres  par  imputation  de 
tel  meshain.  Il  fault  tousjours  de  son  presme  inter- 
préter toutes  choses  à  bien. 

—  Aprenez  moy,  dist  Panurgc,  à  congnoistre 


PANTAGRUEL  121 

mousches  en  laict!  Il  est,  par  la  vertus  Dieu,  haere- 
ticque.  Je  diz  haereticque  formé,  haereticque  clavelé, 
haereticque  bruslable,  comme  une  belle  petite  horo- 
loge. Son  ame  s'en  va  à  trente  mille  charrettées  de 
diables.  Sçavez  vous  où?  Cor  Bieu,  mon  amy, 
droict  dessoubs  la  scelle  persée  de  Proserpine,  de- 
dans le  propre  bassin  infernal  on  quel  elle  rend 
l'opération  fécale  de  ses  clysteres,  à  cousté  guaus- 
che  de  la  grande  chauldiere,  à  trois  toises  prés  les 
gryphes  de  Lucifer,  tirant  vers  la  chambre  noire  de 
Demiourgon.  Ho  le  villain  !  » 

CHAPITRE    XXIII 

Comment  Panurge  faict  discours  pour  retourner 
à  Kaminagrobis. 

ETOURNONS,  dist  Panurge,  continuant, 
l'admonester  de  son  salut.  Allons  on 
nom,  allons  en  la  vertus  de  Dieu.  Ce 
sera  œuvre  charitable  à  nous  faicte. 
Au  moins,  s^il  perd  le  corps  et  la  vie,  qu'il  ne 
damne  son  ame.  Nous  le  induirons  à  contrition 
de  son  péché,  à  requérir  pardon  es  dictz  tant  beatz 
pères,  absens  comme  praesens,  et  en  prendrons 
acte,  affîn  qu'après  son  trespas  ilz  ne  le  declairent 
haereticque  et  damné,  comme  les  farfadetz  feirent 
de  la  praevosté  d'Orléans,  et  leurs  satisfaire  de 
l'oultrage,  ordonnant  par  tous  les  convens  de  ceste 

i6 


122  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXIII 

province  aux  bons  pères  religieux  force  bribes, 
force  messes,  force  obitz  et  anniversaires,  et  que, 
au  jour  de  son  trespas,  seinpiternellement  ilz  ayent 
tous  quintuple  pitance,  et  que  le  grand  bourraba- 
quin,  plein  du  meilleur,  trote  de  ranco  par  leurs 
tables,  tant  des  burgotz,  lajz  et  brifîaulx,  que  des 
presbtres  et  des  clercs,  tant  des  novices  que  des 
profés.  Ainsi  pourra  il  de  Dieu  pardon  avoir. 

«  Ho,  ho!  je  me  abuse,  et  me  esguare  en  mes 
discours!  Le  diable  me  emport  si  je  y  voys!  Vertus 
Dieu!  la  chambre  est  desja  pleine  de  diables.  Je  les 
oy  desja  soy  pelaudans  et  entrebattans  en  diable  à 
qui  humera  l'ame  raminagrobidicque ,  et  qui  pre- 
mier de  broc  en  bouc  la  portera  à  messer  Lucifer. 
Houstez  vous  de  là.  Je  ne  y  voys  pas.  Le  diable 
me  emport  si  je  y  voys  !  Qui  sçait  s'ilz  useroient 
de  qui  pro  quo,  et,  en  lieu  de  Raminagrobis,  grup- 
peroient  le  paouvre  Panurge  quitte?  Hz  y  ont 
maintes  foys  failly,  estant  safrané  et  endebté. 
Houstez  vous  de  là.  Je  ne  y  voys  pas.  Je  meurs, 
par  Dieu  ,  de  maie  raige  de  paour.  Soy  trouver 
entre  diables  affamez!  entre  diables  de  faction! 
entre  diables  negotians  !  Houstez  vous  de  là.  Je 
guage  que,  par  mesme  doubte,  à  son  enterrement 
n'assistera  Jacobin,  Cordelier,  Carme,  Capussin , 
Theatin  ne  Minime.  Et  culx  saiges!  Aussi  bien  ne 
leurs  a  il  rien  ordonné  par  testament.  Le  diable  me 
emport  si  je  y  voys  ! 

<(  S'il  est  damne,  à  son  dam.  Pourquoy  mesdisoit 


PANTAGRUEL 


il  des  bons  pères  de  religion?  Pour  quoyies  avoit  il 
chassé  hors  sa  chambre  sus  l'heure  que  il  avoit  plus 
de  besoing  de  leur  ayde,  de  leurs  dévotes  prières, 
de  leurs  sainctes  admonitions?  Pour  quoy  par  tes- 
tament ne  leurs  ordonnoit  il  au  moins  quelques 
bribes,  quelque  bouffaige,  quelque  carreleure  de 
ventre,  aux  paouvres  gens,  qui  n'ont  que  leur  vie 
en  ce  monde?  Y  aille  qui  vouldra  aller.  Le  diable 
me  emport  si  je  y  voys  !  Si  je  y  allois,  le  diable  me 
emporteroit.  Cancre  !  Houstez  vous  de  là  ! 

«  Frère  Jan,  veulx  tu  que  présentement  trente 
mille  charretées  de  diables  t'emportent?  Pays  trois 
choses:  Baille  moy  ta  bourse,  car  la  croix  est  con- 
traire au  charme,  et  te  adviendroit  ce  que  nagueres 
advint  à  Jan  Dodin,  recepveur  du  Couldray  au  gué 
de  Vede,  quand  les  gens  d'armes  rompirent  les 
planches.  Le  pinart,  rencontrant  sus  la  rive  frère 
Adam  Couscoil,  Cordelier  observantin  de  Myre- 
beau,  luy  promist  un  habit,  en  condition  qu'il 
le  passast  oultre  l'eau  à  la  cabre  morte  sus  ses 
espaules,  car  c'estoit  un  puissant  ribault.  Le  pacte 
feut  accordé.  Frère  Couscoil  se  trousse  jusques  aux 
couilles,  et  charge  à  son  dours ,  comme  un  beau 
petit  sainct  Christophle,  le  dict  suppliant  Dodin. 
Ainsi  le  portoit  guayement,  comme  yEneas  porta 
son  père  Anchises  hors  la  conflagration  de  Troie, 
chantant  un  bel  Ave,  maris  Stella.  Quand  ilz  feurent 
au  plus  parfond  du  gué,  au  dessus  de  la  roue  du 
moulin,  il  luy  demanda  s'il  avoit  poinct  d'argent 


124  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXIII 

SUS  luy.  Dodin  respondit  qu'il  en  avoit  pleine  gib- 
bessiere,  et  qu'il  ne  se  deffiast  de  la  promesse  faicte 
d'un  habit  neuf.  «  Comment  !  disL  frère  Couscoil, 
«  tu  sçaiz  bien  que,  par  chapitre  exprés  de  notre 
«  reigle,il  nous  est  riguoureusement  défendu  porter 
«  argent  sus  nous.  Malheureux  es  tu  bien  certes, 
<(  qui  me  as  faict  pécher  en  ce  poinct!  Pourquoy 
«  ne  laissas  tu  ta  bourse  au  meusnier?  Sans  faulte 
«  tu  en  seras  présentement  puny,  et  si  jamais  je  te 
«  peuz  tenir  en  nostre  chapitre  à  Myrebeau  ,  tu 
«  auras  du  Miserere  jusques  à  vitulos.  »  Soubdain  se 
descharge,  et  vous  jecte  Dodin  en  pleine  eau  la 
teste  au  fond. 

«  A  cestu)  exemple,  frère  Jan,  mon  amy  doulx, 
affin  que  les  diables  t'emportent  mieulx  à  ton  aise, 
baille  moy  ta  bourse,  ne  porte  croix  aulcune  sus 
toy.  Le  danger  y  est  évident.  Ayant  argent,  por- 
tant croix,  ilz  te  jecteront  sus  quelques  rochiers, 
comme  les  aigles  jectent  les  tortues  pour  les  casser, 
tesmoing  la  teste  pelée  du  poëte  yEschylus ,  et 
tu  te  ferois  mal,  mon  amy,  j'en  seroys  bien  fort 
marry,  ou  te  laisseront  tomber  dedans  quelque 
mer,  je  ne  sçay  où,  bien  loing,  comme  tomba 
Icarus,  et  seroit  par  après  nommée  la  mer  Entom- 
mericque. 

«  Secondement,  sois  quitte,  car  les  diables  ayment 
fort  les  quittes,  je  le  sçay  bien,  quant  est  de  moy: 
les  paillards  ne  cessent  me  mugueter  et  me  faire  la 
court,  ce  que  ne  souloient,  estant  safrané  et  endebté. 


PANTAGRUEL  125 

L'ame  d  un  nome  endebté  est  toute  hectique  et  dis- 
crasiée  :  ce  n'est  viande  à  diables. 

«  Tiercement,  avecques  ton  froc  et  ton  domino 
de  grobis,  retourne  à  Raminagrobis.  En  cas  que 
trente  mille  bateléesde  diables  ne  t'emportent  ainsi 
qualifié,  je  payeraj  pinthe  et  fagot,  et,  si  pour  ta 
sceureté  tu  veulx  compaignie  avoir,  ne  me  cherchez 
pas,  non.  Je  t'en  advise.  Houstez  vous  de  là,  je  n'y 
vojs  pas.  Le  diable  m'emport  si  je  y  voys  ! 

—  Je  ne  m'en  souciroys,  respondit  frère  Jan,pas 
tant  par  adventure  que  l'on  diroyt,  ayant  mon  brag- 
mard  on  poing.  — Tu  le  prens  bien,  dist  Panurge, 
et  en  parles  comme  docteur  subtil  en  lard.  On 
temps  que  j'estudiois  à  l'eschole  de  Tolete,  le  ré- 
vérend Père  en  diable  Picatris,  recteur  de  la  faculté 
diabolologicque,  nous  disoit  que  naturellement  les 
diables  craignent  la  splendeur  des  espées,  aussi 
bien  que  la  lueur  du  soleil.  De  faict.  Hercules, 
descendent  en  enfer  à  tous  les  diables,  ne  leurs 
feist  tant  de  paour,  ayant  seulement  sa  peau  de  lion 
et  sa  massue,  comme  par  après  feist  yEneas,  estant 
couvert  d'un  harnoys  resplendissant,  et  guarny  de 
son  bragmard  bien  à  poinct  fourby  et  desrouillé  à 
l'ayde  et  conseil  de  la  Sibylle  Cumane. 

((  C'estoit,  peut  estre,  la  cause  pourquoy  le  sei- 
gneur Jan  Jacques  Trivolse ,  mourant  à  Chartres, 
demanda  son  espée,  et  mourut  l'espée  nue  on 
poing,  s'escrimant  tout  autour  du  lict,  comme  vail- 
lant et  chevalereux,  et  par  ceste  escrime  mettant  en 


120  LIVRE    111,    CHAPITRE    XXIII 

fuyte  tous  les  diables  qui  le  guestoieni  au  passaige 
de  la  mort. 

«  Quand  on  demande  aux  Massorethz  etCabal- 
listes  pourquoy  les  diables  n'entrent  jamais  en  pa- 
radis terrestre,  ilz  ne  donnent  aultre  raison,  sinon 
que  à  la  porte  est  un  chérubin  tenent  en  main  une 
espée  flambante.  Car,  parlant  en  vraye  diabolologie 
de  Tolete,  je  confesse  que  les  diables  vrayement 
ne  peuvent  par  coups d'espée  mourir;  mais  je  main- 
tiens, scelon  la  dicte  diabolologie,  qu'ilz  peuvent 
patir  solution  de  continuité,  comme  si  tu  couppois 
de  travers  avecques  ton  bragmard  une  flambe  de 
feu  ardent,  ou  une  grosse  et  obscure  fumée;  et 
crient  comme  diables  à  ce  sentement  de  solution, 
laquelle  leurs  est  doloreuse  en  diable. 

«Quand  tu  voydsle  hourtdedeux  armées,  pense 
tu,  couillasse,  que  le  bruyt  si  grand  et  horrible  que 
l'on  y  oyt  provienne  des  voix  humaines,  du  hurtis 
des  harnois,  du  clicquetis  des  bardes,  du  chaplisdes 
masses,  du  froissis  des  picques,  du  bris  des  lances, 
du  cris  des  navrez,  du  son  des  tambours  et  trom- 
pettes, du  bannissement  des  chevaulx,  du  tonnoire 
des  escouppettes  et  canons?  Il  en  est  véritablement 
quelque  chose,  force  est  que  le  confesse.  Mais  le 
grand  effroy  et  vacarme  principal  provient  du  deuil 
et  ulement  des  diables,  qui,  là  guestans  pelle  melle 
les  paouvres  âmes  des  blessez,  reçoivent  coups 
d'espée  à  l'improviste,  et  pâtissent  solution  en  la 
continuité  de  leurs  substances  aérées  et  invisibles, 


PANTAGRUEL 


127 


comme  si  à  quelque  lacquais,  crocquant  les  lardons 
de  la  broche,  maistre  Hordoux  donnoit  un  coup  de 
baston  sus  les  doigts.  Puys  crient  et  ulent  comme 
diables,  comme  Mars,  quand  il  feut  blessé  par 
Diomedes  davant  Troie,  Homère  dict  avoir  crié  en 
plus  hault  ton  et  plus  horrificque  effroy  que  ne  fe- 
roient  dix  mille  hommes  ensemble. 

«  Mais  quoy!  nous  parlons  de  harnoys  fourbiz 
et  d'espées  resplendentes.  Ainsi  n'est  il  de  ton 
bragmard,  car,  par  discontinuation  de  officier,  et 
par  faulte  de  opérer,  il  est,  par  ma  foy,  plus  rouillé 
que  la  claveure  d'un  vieil  charnier.  Pourtant  faiz 
de  deux  choses  l'une:  ou  le  desrouille  bienàpoinct 
et  guaillard,  ou,  le  maintenant  ainsi  rouillé,  guarde 
que  ne  retourne  en  la  maison  de  Raminagrobis. 
De  ma  part,  je  n'y  voys  pas.  Le  diable  m'emport 
si  je  y  voys!  » 

CHAPITRE    XXIV 

Comment  Panurge  prend  conseil  de  Epistemon. 

AissANS  la  Villaumere,   et  retournans 

vers  Pantagruel,  par  le  chemin  Panurge 

s'adressa  à   Epistemon ,   et  luy  dist  : 

«  Compère,  mon  antique  amy,  vous 

voyez  la  perplexité  de   mon    esprit.   Vous  sçavez 

tant  de  bons  remèdes.  Me  sçauriez  vous  secourir?  » 

Epistemon  print  le  propous,  et  remonstroit  à  Pa- 


128  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXJV 

nurge  comment  la  voix  publicque  estoit  toute  con- 
sommée en  mocqueries  de  son  desguisement,  et  luy 
conseilloit  prendre  quelque  peu  de  ellébore,  affin 
de  purger  cestuy  humeur  en  luy  peccant,  et  re- 
prendre ses  accoustremens  ordinaires.  «  Je  suys, 
dist  Panurge,  Epistemon,  mon  compère,  en  phan- 
tasie  de  me  marier,  mais  je  crains  estre  coqu  et  in- 
fortuné en  mon  mariage.  Pourtant  ay  je  faict  veu 
à  sainct  François  le  jeune,  lequel  est  au  Plessis-lez- 
Tours  reclamé  de  toutes  femmes  en  grande  dévotion , 
car  il  est  premier  fondateur  des  Bons  Hommes,  les- 
quelz  elles  appetent  naturellement,  porter  lunettes 
au  bonnet,  ne  porter  braguette  en  chausses,  que 
sus  ceste  mienne  perplexité  d'esprit  je  n'aye  eu  re- 
solution aperte.  —  C'est,  dist  Epistemon,  vraye- 
ment  ung  beau  et  joyeulx  veu.  Je  me  esbahys  de 
vous  que  ne  retournez  à  vous  mesmes,  et  que  ne 
revocquez  vos  sens  de  ce  farouche  esguarement  en 
leur  tranquillité  naturelle.  Vous  entendent  parler, 
me  faictez  souvenir  du  veu  des  Argives  à  la  large 
perrucque,  les  quelz,  ayans  perdu  la  bataille  contre 
les  Lacedaemoniens  en  la  controverse  de  Tyrée, 
feirent  veu  cheveux  en  teste  ne  porter  jusques  à  ce 
qu'ilz  eussent  recouvert  leur  honneur  et  leur  terre; 
du  veu  aussi  du  plaisant  Hespaignol  Michel  Doris, 
qui  porta  le  trançon  de  grève  en  sa  jambe.  Et  ne 
sçay  lequel  des  deux  seroit  plus  digne  et  méritant 
porter  chapperon  verd  et  jausne  à  aurcilles  de  lièvre, 
ou  icelluy  glorieux  champion,  ou  Enguerrant,  qui 


PANTAGRUEL 


I  29 


en  faict  le  tant  long,  curieux  et  fascheux  compte, 
oubliant  l'art  et  manière  d'escrire  histoires,  baillée 
par  le  philosophe  Samosatoys  ;  car,  lisant  icelluy  long 
narré,  l'on  pense  que  doibve  estre  commencement 
et  occasion  de  quelque  forte  guerre  ou  insigne  mu- 
tation des  royaulmes;  mais,  en  fin  de  compte,  on  se 
mocque  et  du  benoist  champion,  et  de  l'Angloys 
qui  le  deffia,  et  de  Enguerrant  leur  tabellion,  plus 
baveux  qu'un  pot  à  moustarde.  La  mocquerie  est 
telle  que  de  la  montaigne  d'Horace,  laquelle  cryoit 
et  lamentoyt  énormément,  comme  femme  en  tra- 
vail d'enfant.  A  son  cris  et  lamentation  accourut 
tout  le  voisinaige,  en  expectation  de  veoir  quelque 
admirable  et  monstrueux  enfantement,  mais  en  fin 
ne  nasquit  d'elle  qu'une  petite  souriz. 

—  Non  pourtant,  dist  Panurge,  je  m'en  soubrys. 
Se  mocquequi  clocque.  Ainsi  feray  comme  porte  mon 
veu.  Or,  long  temps  a  que  avons  ensemble,  vous  et 
moy,  foy  et  amitié  jurée  par  Jupiter  Philios.  Dictez 
m'en  vostre  advis:  me  doibz  je  marier,  ou  non? 

—  Certes,  respondit  Epistemon,  le  cas  esthazar- 
deux;  je  me  sens  par  trop  insuffisant  à  la  resolution. 
Et  si  jamais  feut  vray  en  l'art  de  medicine  le  dict  du 
vieil  Hippocrates  de  Lango  :  Jugement  difficile^  il 
est  en  cestuy  endroict  verissime.  J'ay  bien  en  ima- 
gination quelques  discours  moyennans  les  quelz 
nous  aurions  détermination  sus  vostre  perplexité  ; 
mais  ilz  ne  me  satisfont  poinct  apertement.  Aulcuns 
Platonicques  disent  que  qui  peut  veoir  son  Genius 

Rabelais.  III .  17 


l3o  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXIV 

peut  entendre  ses  destinées.  Je  ne  comprens  pas 
bien  leur  discipline,  et  ne  suys  d'advis  que  y  adhaerez  : 
il  y  a  de  l'abus  beaucoup.  J'en  ay  veu  l'expérience 
en  un  gentil  homme  studieux  et  curieux  on  pays 
d'Estangourre.  C'est  le  poinct  premier. 

«  Un  aultre  y  a.  Si  encores  regnoient  les  oracles 
de  Juppiter  en  Amon ,  de  Apollo  en  Lebadie, 
Delphes,  Delos,  Cyrrhe,  Patare,  Tegyres,  Preneste, 
Lycie,  Colophon;  en  la  fontaine  Castallie,  prés 
Antioche  en  Syrie,  entre  les  Branchides;  deBacchus 
enDodone;  de  Mercure  en  Phares,  prés  Patras;  de 
Apis  euiEgypte;  de  Serapis  enCanobe;  de  Faunus 
en  Maenalie  et  en  Albunée,  prés  de  Tivoli;  de 
Tyresias  en  Orchomene,  de  Mopsus  en  Cilicie, 
d'Orpheus  en  Lesbos,  de  Trophonius  en  Leucadie, 
je  seroys  d'advis,  paradventure  non  seroys,  y  aller 
et  entendre  quel  scroit  leur  jugement  sus  vostreen- 
treprinse.  Mais  vous  sçavez  que  tous  sont  devenuz 
plus  mutz  que  poissons,  depuys  la  venue  de  celluy 
roy  servatcur,  onquel  ont  prins  fin  tous  oracles  et 
toutes  prophéties,  comme,  advcnente  la  lumière 
du  clair  soleil,  disparent  tous  lutins,  lamies,  lémures, 
guaroux,  farfadetz  et  tenebrions  Ores  toutesfoys 
qu'encores  feussent  en  règne,  ne  conseilleroys  je 
facillemcnt  adjousterfoy  à  leurs  rcsponses.  Trop  de 
gens  y  ont  este  trompez.  D'adventaige,  je  me  re- 
corde queAgrippine  mist  sus  à  Lollie  la  belle  avoir 
interrogué  l'oracle  de  Apollo  Clariiis  pour  entendre 
si  mariée  elle  seroit  avecqucs  Claudius  l'Empereur 


PANTAGRUEL  l3l 

Pour  ceste  cause  feut  premièrement  bannie,  et  de- 
puis à  mort  ignominieusement  mise. 

—  Mais,  dist  Panurge,  faisons  mieulx  :  les  Isles 
Ogygies  ne  sont  loing  du  Port  Sam-Ma!o;  faisons 
y  un  voyage  après  qu'aurons  parlé  à  nostre  Roy.  En 
l'une  des  quatre,  laquelle  plus  a  son  aspect  vers 
soleil  couchant,  on  dict,  je  l'ay  leu  en  bons  et  an- 
tiques autheurs,  habiter  plusieurs  divinateurs,  vati- 
cinateurs  et  prophètes,  y  estre  Saturne  lié  de  belles 
chaînes  d'or  dedans  une  roche  d'or,  alimenté  de 
ambrosie  et  nectar  divin,  les  quelz  journellement 
luy  sont  des  cieulx  transmis  en  abundance  par  ne 
sçay  quelle  espèce  d'oizeaulx,  peut  estre  que  sont 
les  mesmes  corbeaulx  qui  alimentoient  es  desers 
sainct  Paul  premier  hermite,  et  apertement  prédire 
à  un  chascun  qui  veult  entendre  son  sort,  sa  des- 
tinée ,  et  ce  que  luy  doibt  advenir,  car  les  Parces 
rien  ne  fîUent,  Juppiter  rien  ne  propense  et  rien 
ne  délibère,  que  le  bon  père  en  dormant  ne  con- 
gnoisse.  Ce  nous  seroit  grande  abbreviation  de  la- 
beur si  nous  le  oyons  un  peu  sus  ceste  mienne  per- 
plexité. —  C'est,  respondit  Epistemon,  abus  trop 
évident  et  fable  trop  fabuleuse.  Je  ne  iray  pas.  » 


LIVRE    III,    CHAPITRE    XXV 

CHAPITRE   XXV 

Comment  Pamirge  se  conseille  à  Her  Trippa. 

^-^  OYEZ  cy,  dist  Epistemon,  continuant, 
toutesfoys  que  ferez  avant  que  retour- 
nons vers  nostie  Roy^  si  me  croyez. 
Icy,prés  l'isle  Bouchart,  demeure  Her 
Trippa.  Vous  sçavez  comment,  par  art  de  astrologie, 
geomantie,  chiromantie,  metopomantie  et  aultresde 
pareille  farine,  il  praedict  toutes  choses  futures; 
conférons  de  vostre  affaire  avecques  luy.  —  De 
cela,  respondit  Panurge.je  ne  sçay  rien.  Bien  sçay 
je  que,  luy  un  jour  parlant  au  grand  Roy  des  cho- 
ses célestes  et  transcendentes,  les  lacquais  de  court, 
par  les  degrez,  entre  les  huys,  sabouloient  sa 
femme  à  plaisir,  laquelle  estoit  assez  bellastre.  Et 
il,  voyant  toutes  choses  cetherées  et  terrestres  sans 
bezicles,  discourant  de  tous  cas  passez  et  praesens, 
praedisant  tout  l'advenir,  seulement  ne  voioit  sa 
femme  brimballante,  et  oncques  n'en  sceut  les  nou- 
velles. Bien,  allons  vers  luy,  puys  qu'ainsi  le  voulez. 
On  ne  sçauroit  trop  apprendre.  » 

Au  lendemain  arrivèrent  au  logis  de  Her  Trippa. 
Panurge  luy  donna  une  robbe  de  peau  de  loup, 
une  grande  espée  bastarde  bien  dorée  à  fourreau 
de  velours,  et  cinquante  beaulx  angelots,  puis  fa- 
miliairement  avecques  luy  conféra  de  son  affaire. 
De   première  venue,  Her  Trippa,   le  regardant 


PANTAGRUEL  l33 

en  face,  dist  :  «  Tu  as  la  metaposcopie  et  physio- 
nomie d'un  coqu.  Je  ày  coqu  scandale  et  diffamé.  » 
Puys,  considérant  la  main  dextre  de  Panurge  en 
tous  endroictz,  dist:  «  Ce  faulx  traict  que  je  voy 
icy  au  dessus  du  mons  Jovis  oncques  ne  feut  qu'en 
la  main  d'un  coqu.  »  Puys  avecques  un  style  feist 
hastivement  certain  nombre  de  poinctz  divers,  les 
accoubla  par  geomantie,  et  dist:  «  Plus  vraye  n'est 
la  vérité  qu'il  est  certain  que  seras  coqu  bien  tost 
après  que  seras  marié.  » 

Cela  faict,  demanda  à  Panurge  l'horoscope  de 
sa  nativité.  Panurge  luy  ayant  baillé,  il  fabrica 
promptement  sa  maison  du  ciel  en  toutes  ses 
parties,  et,  consyderant  l'assiete  et  les  aspectz 
en  leurs  triplicitez,  jecta  un  grand  souspir,  et  dist  : 
«  J'avois  ja  praedict  apertement  que  tu  serois  coqu; 
à  cela  tu  ne  povoys  faillir.  Icy  j'en  ay  d'abondant 
asceurance  nouvelle,  et  te  afferme  que  tu  seras  coqu. 
D'adventaige ,  seras  de  ta  femme  battu,  et  d*elle 
seras  desrobbé,  car  je  trouve  la  septiesme  maison 
en  aspectz  tous  malings,  et  en  batterie  de  tous 
signes  portans  cornes,  comme  Aries,  Taurus,  Ca- 
pricorne et  aultres.  En  la  carte,  je  trouve  décadence 
de  Jovisj  ensemble  aspect  tetragone  de  Saturne, 
associé  de  Mercure.  Tu  seras  bien  poyvré,  homme 
de  bien. 

—  Je  seray,  respondit  Panurge,  tes  fortes  fieb- 
vres  quartaines,  vieulx  fol,  sot  mal  plaisant  que  tu 
es.  Quand  tous  coqus  s'assembleront,  tu  porteras 


134  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXV 

la  baniere.  Mais  dont  me  vient  ce  cyron  icy  entre 
ces  deux  doigtz?  )^  Cela  disoit  tirant  droict  vers 
Her  Trippa  les  deux  premiers  doigtz  ouvers  en 
forme  de  deux  cornes,  et  fermant  on  poing  tous 
les  aultres;  puys  dist  à  Epistemon  :  «  Voyez  cy 
le  vray  Ollus  de  Martial,  lequel  tout  son  estude 
addonnoit  à  observer  et  entendre  les  maulx  et 
misères  d'aultruy,  ce  pendent  sa  femme  tenoit  le 
brelant.  Il ,  de  son  cousté ,  paouvre  plus  que  ne 
feut  Irus,  au  demourant  glorieux,  oultrecuydé,  in- 
tolérable, plus  que  dixsept  diables,  en  un  mot, 
TTTcoxaXa^wv,  comme  bien  proprement  telle  peaul- 
traille  de  belistrandiers  nommoient  les  anciens. 
Allons,  laissons  icy  ce  fol  enraigé,  mat  de  cathene, 
ravasser  tout  son  saoul  avecques  ses  diables  privez. 
Je  croirois  tantost  que  les  diables  voulussent  servir 
un  tel  marault.  Il  ne  sçait  le  premier  traict  de  phi- 
losophie, qui  est  :  Congnois  toy,  et,  se  glorifiant 
veoir  un  festu  en  l'œil  d'aultruy,  ne  void  une  grosse 
souche  laquelle  luy  poche  les  deux  yeulx.  C'est  un 
tel  Polypragmon  que  descript  Plutarche.  C'est  une 
aultre  Lamie,  laquelle  en  maisons  estranges,  en 
public,  entre  le  commun  peuple,  voyant  plus  pe- 
netramment  qu'un  oince,  en  sa  maison  propre  estoit 
plus  aveugle  qu'une  taulpe:  chés  soy  rien  ne  voioyt, 
car,  retournant  du  dehors  en  son  privé  ,  oustoit  de 
sa  teste  ses  yeulx  exemptiles  comme  lunettes,  et  les 
cachoit  dedans  un  sabot  attaché  darriere  la  porte  de 
son  logis.  » 


PANTAGRUEL  l35 

A  ces  motz  print  Her  Trippa  un  rameau  de  ta- 
marix.  «  Il  prend  bien,  dist  Epistemon  :  Nicander 
la  nomme  divinatrice.  —  Voulez  vous,  dist  Her 
Trippa,  en  sçavoir  plus  amplement  la  vérité  par 
pyromantie,  par  aëromantie,  célébrée  par  Aristo- 
phanes  en  ses  Nuées,  par  hydromantie,  par  lecano- 
mantie,  tant  jadis  célébrée  entre  les  Assyriens  et 
exprovée  par  Hermolaus  Barbarus?  Dedans  un 
bassin  plein  d'eau  je  te  monstrerayta  femme  future 
brimballant  avecques  deux  rustres.  —  Quand,  dist 
Panurge,  tu  mettras  ton  nez  en  mon  cul,  soys  recors 
de  deschausser  tes  lunettes.  —  Par  catoptromantie, 
dist  Her  Trippa ,  continuant,  moyennant  laquelle 
Didius  Julianus,  empereur  de  Rome,  praevoyoit 
tout  ce  que  luy  doibvoit  advenir  :  il  ne  te  fauldra 
poinct  de  lunettes.  Tu  la  voyras  en  un  mirouoir 
brisgoutant  aussi  apertement  que  si  je  te  la  mons- 
trois  en  la  fontaine  du  temple  de  Minerve  prés 
Patras.  Par  coscinomantie,  jadis  tant  religieusement 
observée  entre  les  cerimonies  des  Romains  :  ayons 
un  crible  et  des  forcettes,  tu  voyras  diables.  Par 
alphitomantie,  designée  par  Theocrite  en  sa  Phar- 
maccutrie,  et  par  aleuromantie,  meslant  du  froment 
avecques  de  la  farine.  Par  astragalomantie  :  j'ay 
céans  les  projectz  tous  pretz.  Par  tyromantie:  j'ay 
un  fromaige  de  Brehemont  à  propous.  Par  gyro- 
mantie  :  je  te  feray  icy  tournoyer  force  cercles,  les 
quels  tous  tomberont  à  gausche,  je  t'en  asceure.  Par 
sternomantie  :  par  ma  foy  tu  as  le  pictz  assez  mal 


l36  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXV 

proportionné.  Par  libanomantie  :  il  ne  fault  qu'un 
peu  d'encent.  Par  gastromantie,  de  laquelle  en 
Ferrare  longuement  usa  la  dame  JacobaRhodogine 
engastrimythe.  Par  cephaleonomantie,  de  laquelle 
user  souloient  les  Alemans,  routissans  la  teste  d'un 
asne  sus  des  charbons  ardens.  Par  ceiomantie  :  là, 
par  la  cire  fondue  en  eaue,  tu  voiras  la  figure  de  ta 
femme  et  de  ses  taboureurs.  Par  capnomantie  :  sus 
des  charbons  ardens  nous  mettrons  de  la  semence 
de  pavot  et  de  sisame.  O  chose  gualante  !  Par 
axinomantie  :  fais  icy  provision  seulement  d'une 
coingnée  et  d'une  pierre  gagate,  la  quelle  nous 
metterons  sus  la  braze.  O  comment  Homère  en  use 
bravement  envers  les  amoureux  de  Pénélope  ?  Par 
onymantie  :  ayons  de  l'huylle  et  de  la  cire.  Par 
tephramantie:  tu  voiras  la  cendre  en  l'aër  figurante 
ta  femme  en  bel  estât.  Par  botanomantie  :  j'ay  icy 
des  fueilles  de  saulge  à  propos.  Par  sycomantie,  ô 
art  divine  !  en  feueilles  de  flguier.  Par  ichthyomantie, 
tant  jadis  célébrée  et  practiquée  par  Tiresias  et 
Polydamas,  aussi  certainement  que  jadis  estoit  faict 
en  la  fosse  Dina  on  bois  sacré  à  Apollo,  en  la  terre 
des  Lyciens.  Par  chœromantie  :  ayons  force  pour- 
ceaulxj'tu  en  auras  la  vescie.  Par  cleromantie, 
comme  l'on  trouve  la  febve  on  guasteau  la  vigile 
de  l'Epiphane.  Par  anthromantie,  de  laquelle  usa 
Heliogabalus,  empereur  de  Rome  :  elle  est  quelque 
peu  fascheuse,  mais  tu  l'endureras  assez,  puis  que 
tu  es  destiné  coqu.  Par  stichomantie  sibylline  ;  par 


PANTAGRUEL 


3? 


onomatomantie.  Comment  as  tu  nom?  —  Masche- 
merde,  respondit  Panurge.  —  Ou  bien  par  alec- 
tryomantie  :  je  feray  icj  un  cerne  gualantement, 
lequel  je  partiray,  toy  voyant  et  considérant,  en 
vingt  et  quatre  portions  equales.  Sus  chascune  je 
figureray  une  lettre  de  l'alphabet  :  sus  chascune 
lettre  je  poseray  un  grain  de  froment,  puys  lasche- 
ray  un  beau  coq  vierge  à  travers.  Vous  voirez,  je 
vous  affie ,  qu'il  mangera  les  grains  posez  sus  les 
lettres 

C.  O.  Q.  U.       S.  E.  R,  A. 

aussi  fatidicquement  comme  soubs  l'empereur  Va- 
lens,  estant  en  perplexité  de  sçavoir  le  nom  de  son 
successeur,  le  coc  vaticinateur  et  alectryomantic 
mangea  sus  les  lettres  0.E.O.A. 

«  Voulez  vous  en  sçavoir  par  l'art  de  aruspicine, 
par  extispicine,  par  augure  prins  du  vol  des  oyzeauJx, 
du  chant  des  oscines,  du  bal  solistime  des  canes. — 
Par  estronspicine,  respondit  Panurge.  —  Ou  bien 
par  necromantie?  Je  vous  feray  soubdain  resusciter 
quelqu'un  peu  cy  devant  mort,  comme  feist  Apollo- 
nius de  Tyane  envers  Achilles,  comme  feist  la  Phi- 
tonisse  en  prsesence  de  Saul,  lequel  nous  en  dira 
le  totage,  ne  plus  ne  moins  que  à  l'invocation  de 
Erictho  un  deffunct  praedist  à  Pompée  tout  le  pro- 
grés et  issue  de  la  bataille  Pharsalicque;  ou,  si  avez 
paour  des  mors,  comme  ont  naturellement  tous 
coquz,  je  useray  seulement  de  sciomantie. 

18 


l38  LI\RE    III,     CHAPITRE    XXV 

—  Va,  respondit  Panurge,  fol  enraigé,  au  diable, 
et  te  faiz  lanterner  à  quelque  Albanoys,  si  auras  un 
chapeau  poinctu.  Diable,  que  ne  me  conseillez  tu 
aussi  bien  tenir  une  esmeraulde ,  ou  la  pierre  de 
hyène,  soubs  la  langue?  ou  me  munir  de  langues 
depuputzet  de  cœurs  de  ranes  verdesPou  manger 
du  cœur  et  du  foye  de  quelque  dracon ,  pour,  à  la 
voix  et  au  chant  des  cycnes  et  oizeaulx,  entendre 
mes  destinées,  comme  faisoient  jadis  les  Arabes  on 
pays  de  Mésopotamie?  A  trente  diables  soit  le  coqu, 
cornu,  marrane,  sorcier  au  diable,  enchanteur  de 
l'Antichrist! 

('  Retournons  vers  nostre  Roy.  Je  suys  asceuré 
que  de  nous  content  ne  sera,  s'il  entend  une  foys 
que  soyons  icy  venuz  en  la  tesniere  de  ce  diable 
engiponné.  Je  me  repens  d'y  estre  venu,  et  donne- 
rois  voluntiers  cent  nobles  et  quatorze  roturiers,  en 
condition  que  celluy  qui  jadis  souffloit  on  fond  de 
mes  chausses,  praesentement  de  son  crachatz  luy 
enluminast  les  moustaches.  Vray  Dieu!  comment  il 
m'a  perfumé  de  fascherie  et  diablerie,  de  charme 
et  de  sorcellerie  !  Le  diable  le  puisse  emporter  ! 
Dictez  Amen,  et  allons  boyre.  Je  ne  feray  bonne 
chère  de  deux,  non  de  quatre  jours.  » 


PANTAGRUEL 


39. 


CHAPITRE    XXVI 

Comment  Panurge  prent  conseil  de  frère  Jan 
des  Entommcures. 

ANURGE  estoit  fasché  des  propous  de 
Her  Trippa,  et,  avoir  passé  la  bour- 
gade de  Huymes,  s'adressa  à  frère 
Jan,  et  luy  dist  becguetant  et  soy 
grattant  l'aureille  guausche:  «  Tien  moy  un  peu 
joyeulx,  mon  bedon.  Je  me  sens  tout  matagrabolisé 
en  mon  esprit  des  propous  de  ce  fol  endiablé. 
Escoute, 

Couillon  mignon, 

Couillon  moignon, 
c.   pâté, 
c.   plombé, 
c.   feutré, 
c.   madré, 


c.  de  stuc. 


Arabesque, 


de  renom, 

naté, 

laicté, 

calfaté, 

relevé, 
c.   de  Grotesque, 
c.   asseré. 


troussé  à  la  levresque,c.  antiquaire, 

asceuré,  c.  guarancé, 

calandre,  c.  requamé, 

diapré,  c.  estamé, 

c.   martelé,  c.  entrelardé, 

c.  juré,  c.  bourgeois, 

c.   grené,  c.  d'esmorche, 


".I^O  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXVI 

c.   endesvé,  c.   goildronné, 

c.   palletoqué,  c.   aposté, 

c.   lyripipié,  c.   désiré, 

c.   vernissé,  c.   d'ebene, 

c.   debresil,  c.   de  bouys, - 

c.   organizé,  c.   Latin, 

c.   de  passe,  c.   à  croc, 

c.   d'estoc,  c.   effréné, 

c.   forcené,  c.   affecte, 

c.   entassé,  c.   compassé, 

c.   farcy,  c.  bouffy, 

c.   polly,  c.   jolly, 

c.   poudrebif,  c.   brandif, 

c.   positif,  c.   gérondif, 

c.   génitif,  c.   actu, 

c.   gigantal,  c-  vital, 

c.   oval,  c.   magistral, 

c.   claustral,  c.   monachal, 

c.   viril,  c.  subtil, 


de  respect,  c.  de  relés, 

c.  de  séjour,  c.   d'audace, 

c.   massif,  c.   lascii, 

c.   manuel,  c.   guoulu, 

c.   absolu,  c.   résolu, 

c.   membru,  c.   cabus, 

c.   gémeau,  c.   courtoys, 

c.   Turquoys,  c.   fécond, 

c.   brislant,  c.   sifflant, 

c.   estrillant.  c.  gent. 


PANTAGRUEL 

c. 

urgent, 

c. 

banier, 

c. 

duisant, 

c. 

brusquet, 

c. 

prompt, 

c. 

prinsaultier, 

c. 

fortuné, 

c. 

clabault, 

c. 

coyrault, 

c. 

usual, 

c. 

de  haulte  lisse. 

c. 

exquis, 

c. 

requis. 

c. 

fallot. 

c. 

cullot, 

c. 

picardent, 

c. 

de  raphe, 

c. 

Guelphe, 

c. 

ursin. 

c. 

de  triage. 

c. 

deparaige, 

c. 

de  mesnage, 

c. 

patronymicque, 

c. 

pouppin, 

c. 

Guespin, 

c. 

d'Alidada, 

c. 

d'Algamala, 

c. 

d'Algebra, 

c. 

robuste. 

c. 

venuste. 

c. 

d'appétit, 

c. 

insuperable, 

c. 

secourable, 

c. 

agréable. 

c. 

redoubtable. 

c. 

espovantable, 

c. 

affable. 

c. 

profitable. 

c. 

mémorable. 

c. 

notable. 

c. 

palpable, 

c. 

musculeux, 

c. 

bardable. 

c. 

subsidiaire. 

c. 

tragicque. 

c. 

satyricque. 

c. 

Transpontin, 

c. 

repercussif. 

c. 

digestif, 

c. 

convulsif, 

c. 

incarnatif. 

c 

restauratif. 

c. 

sigillatif. 

c. 

masculinant. 

c. 

ronssinant, 

c. 

baudouinant, 

c. 

refaict, 

c. 

fulminant, 

141 


42  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXVI 


c. 

tonnant, 

c. 

estincelant. 

c. 

martelant, 

c. 

arietant. 

c. 

strident, 

c. 

aromatisant, 

c. 

timpant, 

c. 

diaspermatisant 

c. 

pimpant, 

t. 

ronflant, 

c. 

paillard, 

c. 

pillard, 

c. 

guaillard, 

c. 

hochant. 

c. 

brochant. 

c. 

talochant. 

c. 

avorté, 

c. 

eschalloté, 

c. 

syndicqué. 

c. 

farfouillant. 

c. 

belutant. 

c. 

culbutant, 

«  Couillon  hacquebutant,couillon  cuUetant,  frère 
Jan  mon  amy,  je  te  porte  révérence  bien  grande, 
et  te  reservoys  à  bonne  bouche;  je  te  prie,  diz 
raoy  ton  advis.  Me  dois  je  marier  ou  non?  » 

Frère  Jan  luy  respondit  en  alaigresse  d'esprit, 
disant:  «  Marye  toy  de  par  le  diable,  marie  toy,  et 
carrillonne  à  doubles  carrillons  de  couillons.  Je  diz 
et  entends  le  plus  toust  que  faire  pourras.  Dés  huy 
au  soir  faiz  en  crier  les  bancs  et  le  challit.  Vertus 
Dieu  !  à  quand  te  veulx  tu  reserver  ?  Sçaiz  tu  pas 
bien  que  la  fin  du  monde  approche?  Nous  en 
sommes  huy  plus  prés  de  deux  trabutz  et  demie 
toise  que  n'estions  avant  hier.  L'Antichrist  est  desja 
né,  ce  m'a  l'on  dict.  Vray  est  que  il  ne  faict  en- 
cores  que  esgratigner  sa  nourrisse  et  ses  gouver- 
nantes, et  ne  monstre  encores  les  thesaurs,  car  il 
est  encores  petit.  Crescitc.  Nos  qui  vivimus,  multipli- 


PANTAGRUEL  1^3 

camini,  il  est  escript.  C'est  matière  de  bréviaire. 
Tant  que  le  sac  de  bled  ne  vaille  trois  patacz,  et  le 
bussart  de  vin  que  six  blancs.  Vouldrois  tu  bien 
qu'on  te  trouvast  les  couilles  pleines  au  jugement? 
Dum  venerit  judicare  ? 

—  Tu  as,  dit  Panurge,  Tesprit  moult  limpide  et 
serain,  frère  Jan,  couillon  métropolitain,  et  parles 
pertinemment.  C'est  ce  dont  Leander  deAbyde  en 
Asie,  nageant  par  la  mer  Hellesponte  pour  visiter 
s'amie  Hero  de  Seste  en  Europe,  prioit  Neptune 
et  tous  les  dieux  marins  : 

Si  en  allant  je  suys  de  vous  choyé, 
Peu  au  retour  me  chault  d'estre  noyé. 

«  Il  ne  vouloit  poinct  mourir  les  couilles  pleines. 
Et  suys  d'advis  que  dorénavant,  en  tout  mon  Sal- 
migondinojs,  quand  on  vouldra  par  justice  exécuter 
quelque  malfaicteur,  un  jour  ou  deux  davant,  on  le 
face  brisgoutter  en  onocrotale,  si  bien  que  en  tous 
ses  vases  spermaticques  ne  reste  de  quoy  protraire 
ung.  Y  gregoys.  Chose  si  précieuse  ne  doibt  estre 
follement  perdue.  Par  adventure  engendrera  il  un 
home  :  ainsi  mourra  il  sans  regret,  laissant  home 
pour  home.    » 


144  I-IVRE    III,    CHAPITRE    XXVII 

CHAPITRE    XXVII 
Comment  frcrc  Jan  joyeusement   conseille    Panurge. 

AR  sainct  Rigomé,  dist  frère  Jan,  Pa- 
nurge, mon  amy  doulx,  je  ne  te  con- 
seille chose  que  je  ne  feisse,  sij'estoys 
en  ton  lieu.  Seulement  ayez  esguard 
et  consyderation  de  tous  jours  bien  lier  et  continuer 
tes  coups.  Si  tu  y  fays  intermission,  tu  es  perdu, 
paouvret,  et  t'adviendra  ce  que  advient  es  nour- 
risses. Si  elles  désistent  alaicter  enfans,  elles  per- 
dent leur  laict.  Si  continuellement  ne  exercez  ta 
mentule,  elle  perdra  son  laict,  et  ne  te  servira  que 
de  pissotière;  les  couilles  pareillement  ne  te  servi- 
ront que  de  gibbessieres.  Je  t'en  advise^  mon  amy. 
J'en  ay  veu  l'expérience  en  plusieurs  qui  ne  l'ont 
peu  quand  ilz  vouloient,  car  ne  Pavoient  faict  quand 
le  povoient.  Aussi  par  non  usaige  sont  perduz  tous 
privilèges,  ce  disent  les  clercs.  Pourtant,  fillol, 
maintien  tout  ce  bas  et  menu  populaire  troglodyte 
en  estât  de  labouraige  sempiternel.  Donne  ordre 
qu*ilz  ne  vivent  en  gentilz  homes,  de  leurs  rantes, 
sans  rien  faire. 

—  Ne  dea,  respondit  Panurge,  frère  Jan,  mon 
couillon  guausche,  je  te  croiray.  Tu  vas  rondement 
en  besogne.  Sans  exception  ne  ambages  tu  m'as 
apertement  dissolu  toute  craincte  qui  me  povoit 
intimider.  Ainsi  te  soit  donné  des  cieulx  tousjours 


PANTAGRUEL  146 

bas  et  roydde  opérer.  Or,  doncques,  àtaparolle,  je 
me  mariray,  il  n'y  aura  poînct  de  faulte  ;  et  si  auray 
tousjours  belles  chambrières,  quand  tu  me  viendras 
veoir,  et  seras  protecteur  de  leur  sororité.  Voylà 
quand  à  la  première  partie  du  sermon. 

—  Escoute,  dist  frère  Jan,  l'oracle  des  cloches  de 
Varenes  :  que  disent  elles  ? 

—  Je  les  entends,  respondit  Panurge.  Leur  son 
est,  par  ma  soif,  plus  fatidicque  que  des  chauldrons 
de  Juppiter  en  Dodone.  Escoute: 

Marie  toy,  marie  toy; 

Marie,  marie. 
Si  tu  te  marie,  marie, 
Tresbien  t'en  trouveras,  veras,  veraî, 

Marie,  marie. 

«  Je  teasseureque  je  me  mariray;  tous  les  elemens 
me  y  invitent.  Ce  mot  te  soit  comme  une  muraille 
de  bronze. 

«  Quant  au  second  poinct,  tu  me  semblés  aulcu- 
nement  doubter,  voyre  deffier,  de  ma  paternité, 
comme  ayant  peu  favorable  le  roydde  dieu  des 
jardins.  Je  te  supply  me  faire  ce  bien  de  croire  que  je 
l'ay  à  commandement,  docile,  bénévole,  attentif, 
obéissant  en  tout  et  par  tout.  Il  ne  luy  fault  que 
lascher  les  longes,  je  diz  l'aiguillette,  lui  monstrer 
de  prés  la  proye,  et  dire  :  a  Haie,  compaignon  !  « 
Et,  quand  ma  femme  future  seroit  aussi  gloutte  du 
plaisir  vénérien  que  feut  oncques  Messalina,  ou  la 
marquise  de  Oinsestre  en  Angleterre,  je  te  prie 
Rabelais.  III.  m 


Idb  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXVII 

croire  que  je  l'ay  encores  plus  copieux  au  conten- 
tement. 

«  Je  ne  ignore  que  Salomon  dict,  et  en  parloil 
comme  clerc  et  sçavant.  Depuys  luy,  Aristoteles 
a  declairé  l'estre  des  femmes  estredesoy  insatiable, 
mais  je  veulx  qu'on  saiche  que,  de  mesme  qualibre, 
j'ay  le  ferrement  infatiguable.  Ne  me  allègue  poinct 
ici  en  paragon  les  fabuleux  ribaulx  Hercules,  Pro- 
culus,  Csesar  et  Mahumet,  qui  se  vente  en  sonAl- 
choran  avoir  en  ses  genitoires  la  force  de  soixante 
guallefretiers.  Il  a  menty,  le  paillard. 

a  Ne  me  alléguez  poinct  l'Indian  tant  célébré 
par  Theophraste,  Pline  et  Athenœus,  lequel, 
avecques  l'ayde  de  certaine  herbe,  le  faisoit  en  un 
jour  soixante  et  dix  fois  et  plus.  Je  n'en  croy  rien, 
le  nombre  est  supposé  :  je  te  prie  ne  le  croyre.  Je 
te  prie  croire,  et  ne  croyras  chose  que  nesoitvraye, 
mon  naturel,  le  sacre  Ityphalle,  Messer  Cotai  d'Al- 
bingues ,  estre  le  prime  dcl  monde.  Escoute  çà , 
couillette.  Veidz  tu  oncques  le  froc  du  moine  de 
Castres?  Quand  on  le  posoit  en  quelque  maison, 
feust  à  descouvert,  feust  à  cachettes,  soubdain  par 
sa  vertus  horrificque  tous  les  manens  et  habitansdu 
lieu  entroient  en  ruyt,  bestes  et  gens,  homes  et 
femmes,  jusques  aux  ratz  et  aux  chatz.  Je  te  jure 
qu'en  ma  braguette  j'ay  aultres  foys  congneu  cer- 
taine énergie  encore  plus  anomale.  Je  ne  te  par- 
leray  de  maison  ne  de  buron  ,  de  sermon  ne  de 
marché,  mais,   à  la  passion  qu'on  jouoit  à  sainct 


PANTAGRUEL 


47 


Maixent,  entrant  un  jour  dedans  le  parquet,  je 
veidz  par  la  vertus  et  occulte  propriété  d'icelle, 
soubdainement  tous,  tant  joueurs  que  spectateurs, 
entrer  en  tentation  si  terrificque  qu'il  ne  y  eut 
ange,  home,  diable,  ne  diablesse,  qui  ne  voulust 
biscoter.  Le  portecole  abandonna  sa  copie,  celluy 
qui  jouoit  sainct  Michel  descendit  par  la  volerie, 
les  diables  sortirent  d'enfer  et  y  emportoient  toutes 
ces  paovres  femmelettes,  mesme  Lucifer  se  des- 
chayna.  Somme,  voyant  le  desarroy,  je  debarquay 
du  lieu,  à  l'exemple  de  Caton  le  Censorin,  lequel, 
voyant  par  sa  prsesence  les  festes  Floralies  en  des- 
ordre, désista  estre  spectateur.  » 

CHAPITRE  XXVIII 

Comment  frcrc  Jan  reconforte  Paniirge  sus  le  doiibtc 
du  coqiiage. 


E  t'entends ,  dist  frère  Jan  ;  mais  le 
temps  matte  toutes  choses.  Il  n'est  le 
marbre  ne  le  porphyre  qui  n'ayt  sa 
vieillesse  et  décadence.  Si  tu  ne  en  es 
là  pour  ceste  heure ,  peu  d'années  après  subsé- 
quentes je  te  oiray  confessant  que  les  couilles 
pendent  à  plusieurs  par  faulte  de  gibbessieres. 
Desja  voy  je  ton  poil  grison-ner  en  teste.  Ta  barbe, 
par  les  distinctions  du  gris,  du  blanc,  du  tanné  et  du 
noir,  me  semble  une  mappemonde.  Reguarde  icy  : 


140  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXVIII 

voy  là  Asie;  icy  sont  Tigris  ei  Euphrates;  voy  là 
Afrique  ;  icy  est  la  montaigne  de  la  Lune  ;  voydz 
tu  les  paluz  du  Nil?  Deçà  est  Europe;  voydz  tu 
Theleme?  Ce  touppet  icy  tout  blanc,  sont  les 
Mons  Hyperborées.  Par  ma  soif,  mon  amy,  quand 
les  neiges  sont  es  montaignes,  je  diz  la  teste  et  le 
menton ,  il  n'y  a  pas  grand  chaleur  par  les  valées 
de  la  braguette. 

—  Tes  maies  mules,  respondit  Panurge.  Tu 
n'entends  pas  les  Topiques.  Quand  la  neige  est  sus 
les  montaignes,  la  fouldre,  l'esclair,  les  lanciz,  le 
mau  lubec,  le  rouge  grenat,  le  tonnoire,  la  tem- 
peste,  tous  les  diables  sont  par  les  vallées.  En  veulx 
tu  veoir  l'expérience  ?  Va  on  pays  de  Souisse,  et 
considère  le  lac  de  Wunderberlich,  à  quatre  lieues 
de  Berne,  tirant  vers  Sion.  Tu  me  reproches  mon 
poil  grisonnant,  et  ne  consydere  poinct  comment  il 
est  de  la  nature  des  pourreaux,  es  quelz  nous 
voyons  la  teste  blanche,  et  la  queue  verde,  droite 
et  vigoureuse. 

«  Vrayestqueen  moy  je  recongnois  quelque  signe 
indicatif  de  vieillesse,  je  diz  verde  vieillesse,  ne  le 
diz  à  personne.  Il  demourera  secret  entre  nous 
deux.  C'est  que  je  trouve  le  vin  meilleur  et  plus  à 
mon  goust  savoureux  que  ne  soulois,  plus  que  ne 
souloisjecrainslarencontredu  mauvais  vin.  Noteque 
cela  argue  je  ne  sçay  quoy  du  ponent,  et  signifie 
que  le  midy  est  passé.  Mais  quoy?  Gentil  compai- 
gnon  tousjours,  autant  ou  plus  que  jamais  ;  je  ne 


PANTAGRUEL 


149 


crains  pas  cela,  de  par  le  diable;  ce  n'est  là  où  me 
deult.  Je  crains  que,  par  quelque  longue  absence 
de  nostre  roy  Pantagruel,  au  quel  force  est  que 
je  face  compaignie,  voire  allast  il  à  tous  les  diables, 
ma  femme  me  face  coqu.  Voy  là  le  mot  peremptoire. 
Car  tous  ceulx  a  qui  j'en  ay  parlé  me  en  menassent, 
et  afferment  qu'il  me  est  ainsi  prasdestiné  des 
cieulx, 

—  Il  n'est,  respondit  frère  Jan,  coqu  qui  veult.  Si 
tu  es  coqu,  crgo  ta  femme  sera  belle  ;  ergo  tu  seras 
bien  traicté  d'elle;  ergo  tu  auras  des  amis  beaucoup  ; 
ergo  tu  seras  saulvé.  Ce  sont  Topicques  monachales. 
Tu  ne  en  vauldras  que  mieulx,  pécheur;  tu  ne  feuz 
jamais  si  aise;  tu  n'y  trouveras  rien  moins;  ton  bien 
acroislra  d'advantaige.  S'il  est  ainsi  prsedestiné,  y 
vouldrois  tu  contrevenir?  diz ,  Couillon  flatry,  c. 
moisy. 


c.   rouy,  c.   chaumeny, 

c.   poitry  d'eaue  froyde,   c.   pendillant, 


c.   transy, 
c.  avallé, 
c.  fené, 
c.   esrené, 
c.  de  faillance, 
c.   hallebrené, 
c.  prosterné, 
c.   engroué, 
c.   ecremé, 


appellant, 
guavasche, 
esgrené, 
incongru, 
forbeu, 
lanterné, 
embrené , 
c.   amadoué, 
c.   exprimé, 


5( 


LIVRE    II!,    CHAPITRE    XXVIII 


c.   supprime, 
c.   rétif, 
c.   moulu, 
c.   dissolu, 
c.   morfondu, 
c.   dyscrasié, 
c.   disgratié, 
c.   flacque, 
c.   esgoutté, 
c.   acravante, 
c.   escharbotté, 
c.   mitre, 
c.   baratté, 
c.   bimbelotté, 
c.   entouillé, 
c.   vuidé, 
c.   chagrin, 
c.   démanché, 
c.   véreux, 
c.   vesneux, 
c.   malandré, 
c.   thlasié, 
c.   spadonicque, 
c   historié, 
c.   farineux, 
c.   hergneux, 
c.   gangreneux, 
c.   eroustclevé, 
c.   dépenaillé, 


c.   chetif, 
c.   putatif, 
c.   mervoulu, 
c.    courbatu, 
c.   malautru, 
c.   biscarié, 
c.  liegé, 
c.  diaphane, 
c.   desgousté. 
c.   chippoté, 
c.   hallebotté, 
c.   chapitré, 
c.   chicquané, 
c.  eschaubouille 
c.  barbouillé, 
c.   riddé, 
c.   hâve, 
c.   morné, 

c.   pesneux, 

c.   forbeu, 

c.   meshaigné, 

c.   thlibié, 

c.   sphacelé, 

c.   deshinguandé, 

c.   farcineux, 

c.   varicqueux, 

c.   véreux, 

c,   esclopé, 

c.   franfreluché. 


PANTAGRUEL 

c. 

,   matté, 

C.   frelatté, 

,   guoguelu, 

c.   farfelu. 

trepelu , 

c.   mitonné, 

c. 

trépané, 

c.   boucané. 

c. 

basané, 

c.   effilé, 

c. 

éviré, 

c.   vietdazé, 

c. 

feuilleté. 

c.   mariné. 

c. 

estiomené, 

c.   extirpé. 

c. 

etrippé, 

c.   constippé. 

c. 

nieblé. 

c.   gresié, 

c. 

syncopé, 

c.   soufleté, 

c. 

ripoppé, 

c,   buffeté. 

c. 

dechicqueté, 

c.   corneté. 

c. 

ventouse, 

c.   talemousé, 

c. 

effructé, 

c.   balafré. 

c. 

gersé. 

c.   eruyté, 

c. 

pantois, 

c.   putois. 

c. 

fusté, 

c.    poulsé. 

c. 

de  godalle, 

c .    frilleux , 

c. 

fistuleux, 

c.    scrupuleux. 

c. 

langoureux, 

c.   fellé, 

c. 

malefîcié, 

c.   rance, 

c. 

hectique, 

c.   diminutif, 

c. 

usé, 

c.   tintalorisé. 

c. 

quinault, 

c.   marpault. 

c. 

matagrabolisé. 

c.   rouillé. 

c. 

macéré, 

c.   indague. 

c. 

paralyticque, 

c.   antidaté, 

c. 

dégradé. 

c.   manchot, 

i5i 


i5: 


LIVRE    lil,    CHAPITRE    XXVI  II 


c. 

perclus, 

c. 

confus, 

c. 

de  ratepenade, 

c. 

maussade. 

c. 

de  petarrade. 

c. 

acablé, 

c. 

halle, 

c. 

assablé. 

c. 

dessiré. 

c. 

désolé, 

c. 

hebeté, 

c. 

décadent. 

c. 

cornant, 

c. 

solœcisant, 

c. 

appellant, 

c. 

mince, 

c. 

barré, 

c. 

ulcéré. 

c. 

assassiné, 

c. 

bobeliné. 

c. 

devalizé. 

c. 

engourdely 

c. 

anonchaly, 

c. 

aneanty, 

c. 

de  matafain, 

c. 

de  zéro, 

c. 

badelorié, 

c. 

frippé, 

c. 

deschalandé, 

c. 

febricitant. 

«  Couillonnas  au  diable,  Panurge  mon  amy , 
puys  qu'ainsi  t'est  praedestiné,  vouldrois  tu  faire 
retrogader  les  planètes ,  démancher  toutes  les 
sphaeres  célestes,  propouser  erreur  aux  Intelligences 
motrices,  espoincter  les  fuzeaulx,  articuler  les  ver- 
toilz,  calumnier  les  bobines,  reprocher  les  detri- 
choueres,  condempner  les  frondrillons,  defîller  les 
pelotons  des  Parces?  Tes  fîebvres  quartaines, 
couillu  !  tu  ferois  pis  que  les  Géants.  Vien  çà,  couil- 
laud.  Aimerois  tu  mieulx  estre  jaloux  sans  cause  que 
coqu  sans  congnoissance  ? 

—  Je  ne  vouldrois,  respondit  Panurge,  estre  ne 
l'un  ne  l'aultre.  Mais,  si  j'en  suys  une  fois  adverty. 


PANTAGRUEL  iSi 

je  y  donneray  bon  ordre,  ou  bastons  fauldront  on 
monde.  Ma  foy,  frère  Jan,  mon  meilleur  serapoinct 
ne  me  marier.  Escoute  que  me  disent  les  cloches  à 
ceste  heure  que  sommes  plus  prés  : 

Marie  poinct,  marie  poinct, 

Poinct,  poinct,  poinct,  poinct. 
Si  tu  te  marie,  marie  poinct,  marie  poinct, 
Poinct,  poinct,  poinct,  poinct, 
Tu  t'en  repentiras,  tiras,  tiras; 
Coqu  seras. 

«  Digne  vertus  de  Dieu  !  je  commence  entrer  en 
fascherie.  Vous  aultres,  cerveaulz  enfrocquez,  n'y 
sçavez  vous  remède  aulcun  ?  Nature  a  elle  tant 
destitué  les  humains  que  l'homme  marié  ne  puisse 
passer  ce  monde  sans  tomber  es  goulphres  et  dan- 
giers  de  coqùage? 

—  Je  te  veulx,  dist  frère  Jan,  enseigner  un 
expédient  moyenant  lequel  jamais  ta  femme  ne  te 
fera  coqu  sans  ton  sceu  et  ton  consentement.  — 
Je  t'en  prie,  dist  Panurge ,  couillon  velouté;  or 
diz,  mon  amy.  —  Prends,  dist  frère  Jan,  l'anneau 
de  Hans  Carvel,  grand  lapidaire  du  roy  de  Melinde. 
Hans  Carvel  estoit  home  docte,  expert,  studieux, 
home  de  bien,  de  bons  sens,  de  bon  jugement, 
débonnaire,  charitable,  aulmonsnier,  philosophe; 
joyeulx  au  reste,  bon  compaignon ,  et  raillart ,  si 
oncques  en  feut;  ventru  quelque  peu,  branslants  de 
teste,  et  auculnement  malaisé  de  sa  personne.  Sus 
ses  vieux  jours,  il  espousa  la  fille  du  baillif  Con- 


l54  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXVII  î 

cordât,  jeune,  belle,  frisque,  gualante,  advenente, 
gratieuse  par  trop  envers  ses  voisins  et  serviteurs. 
Dont  advint,  en  succession  de  quelques  hebdomades, 
qu'il  en  devint  jalous  comme  ung  tigre,  et  entra  en 
soubson  qu'elle  se  faisoit  tabourer  les  fesses  d'ail- 
leurs; pour  à  la  quelle  chose  obvier  lui  faisoit  tout 
plein  de  beaulx  comptes  touchant  les  désolations 
advenues  par  adultère,  luy  lisoit  souvent  la  Légende 
des  preudcs  femmes,  h  ^vescho'ii  de  pudicité,  luy  feist 
un  livre  des  louanges  de  fidélité  conjugale,  détestant 
fort  et  ferme  la  meschanceté  des  ribauldes  mariées, 
et  luy  donna  un  beau  carcan  tout  couvert  de 
sapphyrs  orientaulx.  Ce  non  obstant,  il  la  voioyt 
tant  délibérée  et  de  bonne  chère  avecques  ses  voi- 
sins que  de  plus  en  plus  croissoit  sa  jalousie.  Une 
nuyct,  entre  les  aultres,  estant  avecques  elle  couché 
en  telles  passions,  songea  qu'il  parloit  au  diable 
et  qu'il  luy  comptoit  ses  doléances.  Le  diable  le  re- 
confoitoit,  et  luy  mist  un  anneau  on  maistre  doigt, 
disant  :  «  Je  te  donne  cestuy  anneau  :  tandis  que 
l'auras  on  doigt,  ta  femme  ne  sera  d'aultruy  char- 
nellement congneue  sans  ton  sceu  et  consentement. 
—  Grand  mercy,  dist  Hans  Caivel,  Monsieur  le 
diable.  Je  renye  Mahon  si  jamais  on  me  Poste  du 
doigt.  »  Le  diable  disparut,  Hans  Carvel  tout  joyeulx 
s'esveigla,  et  trouva  qu'il  avoit  le  doigt  on  comment 
a  nom  de  sa  femme.  Je  oubliois  à  compter  comment 
sa  femme,  le  sentent,  reculait  le  cul  en  arrière, 
comme  disant:  <f  Ouy,  nenny,  ce  n'est  pas  ce  qu'il 


PANTAGRUEL  l55 

y  fault  mettre  »,  et  lors  sembloit  à  Hans  Carvel 
qu'on  luy  voulust  desrobber  son  anneau.  N'est'ce 
remède  infaillible?  A  cestuy  exemple,  faiz,  si  me 
croys,  que  continuellement  tu  ayes  l'anneau  de  ta 
femme  au  doigt.    » 

Ici  feut  fin  et  du  propous  et  du  chemin. 

CHAPITRE    XXIX. 

Comment  Pantagruel  faici  assemblée  d'un  théologien^ 
d'un  medicln,  d'un  légiste  et  d'un  philosophe^  pour 
la  perplexité  de  Panurge. 

RRTVEZ  au  palais,  comptèrent  à  Pan- 
tagruel le  discours  de  leur  voyage  et 
lui  monstrerent  le  dicté  de  Ramina- 
grobis.  Pantagruel,  l'avoir  leu  et  re- 
leu,  dist  : 

«  Encores  n'ayjeveu  response  que  plus  me  plaise. 
Il  veult  dire  sommairement  qu'en  l'entreprinse  de 
mariage  chascun  doibt  estre  arbitre  de  ses  propres 
pensées,  et  de  soy  mesmes  conseil  prendre.  Telle  a 
tousjours  esté  mon  opinion,  et  autant  vous  en  diz 
la  première  foys  que  m'en  parlastes.  Mais  vous  en 
mocquiez  tacitement,  il  m'en  soubvient,  et  congnois 
que  philautie  et  amour  de  soy  vous  déçoit.  Faisons 
aultrement.  Voicy  quoy  :  tout  ce  que  sommes 
et  qu'avons  consiste  en  trois  choses  :  en  l'ame,  on 
corps,  es  biens.  A  la  conservation  de  chascun  des 


l56  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXIX 

troys  respectivement  sont  aujourd'huy  destinées 
troys  manières  de  gens  :  les  théologiens  à  l'ame, 
les  medicins  au  corps,  les  jurisconsultes  aux  biens. 
Je  suys  d'advis  que  dimanche  nous  ayons  icy  à 
dipner  un  théologien,  un  medicin  et  un  juriscon- 
sulte. Avecques  eulx  ensemble  nous  conférerons  de 
vostre  perplexité. 

—  Par  sainct  Picault ,  respondit  Panurge,  nous 
ne  ferons  rien  qui  vaille,  je  le  voy  desja  bien.  Et 
voyez  comment  le  monde  est  vistempenardé;  nous 
baillons  en  garde  nos  âmes  aux  théologiens,  lesquelz 
pour  la  plupart  sont  heereticques;  nos  corps  es 
medicins,  qui  tous  abhorrent  les  medicamens,  jamais 
ne  prenent  medicine;  et  nos  biens  es  advocatz, 
qui  n'ont  jamais  procès  ensemble. 

—  Vous  parlez  en  courtisan,  dist  Pantagruel. 
Mais  le  premier  poinct  je  nie,  voyant  l'occupation 
principale,  voyre  unicque  et  totale  des  bons  théo- 
logiens estre  emploictée  par  faictz,  par  dictz,  par 
escriptz,  à  extirper  les  erreurs  et  hrcrcsies,  tant  s'en 
faultqu'ilz  en  soient  entachez,  et  planter  profunde- 
ment  es  cueurs  humains  la  vraye  et  vive  foy  catho- 
licque. 

«  Le  second  je  loue  ,  voyant  les  bons  medicins 
donner  tel  ordre  à  la  partie  prophylactique  et  con- 
servatrice de  santé  en  leur  endroict  qu'ilz  n'ont 
besoing  de  la  therapeutice  et  curative  par  medi- 
camens. 

«  Le  tiers  je  concède,  voyant  les  bons. advocatz 


PANTAGRUEL  iSy 

tant  distraictz  en  leurs  patrocinations  et  responses 
du  droict  d'aultruy  qu'ilz  n'ont  temps  ne  loisir 
d'entendre  à  leur  propre. 

«  Pourtant,  dimanche  prochain,  ayons  pour  théo- 
logien nostre  père  Hippothadée,  pour  medicin 
notre  maistre  Rondibilis,  pour  légiste  nostre  amy 
Brid'oye.  Encores  suys  je  d'advis  que  nous  entrons 
en  la  tétrade  pythagoricque,  et  pour  soubrequart 
ayons  nostre  féal  le  philosophe  Trouillogan , 
attendu  mesmement  que  le  philosophe  perfaict,  et 
tel  qu'est  Trouillogan,  respond  assertivement  de 
tous  doubtes  proposez.  Carpalim,  donnez  ordre 
que  les  ayons  tous  quatre  dimanche  prochain  à 
dipner, 

—  Je  croy,  dist  Epistemon ,  qu'en  toute  la 
patrie  vous  ne  eussiez  mieulx  choisy.  Je  ne  diz 
seulement  touchant  les  perfections  d'un  chascun  en 
son  estât,  les  quelles  sont  hors  tout  dez  de  jugement, 
mais  d'abondant  en  ce  que  Rondibilis  marié  est, 
ne  l'avoit  esté,  Hippothadée  oncques  ne  le  feut  et 
ne  l'est,  Brid'oye  l'a  esté  et  ne  l'est,  Trouillogan 
l'est  et  l'a  esté.  Je  releveray  Carpalim  d'une  peine  : 
je  iray  inviter  Brid'oye,  si  bon  vous  semble,  lequel 
est  de  mon  antique  congnoissance,  et  au  quel  j'ay  à 
parler  pour  le  bien  et  advencement  d'un  sien  hon- 
neste  et  docte  filz,  lequel  estudie  à  Tholose  soubs 
l'auditoire  du  tresdocte  et  vertueux  Boissonné. 

—  Faictes,  dist  Pantagruel,  comme  bon  vous  sem- 
blera, et  advisez  si  je  peuz  rien  pour  l'advencement 


58 


LIVRE    III,    CHAPITRE    XXIX 


cîu  filz  et  dignité  du  seigneur  Boissonne,  lequel  je 
ayme  et  reveie  comme  l'un  des  plus  suffisans  qui 
soit  huy  en  son  estât;  je  me  y  employray  de  bien 
bon  cœur.  » 


CHAPITRE    XXX 

Comment  Hippothadée ^   théologien,  donne  conseil  à 
Pamir ge  sus  i'entreprinse  de  mariage. 


â,E  dipner,  au   dimanche    subséquent, 
V)  ne  feut  sitost  prest  comme  les  invitez 


comparurent,  excepté  Brid'oye ,  lieu- 
B=^>^  tenant  de  Fonsbeton.  Sus  l'apport 
de  la  seconde  table,  Panurge  en  parfonde  révé- 
rence dist  : 

«  Messieurs,  il  n'est  question  que  d'un  mot.  Me 
doibs-je  marier  ou  non  ?  Si  par  vous  n'est  mon 
doubte  dissolu,  je  le  tiens  pour  insoluble  comme 
sont  Insolubilia  de  Alliaco.  Car  vous  estes  tous 
esleuz,  choisiz  et  triez,  chascun  respectivement  en 
son  estât,  comme  beaulx  pois  sus  le  volet.  » 

Le  Père  Hippothadée,  à  la  semonce  de  Panta- 
gruel et  révérence  de  tous  les  assistans ,  respondit 
en  modestie  incroyable  : 

«  Mon  amy,  vous  nous  demandez  conseil,  mais 
premier  fault  que  vous  mesmes  vous  conseillez. 
Sentez  vous  importunement  en  vostre  corps  les  ai- 
guillons de  la  chair?  —  Bien  fort,  respondit  Panurge, 


PANTAGRUEL  I  59 

ne  VOUS  desplaise,  nostre  Père.  —  Nonfaictil,  clist 
Hippothadée,  mon  amy.  Mais,  en  cestuj  estrif. 
avez  vous  de  Dieu  le  don  et  grâce  spéciale  de 
continence?  —  Ma  foy  non,  respondit  Panurgc. 
—  Mariez  vous  donc,  mon  amy,  dist  Hippothadée, 
car  trop  meilleur  est  soy  marier  que  ardre  on  feu 
de  concupiscence.  —  C'est  parlé  cela,  s'escria  Pa- 
nurge,  gualantement,  sans  circumbilivaginer  au  tour 
du  pot.  Grand  mercy,  monsieur  nostre  Père.  Je 
me  mariray  sans  poinct  de  faulte ,  et  bien  tost;  je 
vous  convie  à  mes  nopces.  Corpe  de  galline,  nous 
ferons  chère  lie.  Vous  aurez  de  ma  livrée,  et  si 
mangerons  de  l'oye ,  cor  beuf,  que  ma  femme  ne 
roustira  poinct.  Encores  vous  priray  je  mener  la 
première  danse  des  pucelles,  s'il  vous  plaist  me  faire 
tant  de  bien  et  d'honneur,  pour  la  pareille.  Reste  un 
petit  scrupule  à  rompre.  Petit,  diz  je,  moins  que 
rien.  Seray  je  point  coqu  ?  —  Nenny  dea,  mon  amy, 
respondit  Hippothadée,  si  Dieu  plaist.  —  O  !  la 
vertus  de  Dieu,  s''escria  Panurge,  nous  soyt  en  ayde  ! 
Où  me  renvoyez  vous,  bonnes  gens?  Aux  condi- 
tionales,  les  quelles  en  dialectique  reçoivent  toutes 
contradictions  et  impossibiUtez,  Si  mon  mulet 
Transalpin  voloit,  mon  mulet  Transalpin  auroit 
aesles.  Si  Dieu  plaist,  je  ne  serai  point  coqu;  je 
seray  coqu,  si  Dieu  plaist.  Dea,  si  feust  condition 
à  laquelle  je  peusse  obvier,  je  ne  me  desespererois 
du  tout.  Mais  vous  me  remettez  au  conseil  privé 
de  Dieu,  en  la  chambre  de  ses  menuz  plaisirs.  Où 


Ibo  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXX 

prenez  vous  le  chemin  pour  y  aller,  vous  aultres 
François?  Monsieur  nostre  Père,  je  croy que vostre 
mieulx  sera  ne  venir  pas  à  mes  nopces,  le  bruyt  et 
la  triballe  des  gens  de  nopces  vous  romperoient 
tout  le  testament.  Vous  aymez  repous,  silence  et 
solitude,  vous  n'y  viendrez  pas,  ce  croy  je.  Et  puis 
vous  dansez  assez  mal,  et  seriez  honteux  menant 
le  premier  bal.  Je  vous  envoiray  du  rillé  en  vostre 
chambre,  de  la  livrée  nuptiale  aussy.  Vous  boirez 
à  nous,  s'il  vous  plaist. 

—  Mon  amy,  dist  Hippothadée,  prenez  bien  mes 
parolles,  je  vous  en  prie.  Quand  je  vous  diz  :  S'il 
plaist  à  Dieu,  vous  fays  je  tort?  Est  ce  mal  parlé  ?  Est 
ce  condition  blasphème  ou  scandaleuse?  N'est  ce 
honorer  le  Seigneur  créateur,  protecteur,  servateur? 
N'est  ce  le  recongnoistre  unicque'dateur  de  tout 
bien?  N'est  ce  nous  declairer  tous  dépendre  de 
sa  bénignité?  Rien  sans  luy  n'estre,  rien  ne  valoir, 
rien  ne  povoir,  si  sa  saincte  grâce  n'est  sus  nous 
infuse?  N'est  ce  mettre  exception  canonicque  à 
toutes  nos  entreprinses,  et  tout  ce  que  proposons 
remettre  à  ce  que  sera  disposé  par  sa  saincte  volunté, 
tant  es  cieulx  comme  en  la  terre?  N'est  ce  vérita- 
blement sanctifier  son  benoist  nom?  Mon  amy, 
vous  ne  serez  poinct  coqu,  si  Dieu  plaist.  Pour 
sçavoir  sur  ce  quel  est  son  plaisir,  ne  fault  entrer 
en  desespoir,  comme  de  chose  absconse  et  pour  la- 
quelle entendre  fauldroit  consulter  son  conseil  privé, 
et  voyager  en  la  chambre  de  ses  tressainctz  plaisirs. 


PANTAGRUEL  l6l 

Le  bon   Dieu  nous  a   faict  ce   bien ,    qu'ilz   nous 
les  a   révélez,  annoncez,  declairez  et  apertement 
<lescriptz  par  les  sacres  Bibles.  Là  vous  trouverez 
que  jamais  ne  serez  coqu,  c'est  à  dire  que  jamais 
vostre  femme  ne  sera  ribaulde,  si  la  prenez  issue  de 
gens  de  bien,  instruicte   en  vertus  et  honnesteté, 
non  ayant  banté  ne  fréquenté  compaignie  que  de 
bonnes  meurs,  aymant  et  craignant  Dieu,  aymant 
complaire  à   Dieu  par    foy  et  observation  de  ses 
sainctz    commandemens ,    craignant    l'offenser    et 
perdre  sa  grâce  par  default  de  foy  et  transgression 
de  sa  divine   loy,   en  laquelle  est  rigoureusement 
défendu  adultère,  et  commendé  adhaerer  unicque- 
ment  à  son  mary,   le  chérir,  le  servir,  totalement 
l'aymer  après  Dieu.    Pour  renfort  de  ceste  disci- 
pline, vous,  de  vostre  cousté,  l'entretiendrez  en 
amitié  conjugale,  continuerez  en  preudhomie,  luy 
monstrerez    bon    exemple,    vivrez   pudicquement, 
chastement,    vertueusement,    en   vostre  mesnaige, 
comme    voulez  qu'elle,   de  son  cousté,  vive,  car, 
comme  le  mirouoir   est  dict  bon  et  perfaict,   non 
celluy  qui  plus  est  orné  de  dorures  et  pierreries, 
mais  celluy  qui  véritablement  représente  les  formes 
objectes,  aussi  celle  femme  n'est  la  plus  à  estimer 
laquelle  seroit  riche,  belle,  élégante,   extraicte  de 
noble  race,  mais  celle   qui  plus  s'efforce   avecques 
Dieu  soy  former  en  bonne  grâce  et  conformer  aux 
meurs  de  son  mary. 

«  Voyez  comment  la  lune  ne  prent  lumière  ne 
Rabelais.  III.  ai 


lb2  LIVRE    III,    CH^PiTRE    XXX 

de  Mercure,  ne  de  Juppiter,  ne  de  Mars,  ne 
d'aultre  planette  ou  estoile  qui  soyt  on  ciel  ;  elle 
n'en  reçoit  que  du  soleil,  son  mary,  et  de  luy  n'en 
reçoit  poinct  plus  qu'il  luy  en  donne  par  son  infu- 
sion et  aspectz.  Ainsi  serez  vous  à  vostre  femme 
en  patron  et  exemplaire  de  vertus  et  honnesteté, 
et  continuement  implorerez  la  grâce  de  Dieu  à 
vostre  protection. 

—  Vous  voulez  doncques,  dist  Panurge,  fiilant  les 
moustaches  de  sa  barbe,  que  j'espouse  la  femme 
forte  descripte  par  Salomon?  Elle  est  morte,  sans 
poinct  de  faulte,  je  ne  la  veid  oncques,  que  je 
saiche,  Dieu  me  le  veuille  pardonner!  Grand  mercy 
toutesfoys,  mon  père.  Mangez  ce  taillon  de  mas- 
sepain, il  vous  aydera  à  faire  digestion;  puys  boirez 
une  couppe  de  hippocras  clairet,  il  est  salubre  et 
stomachal.  Suyvons.  » 

CHAPITRE   XXXI. 
Comment    Kondibilis,    mcdicin ,    conseille   Panurge. 


ANURGE,  continuant  son  propous,  dist  : 
«  Le  premier  mot  que  dist  celluy  qui 
escouilloit  les  moynes  beurs  à  Saus- 
signac,  ayant  escouillé  le  fray  Caul- 
daureil,  feut  :  «  Aulx  aultres.  »  Je  diz  pareillement  : 
V   Aulx  aultres.    »  Czà,   Monsieur  nostre    maistre 


PANTAGRUEL  I 63 

Rondibilis,  depeschez  moy.  Me  doibz  je  marier  ou 


non  r 

—  Par  les  ambles  de  mon  mulet,  respondit  Rondi- 
bilis, je  ne  sçay  que  je  doibve  respondre  à  ce  pro- 
blème. Vous  dictez  que  sentez  en  vous  lespoignans 
aiguillons  de  sensualité.  Je  trouve  en  nostre  faculté 
de  medicine ,  et  l'avons  prins  de  la  resolution  des 
anciens  platonicques,  que  la  concupiscence  char- 
nelle est  refrénée  par  cinq  moyens.  Par  le  vin.  — 
Je  le  croy,  dist  frère  Jan.  Quand  je  suis  bien  yvre, 
je  ne  demande  qu'à  dormir.  —  J''entends,  dis  Ron- 
dibilis, par  vin  prins  intemperamment,  car  par  l'in- 
tempérance du  vin  advient  au  corps  humain  refroi- 
dissement de  sang,  resolution  des  nerfs,  dissipation 
de  semence  generative,  hebetation  des  sens,  perver- 
sion des  mouvemens,  qui  sont  toutes  impertinences 
à  l'acte  de  génération.  De  faict,  vous  voyez  painct 
Bacchus,  dieu  desyvroignes,  sans  barbe  et  en  habit 
de  femme,  comme  tout  effœminé,  comme  eunuche 
et  escouillé.  Aultrement  est  du  vin  prins  tempere- 
ment.  L'antique  proverbe  nous  le  désigne,  on  quel 
est  dict  que  Venus  se  morfond  sans  la  compaignie 
de  Ceres  et  Bacchus.  Et  estoit  l'opinion  des  anciens, 
scelon  le  recite  Diodore  Sicilien,  mesmement  des 
Lampsaciens,  comme  atteste  Pausanias,  que  messer 
Priapus  feut  filz  de  Bacchus  et  de  Venus. 

«  Secondement,  par  certaines  drogues  et  plantes, 
les  quelles  rendent  l'home  refroidy,  maleficié  et 
impotent    à    génération.    L'expérience    y    est    en 


164  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXI 

nymphasa  heraclia,  amerine,  saule,  chenevé,  peri- 
clymenos,  tamarix,  vitex,  mandragore,  cigûe,  orchis 
le  petit,  la  peau  d'un  hippopotame,  et  aultres,  les 
quelles  dedans  les  corps  humains,  tant  par  leurs  vertus 
élémentaires  que  par  leurs  proprietez  specificques, 
glassent  et  mortifient  le  germe  prolificque,  ou  dis- 
sipent les  espritz  qui  le  doibvoient  conduire  aux 
lieux  destinez  par  nature,  ou  oppilent  les  voyes  et 
conduictz  par  les  quelz  povoit  estre  expulsé  ; 
comme,  au  contraire,  nous  en  avons  qui  eschauffent, 
excitent  et  habilitent  l'home  à  l'acte  vénérien.  — 
Je  n'en  ay  besoing,  dist  Panurge,  Dieu  mercy  !  Et 
vous,  nostre  maistre?  Ne  vous  desplaise  toutesfoys; 
ce  que  j'en  diz  n'est  par  mal  que  je  vous  veuille. 
—  Tiercement,  distRondibilis,  par  labeur  assidu, 
car  en  icelluy  est  faicte  si  grande  dissolution  du 
corps  que  le  sang,  qui  est  par  icelluy  espars  pour 
l'alimentation  d'un  chascun  membre,  n'a  temps,  ne 
loisir,  ne  faculté,  de  rendre  celle  resudation  séminale 
et  superfluité  de  la  tierce  concoction.  Nature  par- 
ticuliairement  se  la  reserve  comme  trop  plus  néces- 
saire à  la  conservation  de  son  individu  qu'à  la  mul- 
tiplication de  l'espèce  et  genre  humain.  Ainsi  est 
dicte  Diane  chaste,  laquelle  continuellement  tra- 
vaille à  la  chasse;  ainsi  jadis  estoient  dictz  les 
Castres  y  comme  castes,  es  quelz  continuellement 
travailloient  les  athlètes  et  soubdars;  ainsi  escript 
Hippocrates,  lib.  De  Acre,  Aqua  et  locis,  de  quel- 
ques peuples  en  Scythie,  les  quelz,  de  son  temps, 


PANTAGRUEL  l65 

plus  estoient  impotensque  eunuches  à  l'esbatement 
vénérien,  par  ce  que  continuellement  ilz  estoient  à 
cheval  et  au  travail;  comme  au  contraire,  disent  les 
philosophes,  oysiveté  estre  mère  de  luxure. 

((  Quand  l'on  demandoit  à  Ovide  quelle  cause  feut 
parquoy  -^gistus  devint  adultère,  rien  plus  ne  res- 
pondoit  si  non  par  ce  qu'il  estoit  ocieux.  Et  qui 
housteroit  oysiveté  du  monde,  bien  toust  periroient 
les  ars  de  Cupido  :  son  arc,  sa  trousse  et  ses  flèches 
luy  seroient  en  charge  inutile,  jamais  n'en  feriroit 
persone,  car  il  n'est  mie  si  bon  archier  qu'il  puisse 
ferir  les  grues  volans  par  l'aer,  et  les  cerfz  relancez 
par  les  boucaiges,  comme  bien  faisoient  les  Parthes, 
c'est  à  dire  les  humains  tracassans  et  travaillans.  II 
les  demande  quoys,  assis,  couchez  et  à  séjour.  De 
faict,  Theophraste,  quelques  foys  interrogé  quelle 
beste,  quelle  chose  il  pensoit  estre  amourettes,  res- 
pondit  que  c'estoient  passions  des  espritz  ocieux. 
Diogenes  pareillement  disoit  paillardise  estre  l'oc- 
cupation des  gens  non  aultrement  occupez.  Pourtant 
Canachus,  Sicyonien  sculpteur,  voulent  donner 
entendre  que  oysiveté ,  paresse ,  non  chaloir , 
estoient  les  gouvernantes  de  ruffiennerie,  feist  la 
statue  de  Venus  assise,  non  debout,  comme  avoient 
faict  tous  ses  prédécesseurs. 

«  Quartement,  par  fervente  estude,  car  en  icelle 
est  faicte  incredible  resolution  des  espritz,  tellement 
qu''il  n'en  reste  de  quoy  poulser  aux  lieux  destinez 
ceste   resudation  generative,   et  enfler  le  nerf  ca- 


l66  LIVRE    m,    CHAPITRE    XXXI 

verneux,  duquel  l'office  est  hors  la  projecter  pour 
la  propagation  d'humaine  nature.  Qu'ainsi  soit, 
contemplez  la  forme  d'un  home  attentif  à  quelque 
estude  :  vous  voirez  en  luy  toutes  les  artères  du 
cerveau  bendées  comme  la  chorde  d'une  arbaleste, 
pour  luy  fournir  dextrement  espritz  suffisans  à 
emplir  les  ventricules  du  sens  commun,  de  Tima- 
gination  et  appréhension,  de  la  ratiocination  et 
resolution,  de  la  mémoire  et  recordation,  et  agile- 
ment courir  de  l'un  à  l'aultre  par  les  conduictz 
manifestes  en  anatomie  sus  la  fin  du  retz  admirable 
on  quel  se  terminent  les  artères,  les  quelles  de  la 
senestre  armoire  du  cœur  prenoient  leur  origine, 
et  les  espritz  vitaulx  affinoient  en  longs  ambages 
pour  estre  faictz  animaux.  De  mode  que  en  telper- 
sonnaige  studieux  vous  voirez  suspendues  toutes  les 
facultez  naturelles,  cesser  tous  sens  extérieurs  ;  brief, 
vous  le  jugerez  n'estre  en  soy  vivent,  estre  hors 
soy  abstraict  par  ecstase,  et  direz  que  Socrates  n'a- 
busoit  du  terme  quand  il  disoit  philosophie  n'estre 
aultre  chose  que  méditation  de  mort. 

v  Par  adventure  est  ce  pour  quoy  Democritus  se 
aveugla,  moins  estimant  la  perte  de  sa  veue  que 
diminution  de  ses  contemplations,  les  quelles  il 
sentoit  interrompues  par  l'esguarement  des  yeulx. 
Ainsi  est  vierge  dicte  Pallas,  déesse  de  sapience, 
tutrice  des  gens  studieux;  ainsi  sont  les  Muses 
vierges,  ainsi  demeurent  les  Charités  en  pudicitc 
éternelle.  Et  me  soubvient  avoir  leu  que  Cupido, 


PANTAGRUEL  1 67 

quelques  foys  interrogé  de  sa  mère  Venus  pour  quoy 
il  n'assailloit  les  Muses,  respondit  qu'il  les  trouvoit 
tant  belles^  tant  nettes,  tant  honestes,  tant  pu- 
dicques  et  continuellement  occupées,  Tune  à  con- 
templation des  astres,  l'aultre  à  supputation  des 
nombres,  l'aultre  à  dimension  des  corps  geome- 
tricques,  l'aultre  à  invention  rhetoricque,  l'aultre  à 
composition  poëticque,  l'aultre  à  disposition  de 
musique,  que,  approchant  d'elles,,  il  desbandoit  son 
arc,  fermoit  sa  trousse  et  extaignoit  son  flambeau 
par  honte  et  craincte  de  leur  nuire;  pujs  houstoit 
le  bandeau  de  ses  yeulx  pour  plus  apertement  les 
veoir  en  face,  et  ouyr  leurs  plaisans  chantz  et  odes 
poeticques.  Là  prenoit  le  plus  grand  plaisir  du 
monde,  tellement  que  souvent  il  se  sentoit  tout 
ravy  en  leurs  beaultez  et  bonnes  grâces,  et  s'en- 
dormoit  à  l'harmonie.  Tant  s'en  fault  qu'il  les 
voulsist  assaillir,  ou  de  leurs  estudes  distraire. 

«  En  cestuy  article  je  comprens  ce  que  escript 
Hippocrates  on  livre  susdict,  parlant  des  Scythes, 
et  au  livre  intitulé  De  Geniture,  disant  tous  humains 
estreà  génération  impotens  es  quelz  l'on  a  une  foys 
couppé  les  artères  parotides,  les  quelles  sont  à 
cousté  des  aureilles,  par  la  raison  cy  davant  exposée, 
quand  je  vous  parfois  de  la  resolution  des  espritz  et 
du  sang  spirituel,  duquel  les  artères  sont  réceptacles  ; 
aussi  qu'il  maintient  grande  portion  de  la  geniture 
sourdre  du  cerveau  et  de  l'espine  du  dours. 

«  Quintement,  par  l'acte   vénérien.  —  Je  vous 


l68  LIVRE     III,     CHAPITRE    XXXI 

attendois  là,  dist  Panurge,  et  le  prens  pour  moy. 
Use  des  praecedens  qui  vouldra. —  C'est,  dist  frère 
Jan,  ce  que  Fray  Scyllino,  prieur  de  Sainct  Victor 
lez  Marseille,  appelle  macération  de  la  chair.  Et 
suys  en  ceste  opinion,  aussi  estoit  l'hermite  de 
saincte  Radegonde,  au  dessus  de  Chinon,  que  plus 
aptement  ne  pourroient  les  hermites  de  Thebaïde 
macérer  leurs  corps,  dompter  ceste  paillarde  sen- 
sualité, déprimer  la  rébellion  de  la  chair,  que  le  fei- 
sant  vingt  et  cinq  ou  trente  foys  par  jour. 

—  Je  voy  Panurge,  dist  Rondibilis,  bien  pro- 
portionné en  ses  membres,  bien  tempéré  en  ses 
humeurs,  bien  complexionné  en  ses  espritz,  en  aage 
compétent,  en  temps  oportun,  en  vouloir  équitable 
de  soy  marier.  S'il  rencontre  femme  de  semblable 
température,  ilz  engendreront  ensemble  enfans 
dignes  de  quelque  monarchie  Transpontine.  Le 
plus  toust  sera  le  meilleur,  s'il  veultveoirses  enfans 
pourveuz. 

—  Monsieur  nostre  maistre,  dist  Panurge,  je  le 
seray,  n'en  doubtez,  et  bien  toust.  Durant  vostre 
docte  discours,  ceste  pusse  que  j'ay  en  l'aureille 
m'a  plus  chatouillé  que  ne  feist  oncques.  Je  vous 
retiens  de  la  feste.  Nous  y  ferons  chère  et  demie, 
je  le  vous  prometz.  Vous  y  amènerez  vostre  femme, 
s'il  vous  plaist,  avecques  ses  voisines,  cella  s'entend, 
et  jeu  sans  villennie.  » 


PANTAGRUEL  169 


CHAPITRE  XXXII. 

Comment  Kondibilis  declaire  coqiiage  esîre  naturel- 
lement des  apennages  de  mariage. 

j^^T-ESTE,   dist    Panurge,  continuant,  un 
petit  poinct  à  vuider.  Vous  avez  aul- 
tres  foys  veu  on  confanon  de  Rome 
S.  P.  Q.  R.:  Si  Peu  Que  Rien  seray  je 
poinct  coqu? 

—  Havre  de  Grâce  !  s'escria  Rondibilis,  que  me 
demandez  vous?  Si  serez  cocju?  Mon  amy,  je  suys 
marié,  vous  le  serez  par  cy  après;  mais  escrivez  ce 
mot  en  vostre  cervelle  avecques  un  style  de  fer,  que 
tout  home  marié  est  en  dangier  d'estre  coqu. 
Coqûage  est  naturellement  des  apennages  de  ma- 
riage. L'umbre  plus  naturellement  ne  suyt  le  corps 
que  coqùage  suyt  les  gens  mariez.  Et  quand  vous  oirez 
dire  de  quelqu'un  ces  troys  motz:  «  Il  est  marié  », 
si  vous  dictez  :  «  Il  est  doncques,  ou  a  esté,  ou  sera, 
ou  peult  estre  coqu  »,  vous  ne  serez  dict  imperit 
architecte  de  conséquences  naturelles. 

—  Hypochondres  de  tous  les  diables,  s'escria 
Panurge,  que  me  dictez  vous?  —  Mon  amy,  res- 
pondit  Rondibilis,  Hippocrates,  allant  un  jour  de 
Lango  en  Polystylo  visiter  Democritus  le  philosophe, 
escrivit  unes  letres  à  Dionys,  son  antique  amy,  par 
les  quelles  le  prioit  que  pendent  son  absence  il  con- 


170 


LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXII 


duist  sa  femme  chés  ses  père  et  mère  ,  les  quelz 
estoient  gens  honorables  et  bien  famez,  ne  voulant 
qu'elle  seule  demourast  en  son  mesnaige.  Ce  neant- 
moins,  qu'il  veiglast  sus  elle  soingneusement,  et 
espiast  quelle  part  elle  iroit  avecques  sa  mère,  et 
quelz  gens  la  visiteroient  chés  ses  parens.  «Non,escri- 
voit  il,  que  je  me  défie  de  sa  vertus  et  pudicité , 
laquelle  par  le  passé  m'a  esté  explorée  etcongnue; 
mais  elle  est  femme.  »  Voy  là  tout,  mon  amy.  Le 
naturel  des  femmes  nous  est  figuré  par  la  lune,  et 
en  aultres  choses,  et  en  ceste,  qu'elles  se  mussent, 
elles  se  constraignent  et  dissimulent  en  la  veue  et 
praesence  de  leurs  mariz.  Iceulxabsens^  elles  prenent 
leuradventaige,  se  donnent  du  bon  temps,  vaguent, 
trotent,  déposent  leur  hypocrisie  et  se  declairent, 
comme  la  lune  en  conjunction  du  soleil  n'apparoist 
on  ciel  ne  en  terre,  mais  en  son  opposition,  estant 
au  plus  du  soleil  esloingnée,  reluist  en  sa  plénitude 
et  apparoist  toute,  notamment  on  temps  de  nuyct. 
Ainsi  sont  toutes  femmes  femmes. 

('  Quand  je  diz  femme,  je  diz  un  sexe  tantfragil, 
tant  variable,  tant  muable,  tant  inconstant  et  im- 
perfaict,  que  nature  me  semble,  parlant  en  tout 
honneur  et  révérence,  s'estre  esguarée  de  ce  bon 
sens  par  lequel  elle  avoitcreéet  formé  toutes  choses 
quand  elle  ha  basty  la  femme;  et,  y  ayant  pense 
cent  et  cinq  foys,  ne  sçay  à  quoy  m'en  resouldre, 
si  non  que,  forgeant  la  femme,  elle  a  eu  esguard 
à  la  sociale  délectation  de  l'home  et  à  la  perpétuité 


PANTAGRUEL 


7« 


de  l'espèce  humaine  plus  qu'à  la  perfection  de  l'in- 
dividuale  muliebrité. 

«  Certes,  Platon  ne  sçait  en  quel  ranc  il  les 
doibve  coUoquer,  ou  des  animans  raisonnables  ou 
des  bestes  brutes,  car  nature  leurs  a  dedans  le 
corps  posé  en  lieu  secret  et  intestin  un  animal,  un 
membre,  lequel  n'est  es  homes,  onquel  quelques 
ïoys  sont  engendrées  certaines  humeurs  salses,  ni- 
treuses,  bauracineuses,  acres,  mordicantes,  lanci- 
nantes, chatouillantes  amèrement,  par  la  poincture 
et  frétillement  douloureux  des  quelles,  car  ce  mem- 
bre est  tout  nerveux  et  de  vif  sentement,  tout  le 
corps  est  en  elles  esbranlé,  tous  les  sens  raviz,  tou- 
tes affections  interinées,  tous  pensemens  confonduz. 
De  manière  que,  si  nature  ne  leurs  eust  arrousé 
le  front  d'un  peu  de  honte,  vous  les  voiriez  comme 
forcenées  courir  l'aiguillette  plus  espovantablement 
que  ne  feirent  oncques  les  Prœtides,  les  Mimal- 
lonides  ne  les  Thyades  Bacchicques  au  jour  de 
leurs  Bacchanales,  par  ce  que  cestuy  terrible  animal 
a  colliguance  à  toutes  les  parties  principales  du 
corps,  comme  est  évident  en  l'anatomie. 

<(  Je  le  nomme  animal,  suyvant  la  doctrine  tant 
des  Academicques  que  des  Peripateticques,  car,  si 
mouvement  propre  est  indice  certain  de  chose 
animée,  comme  escript  Aristoteles,  et  tout  ce  qui 
de  soy  se  meut  est  dict  animal,  à  bon  droict  Platon 
le  nomme  animal,  recongnoissant  en  luy  mouvemcns 
propres  de  suffocation,  de  priccipitaticii,  de  corru- 


172  LIVRE    III,     CHAPITRE    XXXII 

g-ation,  de  indignation,  voire  si  violens,  que  bien 
souvent  par  eulx  est  tollu  à  la  femme  tout  aultre 
sens  et  mouvement,  comme  si  feust  lipothymie, 
syncope,  epilepsie,  apoplexie  et  vraye  resemblance 
de  mort.  Oultre  plus,  nous  voyons  en  icelluy  dis- 
crétion des  odeurs  manifeste,  et  le  sentent  les 
femmes  fuyr  les  puantes,  suyvre  les  aromaticques. 

a  Je  sçay  que  Cl.  Galen  s'efforce  prouver  que 
ne  sont  mouvemens  propres  et  de  soy,  mais  par  ac- 
cident, et  que  aultres  de  sa  secte  travaillent  à  de- 
monstrer  que  ne  soit  en  luy  discrétion  sensitive  des 
odeurs,  mais  efficace  diverse  procedente  de  la  di- 
versité des  substances  odorées.  Mais,  si  vous  exa- 
minez studieusement  et  pesez  en  la  balance  de 
Critolaus  leurs  propous  et  raisons,  vous  trouverez 
que,  et  en  ceste  matière  et  beaulcoup  d'aultres,  ilz 
ont  parlé  par  guayeté  de  cœur  et  affection  de  re- 
prendre leurs  majeurs  plus  que  par  recherchement 
de  vérité.  En  cette  disputation  je  ne  entreray  plus 
avant  :  seulement  vous  diray  que  petite  ne  est  la 
louange  des  preudes  femmes,  les  quelles  ont  vescu 
pudicquement  et  sans  blasme,  et  ont  eu  la  vertus 
de  ranger  cestuy  effréné  animal  à  l'obéissance  de 
raison;  et  feray  fin  si  vous  adjouste  que,  cestuy 
animal  assovy,  si  assovy  peut  estre,  par  l'aliment 
que  nature  luy  a  prceparé  en  l'home,  sont  tous  ses 
particuliers  mouvemens  à  but,  sont  tous  sesappetitz 
assopiz,  sont  toutes  ses  furies  appaisées.  Pourtant 
ne  vous  esbahisscz  si  sommes  en  dangier  perpétuel 


PANTAGRUEL  lyS 

d'estre    coquz ,   nous  qui    n'avons    pas    tous  jours 
bien  de  quoy  payer  et  satisfaire  au  contentement. 

—  Vertus  d'aultre  que  d'un  'petit  poisson,  dist 
Panurge,  n'y  sçavez  vous  remède  aulcun  en  vostre 
art?  —  Ouy  dea,  mon  amy,  respondit  Rondibilis, 
et  tresbon,  du  quel  je  use  ;  et  est  escript  en  autheur 
célèbre  passé  a  dix  huyct  cens  ans.  Entendez.  — 
Vous  estez,  dist  Panurge,  par  la  vertus  Dieu!  home 
de  bien,  et  vous  ayme  tout  mon  benoist  saoul. 
Mangez  un  peu  de  ce  pasté  de  coins;  ilz  ferment 
proprement  l'orifice  du  ventricule,  à  cause  de  quel- 
que stypticité  joyeuse  qui  est  en  eulx,  et  aydent  à 
la  concoction  première.  Mais  quoy?  je  parle  latin 
davant  les  clercs.  Attendez,  que  je  vous  donne  à 
boyre  dedans  cestuy  han-at  nestorien.  Voulez  vous 
encores  un  traict  de  hippocras  blanc  ?  Ne  ayez  paour 
de  l'esquinance,  non.  Il  n'y  a  dedans  ne  squinanthi, 
ne  zinzembre,  ne  graine  de  Paradis;  il  n'y  a  que  la 
belle  cinamone  triée  et  le  beau  sucre  fin,  avecques 
le  bon  vin  blanc  du  cru  de  laDeviniere,  enla  plante 
du  grand  Cormier,  au  dessus  du  Noyer  Groslier.  » 


174  LIVRE    III,    CHAPITRE    XX  XIII 

CHAPITRE    XXXIII 

Comment  Kondibilis,  medicin,  donne  remède 
à  coqûage. 

N  temps,  dist  Rondibilis,  que  Juppiter 
feist  Testât  de  sa  maison  Olympicque 
/î^etle  calendrier  de  tous  ses  dieux  et 
déesses,  ayant  estably  à  un  chascun 
jour  et  saison  de  sa  feste,  assigné  lieu  pour  les 
oracles  et  voyages,  ordonné  de  leurs  sacrifices... 

—  Feist  il  poinct,  demanda  Panurge,  comme 
Tinteville,  evesque  d'Auxerre?  Le  noble  pontife 
aymoit  le  bon  vin,  comme faict  tout  home  de  bien; 
pourtant  avoit  il  en  soing  et  cure  spéciale  le  bour- 
geon, père  ayeul  de  Bacchus.  Or  est  que  plusieurs 
années  il  veid  lamentablement  le  bourgeon  perdu 
par  les  gelées,  bruines,  frimatz,  verglatz,  froidures, 
gresles  et  calamitez  advenues  par  les  festes  des 
S.  George,  Marc,  Vital,  Eutrope^  Philippe,  saincte 
Croix,  l'Ascension  et  aultres,  qui  sont  on  temps  que 
le  soleil  passe  soubs  le  signe  de  Taurus^  et  entra 
en  ceste  opinion  que  les  saincts  susditz  estoient 
saincts  gresleurs,  geleurs  et  guasteurs  du  bourgeon. 
Pour  tant  vouloit  il  leurs  festes  translater  en  hyver, 
entre  Noël  et  l'Epiphanie,  les  licentiant ,  en  tout 
honneur  et  révérence,  de  gresler  lors  et  geler  tant 
qu'ilz  vouldroient.  La  gelée  lors  en  rien  ne  seroit 
dommageable,    ains    evidentement    profitable    au 


PANTAGRUEL  iy5 

bourgeon.  En  leurs  lieux  mettre  les  festes  dessainct 
Christofle,  sainct  Jan  decollaz,  saincte  Magdaiene, 
saincte  Anne,  sainct  Dominicque,  sainct  Laurens, 
voire  la  my-oust  colloquer  en  may,  es  quelles  tant 
s'en  fault  qu'on  soit  en  dangier  de  gelée,  que  lors 
mestier  on  inonde  n'est  qui  tant  soit  de  requeste 
comme  est  des  faiseurs  de  friscades,  composeurs  de 
joncades,  agenseurs  de  feueillades  et  refraischisseurs 
de  vin. 

—  Juppiter,  dist  Rondibilis,  oublia  le  paouvre 
diable  Coqûage,  lequel  pour  lors  ne  feut  prsesent. 
Il  estoit  à  Paris,  on  Palais,  sollicitant  quelque  pail- 
lard procès  pour  quelqu'un  de  ses  tenanciers  et 
vassaulx.  Ne  sçay  quants  jours  après  Coqùage  en- 
tendit la  forbe  qu'on  luy  avoit  faict,  désista  de  sa 
sollicitation  par  nouvelle  sollicitude  de  n'estre 
forclus  de  Testât,  et  comparut  en  persone  davant 
le  grand  Juppiter,  alléguant  ses  mérites  praecedens 
et  les  bons  et  agréables  services  que  aultresfoys  luy 
avoit  faict,  et  instantement  requérant  qu'il  ne  le 
laissast  sans  feste,  sans  sacrifices,  sans  honneur. 
Juppiter  se  excusoit,  remonstrant  que  tous  ces  béné- 
fices estoient  distribuez,  et  que  son  estât  estoit 
clous.  Feut  toutesfoys  tant  importuné  par  messer 
Coqûage  que  en  fin  le  mist  en  Testât  et  catalogue, 
et  luy  ordonna  en  terre  honneur,  sacrifices  et  feste. 
Sa  feste  feut,  pource  que  lieu  vuide  et  vacant  n'es- 
toit  en  tout  le  calendrier,,  en  concurrence  et  au 
jour  de  la  déesse  Jalousie;  sa  domination,  sus  les 


lyo  LIVRE    m,    CHAPITRE    XXXIII 

gens  mariez,  notamment  ceulx  qui  auroient  belles 
femmes;  ses  sacrifices,  soubson,  défiance,  malen- 
groin,  guet,  recherche  et  espies  des  mariz  sur  leurs 
femmes,  avecques  commendement  riguoureux  à  un 
chascun  marié  de  le  révérer  et  honorer,  célébrer  sa 
feste  à  double ,  et  luy  faire  les  sacrifices  susdictz , 
sus  peine  et  intermination  que  à  ceulx  ne  seroit 
messer  Coqûage  en  faveur,  ayde  ne  secours,  qui  ne 
l'honoreroient  comme  est  dict,  jamais  ne  tiendroit 
de  eulx  compte,  jamais  n'entreroit  en  leurs  maisons, 
jamais  ne  hanteroit  leurs  compaignies,  quelques  in- 
vocations qu'ilz  luy  feissent,  ains  les  laisseroit  éter- 
nellement pourrir  seulz  avecques  leurs  femmes, 
sans  corrival  aulcun,  et  les  refuyroit  sempiternel- 
lement  comme  heereticqueset  sacrilèges,  ainsi  qu'est 
l'usance  des  aultres  dieux  envers  ceulx  qui  deue- 
ment  ne  les  honorent  : 

«  De  Bacchus  envers  les  vignerons,  de  Cerés  en- 
vers les  laboureux,  de  Pomona  envers  les  fruictiers, 
de  Neptune  envers  les  nautonniers,  de  Vulcan  en- 
vers les  forgerons;  et  ainsi  des  aultres. 

«  Adjoincte  feut  promesse  au  contraire  infallible 
qu'à  ceulx  qui,  comme  estdict,  chomeroient  sa  feste, 
cesseroient  de  toute  négociation,  mettroient  leurs 
affaires  propres  en  non  chaloir  pour  espier  leurs 
femmes,  les  resserrer  et  mal  traicter  par  jalousie^ 
ainsi  que  porte  l'ordonnance  de  ses  sacrifices,  il 
seroit  continuellement  favorable,  les  aymeroit,  les 
frequenteroit,  seroit  jour  et  nuyct  en  leurs  maisons, 


PANTAGRUEL 


77 


jamais  ne  seroient  destituez  de  sa  prsesence.  J'ay 
dict. 

—  Ha,  ha,  ha!  dist  Carpalim  en  riant,  voylà  un 
remède  encores  plus  naïf  que  l'anneau  de  Hans 
Carvel.  Le  diable  m'emport  si  je  ne  le  croy  !  Le 
naturel  des  femmes  est  tel.  Comme  la  fouldre  ne 
brise  et  ne  brusle  sinon  les  m.atieres  dures,  solides, 
resistentes,  elle  ne  se  arreste  es  choses  molles,  vui- 
des  et  cedentes;  elle  bruslera  l'espée  d'assier  sans 
endommaiger  le  fourreau  de  velours;  elle  consumera 
les  os  des  corps  sans  entommer  la  chair  qui  les  couvre  : 
ainsi  ne  bendent  les  femmes  jamais  la  contention, 
subtilité  et  contradiction  de  leurs  espritz,  si  non 
envers  ce  que  congnoistront  leurs  estre  prohibé  et 
défendu. 

—  Certes,  dist  Hippothadée,  aulcuns  de  nos 
docteurs  disent  que  la  première  femme  du  monde, 
que  les  Hebrieux  noment  Eve,  à  poine  eust  jamais 
entré  en  tentation  de  manger  le  fruict  de  tout 
sçavoir,  s'il  ne  luy  eust  esté  défendu.  Qu'ainsi  soit, 
consyderez  comment  le  Tentateur  cauteleux  luy  re- 
membra on  premier  mot  la  défense  sus  ce  faicte, 
comme  voulenl  inférer  :  «  Il  t'est  défendu,  tu  en 
doibsdoncques manger,  ou  tune  seroispas  femme.» 


Rabelais.  III.  2  3 


LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXIV 


CHAPITRE   XXXIV 

Comment  les  femmes  ordinairement  appetent  choses 
défendues. 

'?7  N  temps,  dist  Carpalim",  que  j'estois 
y.  ruffien  à  Orléans,  je  n'avois  couleur 
4  de  rhetoricque  plus  valable,  ne  argu- 
ik  ment  plus  persuasif  envers  les  dames, 
pour  les  mettres  aux  toilles  et  attirer  au  jeu  d'amours, 
que  vivement,  apertement,  detestablement  remons- 
trant  comment  leurs  mariz  estoient  d'elles  jalous. 
Je  ne  l'avois  mie  inventé.  Il  est  escript,  et  en  avons 
loix,  exemples,  raisons  et  expériences  quotidianes. 
Ayans  ceste  persuasion  en  leurs  caboches,  elles  fe- 
ront leurs  mariz  coquz  infalliblement,  par  Dieu, 
sans  jurer,  deussent  elles  faire  ce  que  feirentSemy- 
ramis,  Pasiphaé,  Egesta,  les  femmes  de  l'isle  Mandés 
en  iEgypte,  blasonnées  par  Hérodote  et  Strabo, 
et  aultres  telles  mastines. 

—  Vrayement,  dist  Ponocrates,  j'ay  ouy  compter 
que  le  pape  Jan  XXII,  passant  un  jour  par  l'abbaye 
de  Coingnaufond,  feut  requis  par  l'Abbesse  et 
mères  discrètes  leurs  concéder  un  induit  moyennant 
lequel  se  peussent  confesser  les  unes  es  aultres, 
alléguantes  que  les  femmes  de  religion  ont  quelques 
petites  imperfections  secrètes,  les  quelles  honte  in- 
supportable leurs  est  déceler  aux  homes  confesseurs: 
plus  librement,  plus  familièrement  les  diroient  unes 


PANTAGRUEL  I 79 

aux  aultres  soubs  le  sceau  de  confession.  «  Il  n'y  a 
«  rien,  respondit  le  pape,  que  voluntiers  ne  vousoul- 
«  troye;  mais  jey  voy  un  inconvénient,  c'est  que  la 
<(  confession  doibtestre  tenue  secrette.  Vous  aultres 
«  femmes  à  poine  la  cèleriez.  —  Tresbien,  dirent 
((  elles,  et  plus  que  ne  font  les  homes.  »  Au  jour 
propre,  le  Père  Sainct  leur  bailla  une  boyte  en 
guarde,  dedans  laquelle  il  avoit  faict  mettre  une 
petite  linote,  les  priant  doulcement  qu'elles  la  ser- 
rassent en  quelque  lieu  sceur  et  secret,  leurs  pro- 
mettant en  foy  de  pape  oultroyer  ce  que  portoit 
.leur  requeste  si  elles  la  guardoient  secrette,  ce 
neantmoins  leurs  faisant  défense  ri  guoreuse  qu'elles 
ne  eussent  à  l'ouvrir  en  façon  quelconques,  sus 
poine  de  censure  ecclesiasticque  et  de  excommuni- 
cation éternelle.  La  défense  ne  feut  si  tost  faicte 
qu'elles  grisloient  en  leurs  entendemens  d'ardeur 
de  veoir  qu'estoit  dedans,  et  leurs  tardoit  que  le 
pape  ne  feut  ja  hors  la  porte  pour  y  vacquer.  Le 
Père  Sainct,  avoir  donné  sa  bénédiction  sus  elles, 
se  retira  en  son  logis.  Il  n'estoit  encores  trois  pas 
hors  l'abbaye  quand  les  bonnes  dames  toutes  à  la 
foulle  accoururent  pour  ouvrir  la  boyte  défendue  et 
veoir  qu'estoit  dedans.  Au  lendemain,  le  pape  les 
visita,  en  intention,  ce  leurs  sembloit,  de  leurs 
depescher  l'induit  ;  mais,  avant  entrer  en  propous, 
commanda  qu'on  luy  apportast  sa  boyte.  Elle  luy 
feut  apportée,  mais  l'oizillet  n'y  estoit  plus.  Adonc- 
ques  leurs  remonstra  que  chose  trop  difficile  leurs 


ibo  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXIV 

seroit  receller  les  confessions,  veu  que  n'avoient  si 
peu  de  temps  tenu  en  secret  la  boyte  tant  recom- 
mandée. 

—  Monsieur  nostre  maistre,  vous  soyez  le  très 
bien  venu.  J'ay  prins  moult  grand  plaisir  vous  oyant, 
et  loue  Dieu  de  tout.  Je  ne  vous  avois  oncques 
puys  veu  que  jouastez  à  Monspellier  avecques  nos 
antiques  amys  Ant.  Saporta,  Guy  Bouguier,  Bal- 
thasarNoyer,Tollet,Jan  Quentin,  François  Robinet, 
Jan  Perdrier  et  François  Rabelais,  la  morale  comœdie 
de  celluy  qui  avoit  espousé  une  femme  mute.  — 
Je  y  estois,  dist  Epistcmon.  Le  bon  mary  voulut 
qu'elle  parlast.  Elle  parla  par  l'art  du  medicin  et 
du  chirurgien,  qui  luy  coupperent  un  encyliglotte 
qu'elle  avoitsoubs  la  langue.  La  parolle  recouverte, 
elle  parla  tant  et  tant  que  son  mary  retourna  au 
medicin  pour  remède  de  la  faire  taire.  Le  medicin 
respondit  en  son  art  bien  avoir  remèdes  propres 
pour  faire  parler  les  femmes,  n'en  avoir  pour  les 
faire  taire ,  remède  unicque  estre  surdité  du  mary 
contre  cestuy  interminable  parlement  de  femme.  Le 
paillard  devint  sourd  par  ne  sçay  quelz  charmes 
qu'ilz  feirent.  Sa  femme,  voyant  qu'il  estoit  sourd 
devenu,  qu'elle  parloit  en  vain,  de  luy  n'estoit  en- 
tendue, devint  enraigée.  Puys,  le  medicin  deman- 
dant son  salaire,  le  mary  respondit  qu'il  estoit 
vrayement  sourd,  et  qu'il  n'entendoit  sa  demande. 
Le  medicin  luy  jecta  on  dours  ne  sçay  quelle  poul- 
dre,  par  vertus  de  la  quelle  il  devint  fol.  Adonc- 


PANTAGRUEL  l8r 

ques  le  fol  mary  et  la  femme  enragée  se  raslierent 
ensemble,  et  tant  bastirent  les  medicin  et  chirurgien 
qu'ilz  les  laissèrent  à  demy  mors.  Je  ne  riz  oncques 
tant  que  je  feis  à  ce  patelinage. 

—  Retournons  à  nos  moutons,  dist  Panurge. 
Vos  parolles.  translatées  de  baragouin  en  françois, 
veulent  dire  que  je  me  marie  hardiment,  et  que  ne 
me  soucie  d'estre  coqu.  C'est  bien  rentré  de  treufles 
noires.  Monsieur  nostre  maistre,  je  croy  bien  qu'au 
jour  de  mes  nopces  vous  serez  d'ailleurs  empesché 
à  vos  pratiques,  et  que  n'y  pourrez  comparoistre  ; 
je  vous  en  excuse  : 

Stercus  et  urina  medici  sunt  prandia  prima  ; 
Ex  aliis  pakas,  ex  istis  collige  grana. 

—  Vous  prenez  mal,  dist  Rondibilis;  le  vers 
subséquent  est  tel  : 

Nobis  sunt  signa;  vobis  sunt  prandia  digna. 

—  Si  ma  femme  se  porte  mal...  — J'en  vouldrois 
veoir  l'urine,  dist  Rondibilis,  toucher  le  pouls  et 
veoir  la  disposition  du  basventre  et  des  parties  umbi- 
licares,  comme  nous commendeHippo.,  lApho.,  35, 
avant  oultre  procéder.  —  Non,  non,  dist  Pa- 
nurge, cela  ne  faict  à  propous.  C'est  pour  nous 
aultres  légistes,  qui  avons  la  rubricque  De  ventre 
inspiciendo.  Je  luy  appreste  un  clystere  barbarin. 
Ne  laissez  vos  affaires  d'ailleurs  plus  urgens.  Je  vous 


182  LIVRE    m,    CHAPITRE    XXXIV 

envoiray  du  rislé  en  vostre  maison,  et  serez  tous 
jours  nostre  amy.  » 

Puys  s'approcha  de  luy  et  luy  mist  en  main  sans 
mot  dire  quatre  nobles  à  la  rose.  Rondibilis  les 
print  tresbien,  puis  luy  dist  en  effroy,  comme  in- 
digné: «  Hé,  hé,  hé!  Monsieur,  il  ne  failloit  rien. 
Grand  mercy  toutesfoys.  De  meschantes  gens  jamais 
je  ne  prens  rien.  Rien  jamais  des  gens  de  bien  je 
ne  refuse.  Je  suys  tousjours  à  vostre  commendement. 
—  En  poyant,  dist  Panurge.  —  Cela  s'entend  », 
respondit  Rondibilis. 

CHAPITRE    XXXV 

Comment  Trouillogan,' philosophe,  traictc  la  difficulté 
de  mariage. 

ES  parolles  achevées,  Pantagruel  dist 
à  Trouillo.ffan.  \p  philosophe  :  «  Nostre 
féal,  de  main  en  main  vous  est  la 
lampe  baillée.  C'est  à  vous  mainte- 
nant  de  respondre.  Panurge  se  doibt  il  marier,  ou 
non?  —  Tous  les  deux,  respondit  Trouillogan.  — 
Que  me  dictez  vous?  demanda  Panurge. —  Ce  que 
avez  ouy,  respondit  Trouillogan.  —  Que  ay  je 
ouy?  demanda  Panurge.  —  Ce  que  j'ay  dict,  res- 
pondit Trouillogan.  —  Ha  !  ha  1  en  sommes  nous 
la  !  dist  Panurge.  Passe  sans  flus.  Et  doncques,  me 
doibz  je  marier  ou  non?  —  Ne  l'un  ne  l'aultre, 


PANTAGRUEL  l83 

respondit  Trouillogan.  —  Le  diable  m'emport, 
dist  Panurge,  si  je  ne  deviens  resveur,  et  me  puisse 
emporter  si  je  vous  entends!  Attendez,  je  mettray 
mes  lunettes  à  ceste  aureille  guausche,  pour  vous 
ouyr  plus  clair.  » 

En  cestuy  instant  Pantagruel  apercent  vers  la 
porte  de  la  salle  le  petit  chien  de  Gargantua,  le- 
quel il  nommoit  Kyne,  pour  ce  que  tel  fut  le  nom 
du  chien  de  Tobie.  Adoncques  dist  à  toute  la  com- 
paignie  :  «  Nostre  roy  n'est  pas  loing  d'icy;  levons 
nous.  »  Ce  mot  ne  feut  achevé  quand  Gargantua 
entra  dedans  la  salle  du  banquet  ;  chascun  se  leva 
pour  luy  faire  révérence. 

^Gargantua,  ayant  debonnairement  salué  toute 
l'assistence,  dist:  «  Mes  bons  amys,  vous  me  ferez 
ce  plaisir,  je  vous  en  prie,  de  non  laisser  ne  vos 
lieux  ne  vos  propous.  Apportez  moy  à  ce  bout  de 
table  une  chaire.  Donnez  moy  que  je  boive  à  toute 
la  compaignie.  Vous  soyez  les  très  bien  venuz.  Ores 
me  dictez,  sur  quel  propous  estiez  vous?  » 

Pantagruel  luy  respondit  que,  sus  l'apport  de  la 
seconde  table,  Panurge  avoit  propousé  une  matière 
problematicque,  à  sçavoir  s'il  se  doibvoit  marier, 
ou  non,  et  que  le  père  Hippothadée  et  maistre 
Rondibilis  estoient  expédiez  de  leurs  responses 
lors  qu'il  est  entré,  respondoit  le  féal  Trouillogan. 
Et  premièrement,  quand  Panurge  luy  a  demandé  : 
('  Me  doibz  je  marier  ou  non  ?  »  avoit  respondu  : 
«  Tous  les  deux  ensemblement.  »   A  la   seconde 


184  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXV 

foys  avoit  dict  :  «  Ne  l'un  ne  l'autre.  »  Panurge 
se  complainct  de  telles  répugnantes  et  contradic- 
toires responses,  et  proteste  n'y  entendre  rien. 
«  Je  l'entends,  dist  Gargantua,  en  mon  advis.  La  res- 
ponse  est  semblable  à  ce  que  dist  un  ancien  philo- 
sophe interrogé  s'il  avoit  quelque  femme  qu'on  luy 
nommoit.  «  Je  l'ay,  dist  il,  à  mie,  mais  elle  ne  me  a 
«  mie  ;  je  la  possède,  d'elle  ne  suys  possédé.  »  —  Pa- 
reille response,  dist  Pantagruel,  feist  une  Fantesque 
de  Sparte.  On  luy  demanda  si  jamais  elle  avoit  eu 
affaire  à  home.  Responditque  non  jamais,  bien  que 
les  homes  quelques  foys  avoient  eu  affaire  à  elle. 

—  Ainsi,  dist  Rondibilis,  mettons  nous  neutre  en 
medicine,  et  moyen  en  philosophie,  par  participation 
de  l'une  et  l'aultre  extrémité,  par  abnégation  de 
l'une  et  l'aultre  extrémité,  et  par  compartiment  du 
temps,  maintenant  en  l'une,  maintenant  en  l'aultre 
extrémité. 

—  Le  sainct  Envoyé,  dist  Hippothadée,  me 
semble  l'avoir  plus  apertement  declairé,  quand  il 
dict  :  Ceulx  qui  sont  mariez  soient  comme  non  mariez; 
ceulx  qui  ont  femme  soient  comme  non  ayans  femme. 

—  Je  interprète,  dist  Pantagruel,  avoir  et  n'avoir 
femme  en  ceste  façon,  que  femme  avoir  est  l'avoir 
à  usaige  tel  que  nature  la  créa,  qui  est  pour  l'ayde, 
esbatement  et  société  de  l'home;  n'avoir  femme 
est  ne  soy  apoiltronner  au  tour  d'elle,  pour  elle  ne 
contaminer  celle  unicque  et  suprême  affection  que 
doibt  l'home  à  Dieu;   ne  laisser  les  offices   qu'il 


PANTAGRUEL  l85 

doibt  naturellement  à  sa  patrie,  à  la  Republicque, 
à  ses  amys,  ne  mettre  en  non  chaloir  ses  estudes 
et  négoces,  pour  continuellement  à  sa  femme 
complaire.  Prenant  en  ceste  manière  avoir  et  n'avoir 
femme,  je  ne  voids  répugnance  ne  contradiction  es 
termes.  » 


CHAPITRE     XXXVI 

Continuation  des  responses  de  Trouillogan,  philosophe 
ephectique  et  pyrrhonien. 

ous  dictez  d'orgues,  respondit  Pa- 
nurge,  mais  je  croy  que  je  suys  des- 
cendu on  puiz  ténébreux  onquel  di^oit 
'Heraclytus  estre  Vérité  cachée.  Je  ne 
voy  goutte,  je  n'entends  rien,  je  sens  mes  sens 
tous  hebetez,  et  doubte  grandement  que  je  soye 
charmé.  Je  parleray  d'aultre  style.  Nostre  féal,  ne 
bougez;  n'emboursez  rien.  Muons  de  chanse  et 
parlons  sans  disjunctives  ;  ces  membres  mal  joinctz 
vous  faschent,  à  ce  que  je  voy.  Or  çà,  de  par  Dieu, 
me  doibz  je  marier  ? 

Trouillogan.  Il  y  a  de  l'apparence.  —  Panurge. 
Et  si  je  ne  me  marie  poinct?  Trou.  Je  n'y  voy  in- 
convénient aulcun.  Panur.  Vous  n'y  en  voyez 
poinct?  Tro.  Nul,  ou  la  veue  me  déçoit.  Pan.  Je 
y  en  trouve  plus  de  cinq  cens.  Tro.  Comptez  les. 
Pan.   Je    diz   improprement    parlant,    et   prenent 

24 


l86  LIVRE    III,    CHAPITRE     XXX  N'I 

nombre  certain  pour  incertain,  déterminé  pour  in- 
déterminé, c'est  à  dire  beaucoup.  Trouil.  J'escoute. 
Panur.  Je  ne  peuz  me  passer  de  femme,  de  par 
tous  les  diables.  Trouil.  Houstez  ces  villaines 
bestes.  Panur.  De  par  Dieu  soit,  car  mes  Salmi- 
gondinoys  disent  coucher  seul,  ou  sans  femme, 
estre  vie  brutale,  et  telle  la  disoit  Dido  en  ses  la- 
mentations. Trouil.  A  vostre  commandement.  Pa- 
nur. Pé  lé  quau  Dé,  j'en  suis  bien.  Doncques,  me 
mariray  je  ?  Trouil.  Par  adventure.  Pan.  M'en 
trouveray  je  bien?  Tro.  Scelon  la  rencontre.  Pan. 
Aussi,  si  je  rencontre  bien,  comme  j'espère,  seray 
je  heureux?  Tro.  Assez.  Pan.  Tournons  à  contre- 
poil.  Et  si  rencontre  mal?  Tro.  Je  m'en  excuse. 
Pan.  Mais  conseillez  moy,  de  grâce.  Que  doibs  je 
faire?  Tro.  Ceque  vouldrez.  Pan.  Tarahin,tarahasl 
Tro.  Ne  invocquez  rien,  je  vous  prie.  Pa.  On 
nom  de  Dieu  soit  ;  je  ne  veulx  sinon  ce  que  me 
conseillerez.  Que  m'en  conseillez  vous?  Tro.  Rien. 
Pan.  Me  mariray  je?  Trou.  Je  n'y  estois  pas.  Pan. 
Je  ne  me  mariray  doncques  poinct.  Tro.  Je  n'en 
peux  mais.  Pan.  Si  je  ne  suys  marié,  je  ne  seray 
jamais  coqu?  Tro.  Je  y  pensois.  Pan.  Mettons  le 
cas  que  je  sois  marié.  Tro.  Où  le  mettrons  nous? 
Pan.  Je  dis  :  prenez  le  cas  que  marié  je  soys.  [Tro.] 
Je  suys  d'ailleurs  empesché. 

Pa.  Merde  en  mon  nez;  dea  !  si  je  osasse  jurer 
quelque  petit  coup  en  cappe,  cela  me  soulageroit 
d'autant.   Or    bien,   patience!  Et  doncques,  si  je 


PANTAGRUEL  187 

SLiys  marié,  je  seray  coqu?  Tro.  On  le  diroit.  Pa. 
Si  ma  femme  est  preude  et  chaste,  je  ne  seray  ja- 
mais coqu?  Tro.  Vous  me  sembiez  parler  correct. 
Pa.  Escoutez.  Tro.  Tant  que  vouldrez.  Pan.  Sera 
elle  preude  et  chaste?  Reste  seulement  ce  poinct. 
Trouil.  J'en  doubte.  Pan.  Vous  ne  la  veistez  ja- 
mais? Tro.  Que  je  sache.  Pan.  Pourquoy  doncques 
doubtez  vous  d'une  chose  que  ne  congnoissez  ? 
Tro.  Pour  cause.  Pa.  Et  si  la  congnoissiez?  Tro. 
Encores  plus. 

Panu.  Paige,  mon  mignon,  tien  icy  mon  bonnet  : 
je  le  te  donne,  saulve  les  lunettes,  et  va  en  la  basse 
court  jurer  une  petite  demie  heure  pour  moy  ;  je 
jureray  pour  toy  quand  tu  vouldras.  Mais  qui  me 
fera  coqu?  Trouil.  Quelqu'un.  Panur.  Parle  ven- 
tre beuf  de  boys,  je  vous  frotteray  bien,  monsieur 
le  quelqu'un.  Trou.  Vous  le  dictez.  Pan.  Le  diantre, 
celluy  qui  n'a  poinct  de  blanc  en  l'œil,  m'emporte 
doncques  ensemble  si  je  ne  boucle  ma  femme  à  la 
bergamasque,  quand  je  partiray  hors  mon  serrail. 
Tr.  Discourez  mieulx.  Pa.  C'est  bien  chien  chié 
chanté  pour  les  discours  !  Faisons  quelque  resolution. 
Tr.  Je  n'y  contrediz.  Pa.  Attendez.  Puis  que  de 
cestuy  endroict  ne  peuz  sang  de  vous  tirer,  je  vous 
saigneray  d'aultre  vene.  Estez  vous  marié,  ou 
non  ?  Tr.  Ne  l'un  ne  l'aultre,  et  tous  les  deux  en- 
semble. Pa.  Dieu  nous  soit  en  ayde  !  Je  sue,  par 
la  mort  beuf,  d'ahan,  et  sens  ma  digestion  inter- 
rompue. Toutes  mes  phrenes,  metaphrenes  et  dia- 


IQQ  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXVI 

phragmes  sont  suspenduz  et  tenduz  pour  incornifis- 
tibuler  en  la  gibbessiere  de  mon  entendement  ce 
que  dictez  et  respondez.  Tr.  Je  ne  m'en  empes- 
che.  P.  Trut  avant  !  nostre  féal,  estez  vous  marié  ? 
Tr.  Il  me  l'est  advis.  Pa.  Vous  l'aviez  esté  une 
aultre  fojs?  Tr.  Possible  est.  Pa.  Vous  en  trouvastez 
vous  bien  la  première  fois.  Tr.  Il  n'est  pas  impos- 
sible. [Pa.]  a  ceste  seconde  fois,  comment  vous 
en  trouvez  vousPTr.  Comme  porte  mon  sort  fatal. 
Panur.  Mais  quoy  !  à  bon  esciant,  vous  en  trouvez 
vous  bien?  Trouil.  Il  est  vray  semblable. 

Panu.  Or  cà,  de  par  Dieu,  j'aymeroys,  par  le 
fardeau  de  sainct  Christofîe,  autant  entreprendre 
tirer  un  pet  d'un  asne  mort  que  de  vous  une  reso- 
lution. Si  vous  auray  je  à  ce  coup.  Nostre  féal, 
faisons  honte  au  diable  d'enfer;  confessons  vérité. 
Feustez  vous  jamais  coqu?  Je  dy  vous  qui  estez  icy, 
je  ne  diz  pas  vous  qui  estez  là  bas  au  jeu  de  paulme. 
Trouil.  Non,  s'il  n'estoit  praedestiné.  Pan.  Par  la 
chair,  je  renie  ;  par  le  sang,  je  renague  ;  par  le 
corps,  je  renonce.  Il  m'eschappe.  » 

A  ces  motz  Gargantua  se  leva  et  dist  :  «  Loué 
soit  le  bon  Dieu  en  toutes  choses  !  Ace  que  je  voy, 
le  monde  est  devenu  beau  fîlzdepuys  ma  congnois- 
sance  première.  En  sommes  nous  là  ?  Doncques 
sont  huy  les  plus  doctes  et  prudens  philosophes  en- 
trez on  jphrontistere  et  escholle  des  pyrrhoniens, 
aporrheticques,  scepticques  et  ephecticques?  Loué 
soit  le  bon  Dieu  !  Vrayement  on  pourra  dorénavant 


PANTAGRUEL  1 89 

prendre  les  lions  par  les  jubés,  les  chevaulx  par  les 
crains,  les  bœufz  par  les  cornes,  les  bufles  par  le 
museau,  les  loups  par  la  queue,  les  chèvres  par  la 
barbe,  les  oiseaux  par  les  piedz  ;  mais  ja  ne  seront 
telz  philosophes  par  leur  paroUes  pris.  Adieu,  mes 
bons  amys.  »  Ces  motz  prononcez,  se  retira  de  !a 
compaignie.  Pantagruel  et  les  aultres  le  vouloient 
suyvre,  mais  il  ne  le  voulut  permettre. 

Issu  Gargantua  de  la  salle,  Pantagruel  dist  es 
invitez  :  «  Le  Timé  de  Platon,  au  commencement 
de  l'assemblée,  compta  les  invitez  ;  nous^  au  rebours, 
les  compterons  en  la  fin.  Un,  deux,  trois.  Où  est 
le  quart?  N'estoit  ce  nostre  amy  Brid'oye?  »  Epis- 
temon  respondit  avoiresté  en  sa  maisonpourl'inviter, 
mais  ne  l'avoir  trouvé.  Un  huissier  du  parlement 
Myrelinguoys  en  Myrelingues  l'estoit  venu  quérir 
et  adjourner  pour  personnellement  comparoistre, 
et  davant  les  sénateurs  raison  rendre  de  quelque 
sentence  par  luy  donnée.  Pourtant  estoit  il  au  jour 
praecedent  departy  affin  de  soy  représenter  au  jour 
de  l'assignation,  et  ne  tomber  en  deffault  ou  con- 
tumace. 

«  Je  veulx,  dist  Pantagruel,  entendre  que  c'est. 
Plus  de  quarante  ans  y  a  qu'il  est  juge  de  Fons- 
beton  ;  icelluy  temps  pendent  a  donné  plus  de 
quatre  mille  sentences  difinitives.  De  deux  mille 
trois  cens  et  neuf  sentences  par  luy  données  feut 
appelé  par  les  parties  condemnées  en  la  Court 
souveraine  du  parlement  Myrelinguoys  en  Mire- 


190  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXVI 

lingues;  toutes  par  arrestz  d'icelle  ont  esté  ratifiées, 
approuvées  et  confirmées,  les  appeaulx  renversez 
et  à  néant  mis.  Que  maintenant  doncques  soit 
personnellement  adjourné  sus  ses  vieulx  jours,  il 
qui  par  tout  le  passé  a  vescu  tant  sainctement  en 
son  estât,  ne  peut  estre  sans  quelque  desastre.  Je 
luy  veulx  de  tout  mon  povoir  estre  aydant  en 
aequité.  Je  sçay  huy  tant  estre  la  malignité  du 
monde  aggravée  que  bon  droict  a  bien  besoing 
d'aide.  Et  présentement  délibère  y  vacquer,  de 
paour  de  quelque  surprinse.  » 

Allorsfeurent  les  tables  levées.  Pantagruel  feist  es 
invitez  dons  précieux  et  honorables  de  bagues, 
joyaulx,  et  vaisselle  tant  d'or  comme  d'argent,  et 
les  avoir  cordialement  remercié,  se  retira  vers  sa 
chambre. 

CHAPITRE  XXXVII 

Comment  Pantagruel  persuade   à  Panurge   prendn 
conseil  de  quelque  fol. 

ANTAGRUEL,  soy  retirant,  aperceul 
par  la  guallerie  Panurge  en  maintien 
de  un  resveur  ravassant  et  dodelinant 
de  la  teste,  et  luy  dist  :  «  Vous  me 
semblez  à  une  souriz  empegée  ;  tant  plus  elle  s'ef- 
force soy  depestrer  de  la  poix,  tant  plus  elle  s'en 
embrene.   Vous  semblablement  eiîorsant  issir  hors 


PANTAGRUEL 


19. 


les  lacs  de  perplexité,  plus  que  davant  y  demeurez 
empestré,  et  n'y  sçay  remède  fors  un.  Entendez  : 
j'ay  souvent  ouy  en  proverbe  vulguaire  qu'un  fol 
enseigne  bien  un  saige.  Puys  que  par  les  responses 
des  saiges  n'estez  à  plein  satisfaict,  conseillez  vous 
à  quelque  fol.  Pourra  estre  que,  ce  faisant,  plus  à 
vostre  gré  serez  satisfaict  et  content.  Par  l'advis, 
c*onseil  et  praediction  des  folz,  vous  sçavez  quants 
princes,  roys  et  republicques  ont  esté  conservez, 
quantes  batailles  guaingnées,  quantes  perplexitez  dis- 
solues. Ja  besoing  n'est  vous  ramentevoir  les  exem- 
ples. Vous  acquiescerez  en  cette  raison.  Car,  comme 
celluy  qui  de  prés  reguarde  à  ses  affaires  privez  et 
domesticques,  qui  est  vigilant  et  attentif  au  gou- 
vernement de  sa  maison,  duquel  l'esprit  n'est  point 
esguaré,  qui  ne  pert  occasion  queconques  de  ac- 
quérir et  amasser  biens  et  richesses,  qui  cautement 
sçayt  obvier  es  inconveniens  de  paovreté,  vous  ap- 
pelez saige  mondain,  quoy  que  fat  soit  il  en  l'estima- 
tion des  intelligences  caelestes,  ainsi  faultil,  pour  da- 
vant icelles  saige  estre,  je  diz  sage  et  praesage  par 
aspiration  divine,  et  apte  à  recepvoir  bénéfice  de 
divination,  se  oublier  soy  mesme,  issir  hors  de  soy 
mesmes,  vuider  ses  sens  de  toute  terrienne  affection, 
purger  son  esprit  de  toute  humaine  sollicitude,  et 
mettre  tout  en  non  chaloir.  Ce  que  vulguairement 
est  imputé  à  follie. 

«  En  ceste  manière  feut  du  vulgue  imperit  appelé 
Fatuel  le  grand  vaticinateur  Faunus,  filz  de  Picus, 


192  LIVRE    ÎII,    CHAPITRE    XXXVII 

roy  des  Latins.  En  ceste  manière  voyons  nous  entre 
les  jongleurs,  à  la  distribution  des  rolles ,  le  per- 
sonaige  du  Sot  et  du  Badin  estre  tous  jours  repré- 
senté par  le  plus  périt  et  parfaictjoueur  de  leur  com- 
paignie.  En  ceste  manière  disent  les  mathématiciens 
un  mesmes  horoscope  estre  à  la  nativité  des  roys  et 
des  sotz,  et  donnent  exemple  de  iEneas  et  Chorœ- 
bus,  lequel  Euphorion  dict  avoir  esté  fol,  qui  eurent 
un  mesme  genethliaque.  Je  ne  seray  hors  de  pro- 
pous  si  je  vous  raconte  ce  que  dict  Jo.  André  sus 
un  canon  de  certain  rescript  papal,  addressé  au  maire 
et  bourgeoys  de  la  Rochelle,  et  après  luy  Panorme 
en  ce  mesmes  canon,  Barbatia  sus  les  Pandectes,  et 
recentement  Jason  en  ses  Conscilz,  de  Seigny 
Joan,  fol  insigne  de  Paris,  bisayeul  de  Caillette. 
Le  cas  est  tel  : 

«  A  Paris,  en  la  roustisserie  du  Petit-Chastelet, 
au  davant  de  l'ouvrouoird'un  roustisseur,  un  faquin 
mangeoit  son  pain  à  la  fumée  du  roust,  et  le  trou- 
voit,  ainsi  perfumé,  grandement  savoureux.  Le 
roustisseur  le  laissoit  faire.  En  fin,  quand  tout  le 
pain  feut  baufré,  le  roustisseur  happe  le  faquin  au 
collet,  et  vouloit  qu'il  lui  payast  la  fumée  de  son 
roust.  Le  faquin  disoit  en  rien  n'avoir  ses  viandes 
endommaigé,  rien  n'avoir  du  sien  prins,  en  rien  ne 
luy  estre  débiteur.  La  fumée  dont  estoit  question 
evaporoit  par  dehors  :  ainsi  comme  ainsi  se  perdoit 
elle;  jamais  n'avoit  esté  ouy  que  dedans  Paris  on 
cust    vendu    fumée    de   roust  en  rue.    Le   roustis- 


PANTAGRUEL  I^S 

seur  replicquoit  que  de  fumée  de  son  roust  n'estoit 
tenu  nourrir  les  faquins,  et  renioit,  en  cas  qu'il  ne  le 
payast,  qu'il  lui  housteroit  ses  crochetz.  Le  faquin 
tire  son  tribart  et  se  mettoit  en  défense.  L'alterca- 
tion feut  grande.  Le  badault  peuple  de  Paris 
accourut  au  débat  de  toutes  pars. 

«  Là  se  trouva  à  propous  Seigny  Joan  le  Fol,  ci- 
tadin de  Paris.  L'ayant  apperceu,  le  roustisseur  de- 
manda au  faquin  :  «  Veulx-tu,  sus  nostre  différent, 
croire  ce  noble  Seigny  Joan?  —  Ouy,  par  le  sam- 
breguoy  »,  respondit  le  faquin.  Adoncques  Seigny 
Joan,  avoir  leur  discord  entendu_,  commenda  au 
faquin  qu'il  luy  tirast  de  son  baudrier  quelque  pièce 
d'argent.  Le  faquin  lui  mist  en  main  ung  tournoys 
Philippus.  Seigny  Joan  le  print  et  le  mist  sus  son 
espaule  guausche,  comme  explorant  s'il  estoit  de 
poys;  puys  le  timpoit  sus  la  paulme  de  sa  main 
guausche,  comme  pour  entendre  s'il  estoit  de  bon 
alloy;  puys  le  posa  sus  la  prunelle  de  son  œil 
droict,  comme  pour  veoir  s'il  estoit  bien  mar- 
qué. 

«  Tout  ce  feut  faict  en  grande  silence  de  tout  le 
badault  peuple,  en  ferme  attente  du  roustisseur  et 
desespoir  du  faquin.  En  fin,  le  feist  sus  l'ouvroir 
sonner  par  plusieurs  foys.  Puys,  en  majesté  prœ- 
sidentale,  tenent  sa  marote  on  poing,  comme  si 
feust  un  sceptre,  et  affeublant  en  teste  son  chapperon 
de  martres  cingesses  à  aureilles  de  papier  fraizé  à 
poincts  d'orgues,  toussant  préalablement  deux  ou 
Rabelais.  III.  2  5 


194 


LIVRE    m,    CHAPITRE    XXXVII 


trois  bonnes  foys,  dist  à  haulte  voix  :  «  La  cour 
«  vous  dict  que  le  faquin,  qui  a  son  pain  mangé  à 
'i  la  fumée  du  roust,  civilement  a  payé  le  roustisseur 
«  au  son  de  son  argent.  Ordonne  ladicte  court  que 
«  chascun  se  retire  en  sa  chascuniere,  sans  despens, 
<■(  et  pour  cause.  » 

«  Geste  sentence  du  fol  Parisien  tant  a  semblé 
équitable ,  voire  admirable ,  es  docteurs  susdictz, 
qu'ilz  font  doubte,  en  cas  que  la  matière  eust  esté 
on  Parlement  dudict  lieu,  ou  en  la  Rotte  à  Rome, 
voire  certes  entre  les  Areopagites,  décidée,  si 
plus  juridicquement  eust  esté  par  eulx  sententié. 
Pour  tant  advisez  si  conseil  voulez  de  un  fol 
prendre.   » 

CHAPITRE  XXXVIII 

Comment  par  Pantagruel  et  Ponurge  est  TribouUet 
blasonné. 

XvÏ-Car  mon  ame,  respondit  Panurge,  je  le 
veulx.  Il  m'est  advis  que  le  boyau 
m'eslargit;  je  l'avois  nagueres  bien 
serré  et  constipé.  Mais,  ainsi  comme 
avonschoizy  la  fine  crème  de  sapience  pour  conseil, 
aussi  vouldrois  je  qu'en  nostre  consultation  prae- 
sidast  quelqu'un  qui  feust  fol  en  degré  souverain. 
—  Triboulet,  dist  Pantagruel,  me  semble  competen- 


PANTAGRUEL                                      l()^ 

tement  fol.  »  Panurge 

respond  :   «  Proprement  et 

totallement  fol.  » 

Pantagruel 

Panurge 

f.  fatal. 

f.  de  hauite  game. 

f.  de  nature. 

f.   debquarreet  debmol. 

f.   céleste. 

f.   terrien. 

f.  jovial. 

f.   joyeulx  et  folastrant. 

f.   mercurial. 

f.  joUy  et  folliant. 

f.   lunaticque. 

f.  à  pompettes. 

f.   erraticque. 

f.   à  pilettes. 

f.   ecentricque. 

f.   à  sonnettes. 

f.   seteré  et  Junonien. 

f.   riant  et  vénérien. 

f.  arcticque. 

f.   de  soubstraicte. 

f.   héroïcque. 

f.   de  mere-goutte. 

f.  génial. 

f.  de  la  prime  cuvée. 

f.   praedestiné. 

f.   de  montaison. 

f.   auguste. 

f.   original. 

f.   caesarin. 

f.   papal. 

f.   impérial. 

f.   consistorial. 

f.   royal. 

f.   conclaviste. 

f.   patriarchal. 

f.   buliste. 

f.   original. 

f.   synodal. 

f.   loyal. 

f.   episcopal. 

f.   ducal. 

f.  doctoral. 

f.   banerol. 

f.  monachal. 

f.   seigneurial. 

f.  fiscal. 

f.   palatin. 

f.   extravaguant. 

f.   principal. 

f.   à  bourlet. 

196              LIVRE    III, 

CHAPITRE    XXXVIII 

Pantagruel 

Panurge 

f.   pretoriai. 
f.   total, 
f.   eleu. 
f.   curial. 
f.   primipile. 
f.   triumphant. 

f- 

à  simple  tonsure. 

cotai. 

gradué  nommé  en  follie 

commensal. 

premier  de  sa^  licence 

caudataire. 

f.   vulguaire. 
f.  domesticque. 
f.   exemplaire. 

f- 

de  supererogation. 

collatéral. 

a  latere  altéré. 

f.   rare  et'peregrin. 

niais. 

f.   aulicque. 
f.   civil. 

passagier. 
branchier. 

f.   populaire, 
f.   familier. 

aguard. 
gentil. 

f.   insigne. 
f.   favorit. 
f.   latin, 
f.   ordinaire, 
f.   redoubté. 
f.   transcendent, 
f.   souverain. 

f- 

maillé. 

pillart. 

revenu  de  queue. 

griays. 

radotant. 

de  soubarbade. 

boursouflé. 

f.   spécial, 
f.    metaphysical. 
f.   ecstaticque. 
f.    categoricque. 
f.   predicabic. 

supercoquelicantieux. 

corollaire. 

de  levant. 

soubelin. 

cramoisy. 

f.   dccumane. 

tainct  en  iriaine. 

PANTAGRUEL 


97 


Pantagruel 

f.   officieux, 
f.  de  perspective. 
f.  d'algorisme. 
f.   d'algebra. 
f.  de  caballe. 
f.   talmudicque. 
f.  d'Alguamala. 
f.   compendieux. 
f.   abrevié. 
f.   hyperbolicque. 
f,   antonomaticque. 
f.   allegoricque. 
f.   tropologicque. 
f.   pleonasmicque. 
f.   capital, 
f.   cerebreux. 
f.   cordial, 
f.   intestin, 
f.   epaticque. 
f.   spleneticque. 
f.   venteux, 
f.   légitime, 
f.   d'azimuth. 
f.   d'Almicantarath. 
f.  proportionné. 
f.   d'architrave, 
f.  de  pedestal. 


Panurge 

f.  bourgeoys. 

f.  vistempenard. 

f.  de  gabie. 

f.  modal. 

f.  de  seconde  intention, 

f.  tacuin. 

f.  hétéroclite. 

f.  sommiste. 

f.  abreviateur. 

f.  de  morisque. 

f.  bien  bulle. 

f.  mandataire. 

f.  capussionnaire. 

f.  titulaire. 

f.  tapinois. 

f.  rébarbatif. 

f.  bien  mentulé. 

f.  mal  empiété. 

f.  couilart. 

f.  grimault. 

f.  esventé. 

f.  culinaire. 

f.  de  haulte  fustaie. 

f.  contrehastier. 

f.  marmiteux. 

f.  catharré. 

f.  braguart. 


98 


LIVRE    m,    CHAPITRE    XXXVIIl 


Pantagruel 


Panurge 


f.  parraguon. 

f.  célèbre. 

f.  alaigre. 

f.  solennel. 

f.  annuel. 

f.  festival. 

f.  récréatif. 

f.  villaticque. 

f.  plaisant. 

f.  privilégié. 

f.  rusticque,- 

f.  ordinaire. 

f.  de  toutes  heures. 

f.  en  diapason. 

f.  résolu. 

f.  hierogljphicque. 

f.  autenticque. 

f.  de  valleur. 

f.  précieux. 

f.  fanaticque. 

f.  fantasticque. 

f.  lymphaticque. 

f.  panicque. 

f.  alambicqué. 

f.  non  fascheux. 


f.  à  xxiij  caratz. 

f.  bigearre. 

f.  guinguoys. 

f.  à  la  martingualle. 

f.  à  bastons. 

f.  à  marotte, 

f.  de  bons  biés. 

f.  à  la  grande  laise. 

f.  trabuchant. 

f.  susanné. 

f.  de  rustrie. 

f.  à  plein  bust. 

f.  guourrier. 

f.  guourgias. 

f.  d'arrachepied. 

f.  de  rébus, 

f.  à  patron, 

f.  à  chapron. 

f.  à  double  rebras. 

f.  à  la  damasquine, 

f,  de  tauchie. 

f.  d'azemine. 

f.  barytonant. 

f.  mouscheté. 

f.  à  espreuve  de  hacque- 
butte. 


PANTAGRUEL 


99 


Pant.  Si  raison  estoit  pourquoy  jadis  en  Rome 
les  Quirinales  on  nommoit  la  feste  des  folz,  jus- 
tement en  France  on  pourroit  instituer  les  Triboul- 
Utinales.  Pan.  Si  tous  folz  portoient  cropiere,  il 
auroit  les  fesses  bien  escorchées.  Pant.  S'il  estoit 
Dieu  Fatuel,  du  quel  avons  parlé,  mary  de  la  dive 
Fatue,  son  père  seroit  Bona-Dies,  sa  grande  mère 
Bone-Dée.  Pan.  Si  tous  folz  alloient  les  ambles, 
quoy  qu'il  ait  les  jambes  tortes,  il  passeroit  de  une 
grande  toise.  Allons  vers  luy  sans  séjourner. 
De  luy  aurons  quelque  belle  resolution,  je  m'y 
attends. 

—  Je  veux,  dist  Pantagruel,  assister  au  jugement 
de  Brid'oye.  Ce  pendent  que  je  iray  en  Myre- 
lingues,  qui  est  delà  la  rivière  de  Loyre,  je  depes- 
cheray  Carpalim  pour  de  Bloys  icy  amener  Tri- 
boullet.  » 

Lors  feut  Carpalim  depesché.  Pantagruel,  acom- 
paigné  de  ses  domesticques,  Panurge,  Epistemon, 
Ponocrates,  Frère  Jan,  Gymnaste,  Rhizotome  et 
aultres,  printle  chemin  de  Myrelingues. 


200  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXIX 

CHAPITRE  XXXIX 

Comment  Pantagruel  assiste  au  jugement  du  juge 
Brid'oye,  lequel  sententioit  les  procès  au  sort  des 
dez. 

u  jour  subséquent,  à  heure  de  l'assi- 
gnation ,  Pantagruel  arriva  en  Myre- 
I  lingues.  Les  président,  sénateurs  et 
[conseillers  le  prièrent  entrer  avecques 
eux,  et  ouyr  la  décision  des  causes  et  raisons  que 
allegueroit  Brid'oye,  pour  quoy  auroit  donné  cer- 
taine sentence  contre  Tesleu  Toucheronde,  laquelle 
ne  sembloit  du  tout  sequitable  à  icelle  court  cen- 
tumvirale. 

Pantagruel  entre  voluntiers,  et  là  trouve  Brid'oye 
on  mylieu  du  parquet  assis,  et,  pour  toutes  raisons 
et  excuses,  rien  plus  ne  respondent,  si  non  qu'il 
estoit  vieulx  devenu,  et  qu'il  n'avoit  la  veue  tant 
bonne  comme  de  coustume,  alléguant  plusieurs 
misères  et  calamitez  que  vieillesse  apporte  avecques 
soy,  lesquelles  not.  per  Archid.^  d.  Ixxxvj,  c. 
Tanta;  pour  tant  ne  congnoissoit  il  tant  distincte- 
ment les  poinctz  des  dez  comme  avoit  faict  par  le 
passé.  Dont  povoit  estre  qu'en  la  façon  que  Isaac, 
vieulx  et  mal  voyant,  print  Jacob  pour  Esaû.  ainsi 
à  la  décision  du  procès  dont  estoit  question,  il 
auroit  prins  un  quatre  pour  un  cinq^  nctammenf 
réfèrent  que  lors  il   avoit  usé  de  ses  petits  dez,  et 


PANTAGRUEL  20I 

que  par  disposition  de  droict  les  imperfections  de 
nature  ne  doibvent  estre  imputées  à  crime,  comme 
apert  ff.  De  re  milit.,  l.  Qui  cum  uno  ;  ff.  De  reg. 
jur.,  l.  Fere;ff.De  edil.  ed.(pertotum) ;  ff.  De  term. 
mo.j  L  Divus  Adrianus^  résolu,  per  Lud.  Ko.  in  L  : 
Si  vero,  ff.  Solv.  matri.;  et  qui  aultrement  feroit, 
non  l'home  accuseroit,  mais  Nature,  comme  est 
évident  in  L  :  Maximum  vitium,  c.  De  lib.  prxter. 

a  Quels  dez,  demandoit  Trinquamelle,  grand 
président  d'icelle  court,  mon  amy,  entendez  vous? 
—  Les  dez,  respondit  Brid'oje,  desjugemens,  aîea 
judiciorunij  des  quelz  est  escript  par  Decr,,  c.  26, 
q.  ij,  c.  Sors;  l.  Nec  emptio,  ff.  De  contrah.  em.pt,; 
l.  Quod  debetur^  ff.  De  pecul. ,  et  ibi  Barthol.,  et 
desquelz  dez  vous  aultres,  Messieurs,  ordinaire- 
ment usez  en  ceste  vostre  court  souveraine,  aussi 
font  tous  aultres  juges,  en  décision  des  procès, 
suyvans  ce  qu'en  a  noté  D.  Henr.  Ferrandat,  et 
no.  Gl.  in  c.  fin.  De  sortit. ^  et  L  Sed  cum  ambo,  ff. 
De  judi.,  ubi  Doct.  notent  que  le  Sort  est  fort  bon, 
honeste,  utile  et  nécessaire  à  la  vuidange  des  procès 
et  dissentions.  Plus  encores  apertement  l'ont  dict 
Bal.,  Bart.  et  Alex.,  c.  Communia,  de  l.  Si  duo. 

—  Et  comment,  demandoit  Trinquamelle,  faictez 
vous,  mon  amy?  —  Je,  respondit  Brid'oye,  respon- 
deray  briefvement  scelon  l'enseignement  de  la  1. 
Ampliorem,  §  m  refutatoriis,  c.  De  appela.,  et  ce 
que  dict  Gl.  L  j,  ff.  Quod  met.  caus. 

gaudent  brevitate  moderni, 

26 


202  LIVRE    III,    CHAPITRE    XXXIX 

((  Je  fays  comme  vous  aultres ,  Messieurs,  et 
comme  est  l'usance  de  judicature ,  à  laquelle  nos 
droictz  commendent  tousjours  déférer,  ut  no.  Extra., 
De  consuet.j  c.  ex  literis,   et  j'bi,  Innoc. 

((  Ayant  bien  veu,  reveu,  leu,  releu,  paperasse  et 
feueilleté  les  complainctes,  adjournemens,  compa- 
ritions,  commissions,  informations,  avant  procédez, 
productions,  alleguations,  intendictz,  contredictz, 
requestes,  enquestes,  répliques,  dupliques,  triplic- 
ques ,  escriptures,  reproches,  griefz,  salvations, 
recollemens,  confrontations,  acarations,  libelles, 
apostoles,  lettres  royaulx,  compulsoires,  declina- 
toires,  anticipatoires,  évocations,  envoyz,  renvoyz, 
conclusions,  fins  de  non  procéder,  apoinctemens, 
reliefz,  confessions,  exploictz  et  aultres  telles  dragées 
et  espisseries  d'une  part  et  d'aultre,  comme  doibt 
faire  le  bon  juge,  scelon  qu'en  a  no.  Spec,  De 
ordinario,  §  iij,  et  tit.  De  ofp.  om.  ju.,^  fi.,  et  De 
rescriptis  prxsenta,  §  j,  je  pose  sus  le  bout  de  la 
table,  en  mon  cabinet,  tous  les  sacs  du  défendeur, 
et  luy  livre  chanse  premièrement,  comme  vous 
aultres.  Messieurs,  et  est  not.,  l.  Favorabiliorcs,  ff. 
De  reg.  jiir.,  et  in  c.  Cum  sunt,  eod.  tit.,  lib.  vj, 
qui  dict  :  Cum  sunt  partium  jura  obscura,  reo  fa- 
vendum  est  potius  quam  actori. 

((  Cela  faict,  je  pose  les  sacs  du  demandeur,  comme 
vous  aultres.  Messieurs,  sur  l'aultre  bout,  visum 
visu,  car  opposita,  juxta  se  posita,  magis  elucescunt, 
ut  not.   in  l.  j,  §  Vidcanvis,  ff.  De  his  [qui  sunt  sui 


PANTAGRUEL 


:o3 


vel  alie.  jur.^  et  in  l.  j,  Munerum  mixta,  ff.  De 
muner.  ef  honor.;  pareillement  et  quant  et  quand 
je  luy  livre  chanse. 

—  Mais,  demandoit  Trinquamelle,  mon  amy,  à 
quoy  congnoissez  vous  l'obscurité  des  droictz 
prae tendus  par  les  parties  playdoiantes?  —  Comme 
vous  aultres,  Messieurs,  respondit  Brid'oye,  sçavoir 
est  quand  il  y  a  beaucoup  de  sacs  d'une  part  et  de 
l'aultre.  Et  lors  je  use  de  mes  petiz  dez,  comme 
vous  aultres,  Messieurs,  suyvant  la  loy  :  Sempcr  in 
stipulationibus,  ff.  De  reg.  jur.,  et  la  loi  versale  ver- 
sifiée,, q.   eod.    tit. 

Semper  in  obscuris  quod  minimum  est  sequimur, 

canonizée  in  c.  In  obscuris,  eod.  tit.,  lib.  vj. 

«  J'ay  d'aultres  gros  dez  bien  beaulx  et  harmo- 
nieux, des  quelz  je  use,  comme  vous  aultres.  Mes- 
sieurs^ quand  la  matière  est  plus  liquide,  c'est  à 
dire  quand  moins  y  a  de  sacs. 

—  Cela  faict,  demandoit  Trinquamelle,  comment 
sententiez  vous,  mon  amy?  —  Comme  vous  aultres, 
Messieurs,  respondit  Brid'oye  :  pour  celluy  je 
donne  sentence  duquel  la  chanse  hvrée  par  le  sort 
du  dez,  judiciaire,  tribunian ,  prsetorial,  premier 
advient.  Ainsi  commendent  nos  droits  ff.  Qui  po. 
in  pig.  l.  Potior,  leg.  Creditor.,  c.  De  consul.,  l.  j., 
et  De  reg.  jur.,  in  vj  :  Qui  prior  est  tempore 
potior  est  jure.   » 


2  04  LIVRE    III,    CHAPITRE    XL 

CHAPITRE  XL 

Comment  Bnd'oye  expose  les  causes  pourquoy  il  vi- 
siîoit  les  procès  qu'il  decidoit  par  le  sort  des  dez. 

OYRE  mais,  demandoit  Trinquamelle , 
mon  amy,  puis  que  par  sort  et  ject 
des  dez  vous  faictez  vos  jugemens, 
pourquoy  ne  livrez  vous  ceste  chanse 
le  jour  et  heure  propre  que  les  parties  controverses 
comparent  par  davant  vous,  sans  aultre  delay  ?  De 
quoy  vous  servent  les  escriptures  et  aultres  procé- 
dures contenues  dedans  les  sacs?  — Comme  à  vous 
aultres,  Messieurs,  respondit  Brid'oye  :  elles  me 
servent  de  trois  choses  exquises,  requises  et  auten- 
ticques. 

«  Premièrement,  pour  la  Forme,  en  omission  de 
laquelle  ce  qu'on  a  faict  n'estre  valable  prouve 
très  bien  Spec,  tit.  De  instr.  edi.,  et  tit.  De  rescrip. 
prxseni.;  d'advantaige,  vous  sçavez  trop  mieux  que 
souvent  en  procédures  judiciaires  les  formalitez 
destruisent  les  materialitez  et  substances,  car,  Forma 
matata,mutaturSuhstantia,  ff.adexhib.,  l.  Julianus; 
ff.  ad  kg.  Falcid.,  l.  Si is  qui quadringenta,  et  Extra., 
De  Dcci.,  c.  Ad  audientiam,  et  De  célébra.  Miss.,  c. 
In  quadam. 

((  Secondement,  comme  à  vous  aultres,  Messieurs, 
me  servent  d'exercice  honneste  et  salutaire.  Feu 
M.  Othoman  Vandare,  grand  medicin  comme  vous 


PANTAGRUEL  20D 

diriez,  C,  De  comit.  et  archi.^  lib.  xij,  m'a  dict 
maintes  foys  que  faulte  d'exercitation  corporelle 
est  cause  unicque  de  peu  de  santé  et  briefveté  de 
vie  de  vous  aultres,  Messieurs,  et  tous  officiers  de 
justice.  Ce  que  tresbien  avant  luy  estoit  noté  par 
Bart.  inl.'j.C.  Desenten.  «  qux  t> pro  «  eo<5fuo(i)). Pour- 
tant sont  comme  à  vous  aultres,  Messieurs,  à  nous 
consécutivement,  quia  accessorium  naturam  sequitur 
principalis,  De  reg.  jur.  lib.  vj,  et  L:  Cum principalis, 
et  L  Nihil  dolo.,  ff.  eod.  titu.;  ff.  De  fîdejusso.,  l. 
Fidejussor,  et  Extra.  De  ofp.  ddeg.,  c.  ;".,  concédez 
certains  jeulx  d'exercice  honneste  et  récréatif,  jf. 
De  al.  lus.  et  aleat.,  l.  Soient,  et  Autent.  Ut  omnes 
obediant,  in  princ,  coll.  vij,  et  ff.  Deprxscript.  verb., 
l.  Si  gratuitam.,  et  l.  \j,  C.  :  De  spect.,  lib.  xj,  et 
telle  est  l'opinion  D.  Thomx,  in  Secunda  Secundx, 
quxst.  clxviij,  bien  à  propousalleguéeparD.  ^/ber. 
de  Kos.,  lequel  fuit  magnus  practicus  et  docteur 
solennel,  comme  atteste  Barbatia  in  prin.  Consil. 
La  raison  est  exposée  per  Gl.  in  Prxmio  ff.,  §  Ne 
autem  tertii  : 

Interpone  tuis  interdum  gaudia  curis. 

((  De  faict,  un  jour,  en  l'an  1489,  ayant  quelque 
affaire  bursal  en  la  chambre  de  Messieurs  les  gene- 
raulx,  et  y  entrant  par  permission  pécuniaire  de 
l'huissier,  comme  vous  aultres,  Messieurs,  sçavez  que 
pecunix  obediunt  omnia,  et  l'a  dict  Bald.  in  l.  Sin- 
gularia,  ff.  Si  certum pet.,  et  Salie,  in  l.  Keceptitia, 


206  LIVRE    m,    CHAPITRE    XL 

C.  De  constit.pecun.,  et  Card.,  in  Cle.  j,  De  haptis., 
je  les  trouvay  tous  jouans  à  la  mousche  par  exer- 
cice salubre,  avant  le  past  ou  après,  il  m'est  indif- 
fèrent, pourveu  que  hic  no.  que  le  jeu  de  la  mousche 
est  honneste,  salubre,  antique  et  légal,  à  Musco  in- 
ventore,  de  quo  C,  De  petit,  hscred.,  l.  Si  post 
motam,  et  Muscarii.j.j  ceulx  qui  jouent  à  la  mousche 
sont  excusables  de  droict,  /.  ;_,  C.,De  excus,  artif., 
lib.  X.  Et  pour  lors  estoit  de  mousche  M.  Tielman 
Picquet,  il  m'en  soubvient,  et  rioyt  de  ce  que 
Messieurs  de  la  dicte  chambre  guastoient  tous  leurs 
bonnetz  à  force  de  luy  dauber  ses  espaules;  les 
disoit  ce  nonobstant  n'estre  de  ce  deguast  de 
bonnetz  excusables  au  retour  du  Palais  envers  leurs 
femmes^  par  c.  y.  Extra.  De  prxsump.,  et  ibi  Gl. 

«  Or,  resolutorie  loquendo,']e  diroys,  comme  vous 
aultres,  Messieurs,  qu'il  n'est  exercice  tel,  ne  plus 
aromatisan  en  ce  monde  palatin,  que  vuider  sacs, 
feuilleter  papiers,  quotter  cayers,  emplir  paniers  et 
visiter  procès,  ex  Bart.  et  Jo.  de  Pra.,  in  l.  Falsa 
de  condit.  et  de  mon.  ff. 

«  Tiercementj  comme  vous  aultres,  Messieurs, 
je  considère  que  le  temps  meurist  toutes  choses; 
par  temps  toutes  choses  viennent  en  évidence;  le 
temps  est  père  de  vérité,  Gl.  in  l.  j,  C.  De  Servit. 
Autent.,  De  restit.  et  ea  qux  pa.,  et  Spec.  cit..  De 
requis,  cons.  C'est  pourquoy,  comme  vous  aultres. 
Messieurs,  je  sursoye,  délaye  et  diffère  le  jugement, 
affin  que  le  procès,  bien  ventilé,  grabelé  et  debatu, 


PANTAGRUEL  207 

vieigne  par  succession  de  temps  à  sa  maturité,  et  le 
sort  par  après  advenent  soit  plus  doulcettement 
porté  des  parties  condemnées,  comme  no.  Glo.^  ff. 
De  excu.  tut.,  l.  Tria  onera  : 

Portatur  leviter,  quod  portât  quisque  libenter. 

«  Le  jugeant  crud,  verd  et  au  commencement, 
dangier  seroit  de  l'inconvénient  que  disent  les  me- 
dicins  advenir  quand  on  perse  un  aposteme  avant 
qu'il  soit  meur,  quand  on  purge  du  corps  humain 
quelque  humeur  nuysant  avant  sa  concoction.  Car, 
comme  est  escript  in  Autent.,  hxc  Constit.  Inno. 
const.,inprin.,et\e  rejeté  Gl.  inc.  Cœterum^ Extra., 
De  jura,  calum.  :  Quod  medicamenta  morbis  exhi- 
bent, hoc  jura  negotiis.  Nature  d'adventaige  nous 
instruict  cuillir  et  manger  les  fruictz  quand  ils  sont 
meurs,  Instit.,  De  re.  di.,  §  7s  ad  quem,  etff.  De  acti. 
empt.,  l.  Julianus,  marier  les  filles  quand  elles  sont 
meures,  ff.  D.  donat.  int.  vir.  et  uxo.,  l.  Cum  hic 
status,  §  Si  quia  sponsa,  et  xxvij  Q^,  j  c,  sicut 
dict  Gl.  : 

Jam  matura  thoris  plenis  adoleverat  annis 
Virginitas, 

«  Rien  ne  faire  qu'en  toute  maturité^  xxiij  Q., 
C.  ij,  §  ult.,  clxxxiij  d.,  c.  ult.  » 


LIVRE    m,    CHAPITRE    XLI 


CHAPITRE  XLI 

Comment  Brid'oye    narre  l'histoire  de  l'apoincteur 
de  procès. 


L  me  soubvient   à    ce    propous,   disl 
.Brid'oye  continuant,  que,   on  temps 


Q^^  ^^^^<îue  j'estudiois  à   Poictiers  en  droicl, 
«^k.4s^-W^i^soubs  Brocadium    Juris ,   estoit  à  Se- 


mervé  un  nommé  Perrin  Dendin,  home  honorable, 
bon  laboureur,  bien  chantant  au  letrain,  home  de 
crédit  et  aagé  autant  que  le  plus  de  vous  aultres, 
Messieurs,  lequel  disoit  avoir  veu  le  grand  bon 
home  Concile  de  Latran,  avecques  son  gros  chap- 
peau  rouge;  ensemble  la  bonne  dame  Pragma- 
ticque  Sanction,  sa  femme,  avecques  son  large  tissu 
de  satin  pers  et  ses  grosses  patenostres  de  gayet. 
«  Cestuy  home  de  bien  apoinctoit  plus  de  procès 
qu'il  n'en  estoit  vuidé  en  tout  le  Palais  de  Poic- 
tiers, en  l'Auditoire  de  Monsmorillon,  en  la  Halle 
de  Parthenay  le  Vieulx,  ce  que  le  faisoit  vénérable 
en  tout  le  voisinage,  de  Chauvigny,  Nouaillé, 
Croutelles,  Aisgne,  Legugé,  La  Motte,  Lusignan, 
Vivonne,  Mezeaulx,  Estables  et  lieux  confins.  Tous 
les  debatz,  procès  et  differens  estoient  par  son  de- 
vis vuidez,  comme  par  juge  souverain,  quoy  que 
juge  ne  feust,  mais  home  de  bien.  Arg.  in  /.  Scd 
si  uniuSj  ff.  De  jurejii.,  et  De  verb.  oblig.,  l.  Con- 
tinuas. 


PANTAGRUEL 


209 


«  Il  n'estoit  tué  pourceau  en  tout  le  voisinage 
dont  il  n'eust  de  la  bastille  et  des  boudins,  et  estoit 
presque  tous  les  jours  de  banquet,  de  festin,  de 
nopces,  de  commeraige,  de  relevailles,  et  en  la  ta- 
verne, pour  faire  quelque  apoinctement,  entendez, 
car  jamais  n*apoinctoit  les  parties  qu'il  ne  les  feist 
boyre  ensemble,  par  symbole  de  reconciliation, 
d'accord  perfaict  et  de  nouvelle  joye,  ut  no.  per 
Doct.,  ff.  De  péri,  et  Comm.  Kei  vend.,  l.  j. 

«  Il  eut  un  fîlz  nommé  Tenot  Dendin,  grand 
hardeau  et  gualant  home,  ainsi  m'aist  Dieu,  lequel 
semblablement  voulut  s'entremettre  d'apoincter  les 
plaidoians,  comme  vous  sçavez  que 

Ssepe  solet  similis  fiUus  esse  patri. 
Et  sequitur  kviler  filia  matris  iter. 

Ut  ait  GL,  vj  q.,  j  c.  :  Si  quis  ;  G.  De  cons.,  q.  v, 
c.  j  fi.;  et  est  no.  per  Doct.,  c.  De  impu.  et  aliis 
suhst.,  l.  ult.  et  l.  Légitima,  ff.  De  stat.  hom.,  Gl. 
in  l.  Qiiod  si  nolit,  ff.  De  cdil.  éd.,  l.  Quis,  C.  ad 
le.  Jul.  majest.  —  excipio  fîlios  a  moniali  susceptos  ex 
monacho  ,  —  per  Gl.  in  c.  :  Impudicas ,  xxvij , 
et  se  nommoit  en  ses  tiltres  :  l'Apoincteur  des 
procès. 

«  En  cestuy  négoce  tant  estoit  actif  et  vigilant, 
car  vigilantibus  jura  suhveniunt,  ex  l.  Pupillus,  ff. 
Qux  in  fraud.  cred.,  et  ibid.  l.  :  Non  enim,  et  In- 
stit.  in  Proœmio,  que,  incontinent  qu'il  sentoit,  ut 
ff.  Si  quad.  pau.  fcc,  l.  Agaso,  GL  in  verbo  a  01- 
Rabelais.  III,  27 


2IO  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLI 

fecit  »  I.  «  nasum  ad  culum  posait  ;>,  et  entendoit 
par  pays  estre  meu  procès  ou  débat,  il  se  ingeroit 
d'apoincter  les  parties. 

«  Il  est  escript  :  Qui  non  lahorat,  non  manig€- 
ducat,  et  le  dict  GL,  ff.  De  dam.  infect.,  l.  Quam- 
vis,  et  currere  plus  que  le  pas 

Vetulam  compellit  egestas; 

GL,  ff.  De  lib.  agnos.,  l.  Si  quis  pro  qua  facit;  l.  Si 
plures,  C.  De  cond.  inccr. 

«  Mais  en  tel  affaire  il  feut  tant  malheureux  que 
jamais  n'apoincta  différent  quelconques,  tant  petit 
feust  il  que  sçauriez  dire;  en  lieu  de  les  apoincter, 
il  les  irritoit  et  aigrissoit  d'adventaige. 

«  Vous  sçavez,  Messieurs,  que 
Sermo  daiur  cunctis,  animi  sapientia  paucis, 

GL,  ff.  De  alie.  ju.  mu.  caus.  fa.,  l.  ij,  et  disoient 
les  taverniers  de  Semarvé  que,  soubs  luy,  en  un  an, 
ilz  n'avoient  tant  vendu  de  vin  d'apoinctation, 
ainsi  nommoient  ilz  le  bon  vin  de  Legugé,  comme 
ilz  faisoient  soubz  son  père  en  demie  heure.  Ad- 
vint qu'il  s'en  plaignit  à  son  père,  et  referoit  les 
causes  de  ce  meshaing  en  la  perversité  des  homes 
de  son  temps,  franchement  luy  objectant  que,  si  on 
temps  jadis  le  monde  eust  esté  ainsi  pervers,  play- 
doiart,  detravé  et  inapoinctable,  il  son  père  n'eust 
acquis  l'honneur  et  tiltre  d^Apoinctcur  tant  irréfra- 
gable comme  il  avoit. 

«  En    quoy  faisoit  Tenot  contre  le  droict,  par 


PANTAGRUEL  211 

lequel  est  es  enfans  défendu  reprocher  leurs  propres 
pères,  per  Gl.  et  Bart.,  l.  iij,  §  Si  quis,  ff.  De  condi. 
ob  caus.f  et  Autent.,  De  nup.,  §  Sed  quod  sanci- 
tum,  Coll.  iiij. 

«  Il  faut,  respondit  Perrin,  faire  aul trament, 
Dendin,  mon  filz.  Or, 

Quand  oportet  vient  en  place, 
Il  convient  qu'ainsi  se  face. 

C.  De  appell.,  l.  Eos  etiam.  Ce  n'est  là  que  gist 
le  lièvre. 

«  Tu  n'apoincte  jamais  les  differens.  Pourquoy  ? 
Tu  les  prens  dés  le  commencement,  estans  encores 
verds  et  cruds.  Je  les  apoincte  tous.  Pourquoy?  Je 
les  prens  sur  leur  fin,  bien  meurs  et  digérez.  Ainsi 
dict  Gl.  : 

Dulcior  est  fructus  post  multa  pericula  ductus, 

l.  Non  morituriis,  Ç.  De  contrah.  et  commit,  stip. 

«  Ne  sçais  tu  qu'on  dict,  en  proverbe  commun, 
heureux  estre  le  médecin  qui  est  appelé  sus  la  de- 
clination  de  la  maladie  ?  La  maladie  de  soy  critic- 
quoit  et  tendoit  à  fin,  encores  que  le  médecin  n'y 
survint.  Mes  plaidoieurs  semblablement  de  soy 
mesmes  declinoient  on  dernier  but  de  playdoirie, 
car  leurs  bourses  estoient  vuides;  de  soy  cessoient 
poursuyvre  et  solliciter;  plus  d'aubert  n*estoit  en 
fouillouse  pour  solliciter  et  poursuyvre. 
Déficiente  pecu,  déficit  omne,  nia. 


212  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLI 

«  Manquoit  seulement  quelqu'un  qui  feust  comme 
paranjmphe  et  médiateur,  qui  premier  parlast 
d'apoinctement,  pour  soy  saulver  l'une  et  l'aultre 
partie  de  ceste  pernicieuse  honte  qu'on  eust  dict  : 
«  Cestuy  cy  premier  s'est  rendu  ;  il  a  premier  parlé 
«  d'apoinctement;  il  a  esté  las  le  premier;  il  n'avoit 
«  le  meilleur  droict  ;  il  sentoit  que  le  bast  le  bles- 
«  soit.  »  Là,  Dendin,  je  me  trouve  à  propous, 
comme  lard  en  poys;  c'est  mon  heur,  c'est  mon 
guaing,  c'est  ma  bonne  fortune. 

«  Et  te  diz,  Dendin,  mon  fîlz  jolly,  que  par  ceste 
méthode  je  pourrois  paix  mettre,  ou  trêves  pour  le 
moins,  entre  le  grand  Roy  et  les  Vénitiens,  entre 
l'empereur  et  les  Suisses ,  entre  les  Anglois  et 
Escossois,  entre  le  pape  et  les  Ferrarois.  Iray  je 
plus  loingPCe  m'aist  Dieu,  entre  le  Turc  et  le 
Sophy,  entre  les  Tartres  et  les  Moscovites.  Entends 
bien  :  je  les  prendrois  sus  l'instant  que  les  uns  et 
les  aultres  seroient  las  de  guerroier,  qu'ilz  auroient 
vuidé  leurs  coffres,  expuisé  les  bourses  de  leurs  sub- 
jectz,  vendu  leur  dommaine,  hypothéqué  leurs  ter- 
res, consumé  leurs  vivres  et  munitions.  Là,  de  par 
Dieu  ou  de  par  sa  Mère,  force  forcée  leurs  est  re- 
spirer et  leurs  felonnics  modérer.  C'est  la  doctrine 
in  Gl.  xxxvij,  d.  c  :  Si  quando  : 

Odero  si  potero  ;  si  non,  in^'itus  amaho.  » 


PANTAGRUEL  2l3 


CHAPITRE  XLII 

Comment  naissent  les  procès^  et  comment  Hz  viennent 
à  perfection. 

'est  pourquoy,  dist  Brid'oye,  conti- 
nuant, comme  vous  aultres,  Messieurs, 
je  temporize,  attendant  la  maturité 
-.^S^êS^du  procès  et  sa  perfection  en  tous 
membres  :  ce  sont  escriptures  et  sacs.  Arg.  in  l.  Si 
major. j  C.  Commu.  divi.  et  De  cons.,  d.  j,  C.  So- 
lennitateSj  et  ibi  Gl. 

«  Un  procès  à  sa  naissance  première  me  semble, 
comme  à  vous  aultres,  Messieurs,  informe  et  im- 
parfaict.  Comme  un  ours  naissant  n'a  pieds  ne 
mains,  peau,  poil  ne  teste;  ce  n'est  qu'une  pièce 
de  chair  rude  et  informe  ;  l'ourse,  à  force  de  lei- 
cher,  la  mect  en  perfection  des  membres,  ut  no. 
Doct.,  ff.  ad  kg.  Aquil.,  l.  ij,  in  fi. 

«  Ainsi  voy  je,  comme  vous  aultres.  Messieurs, 
naistre  les  procès,  à  leurs  commencemens,  informes 
et  sans  membres;  ilz  n'ont  qu'une  pièce  ou  deux  : 
c'est  pour  lors  une  laide  beste.  Mais,  lors  qu'ilz 
sont  bien  entassez,  enchâssez  et  ensachez,  on  les 
peut  vrayement  dire  membruz  et  formez.  Car  forma 
dat  esse  rei,  l.  Si  is  qui,  ff.  ad.  leg.  Falci.  in  c.  Cum 
dilecta,  Extra.; De  rescrip.;Barbatia,Consil.  \2,  lib. 
1,  et  davantluy  BaXd.  in  c.  Ult.  Extra.  De  consue.,  et 


214 


LIVRE    m,    CHAPITRE    XLII 


/.  Julianus,  ff.  Ad  exib.,  et  l.  Quœsitum,  ff.  De 
lega.  iij.  La  manière  est  telle  que  dict  Gl.,p.  q.jc. 
Paulus  : 

Débile  principium  metior  foriuna  sequetur. 

Comme  vous  aultres,  Messieurs^  semblablement  les 
sergens,  huissiers,  appariteurs,  chiquaneurs,  procu- 
reurs, commissaires,  advocatz,  enquesteurs,  tabel- 
lions, notaires,  grephiers  et  juges  pedanées,  De 
quibus  tit.  est  lib.  iij  Cod.,  sugsants  bien  fort  et 
continuellement  les  bourses  des  parties,  engendrent 
à  leurs  procès  teste,  pieds,  gryphes,  bec,  dents, 
mains,  venes,  artères,  nerfz,  muscles,  humeurs;  ce 
sont  les  sacs  ;  G/.  De  cons.,  d.  iiij,  c.  Accepisti. 

Qualis  l'estis  erit,  talia  corda  gerit. 

Hic  no.  qu'en  ceste  qualité  plus  heureux  sont  les 
plaidoyans  que  les  ministres  de  justice,  car  beatius 
est  dare  quam  accipere,  ff.  Comm.,  l.  iij.  et  Extra. 
De  célébra.  Miss.j  c.  Ciim  Marthx,  ef  24  Ç^.,  j  c, 
c.  Odi.,  Gl. 

Affectum  dantis  pensât  censura  tonantis. 

<(  Ainsi  rendent  le  procès  perfaict,  gualant  et  bien 
formé,  comme  dict  Gl.  Can.  : 

Accipe,  sume,  cape,  sunt  verba  placentia  Papx. 

«  Ce  que  plus  apcrtement  a  dict  Albcr.  de  Kos.,  in 
vcrb.  Konna  : 


PANTAGRUEL  2l5 

Roma  manus  rodit;  quas  rodere  non  valet,  odii; 
Dantes  custodit  ;  non  dantes  spernît  et  odit. 

«  Raison  pourquoy? 

Ad  prssens  ova  cras  pullis  sunt  meliora, 

ut  est  Glo.,  in  l.  Quuin  /ii,  ff.  De  transac.  L'incon- 
vénient du  contraire  est  mis  in  Gl.  C.  De  allu., 
l.  fi.  : 

Cum  labor  in  damno  est,  crescit  mortalis  egestas. 

«  La  vraye  etjmologie  de  Procès  est  en  ce  qu'il 
doibt  avoir  en  ses  prochatz  prou  sacs.  Et  en  avons 
brocards  deificques  :  Litigando  jura  crescunt ;  Liti- 
gando  jus  acquiritur  ;  Item  Gl.  in  c.  Illud,  Ext.  De 
prœsumpt.j  et  C.  De  prob.,  l.  Instrumenta,  L  Non 
epistolisy  l.  Non  nudis. 

Et,  cum  non  prosunt  singula,  multa  juvant. 

—  Voyre  mais,  demandoit  Trinquamelle,  mon 
amy,  comment  procédez  vous  en  action  criminelle, 
la  partie  coupable  prinse  flagrante  crimine  ?  — 
Comme  vous  aultres,  Messieurs,  respondit  Brid'oye  : 
je  laisse  et  commande  au  demandeur  dormir  bien 
fort  pour  l'entrée  du  procès,  puys  davant  moy  con- 
venir, me  apportant  bonne  et  juridicque  attestation 
de  son  dormir,  scelon  la  Gl.  32^  Q.  vij,  c.  :  Si 
quis  cum, 

Quandoque  bonus  dormitat  Homerus. 

Cestuy  acte  engendre  quelque  aultre  membre;  de 


2:6  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLII 

celuy  là  naist  un  aultre,  comme  Maille  à  maille  est 
faict  le  aubergeon.  En  fin,  je  trouve  le  procès  bien 
par  informations  formé  et  perfaict  en  ses  membres. 
Adoncques  je  retourne  à  mes  dez.  Et  n'est  par  moy 
telle  interpollation  sans  raison  faicte  et  expérience 
notable. 

«  Il  me  soubvient  que  on  camp  de  Stokolm,  un 
Guascon  nommé  Gratianauld,  natif  de  Sain-Sever, 
ayant  perdu  au  jeu  tout  son  argent,  et  de  ce  gran- 
dement fasché,  comme  vous  sçavez  que  pecunia  est 
alter  sanguis^  ut  ait  Anto.  de  Butrio  in  c.  accedens, 
ij,  Extra.,  Ut  lit.  non  contest.,  et  Bald.  in  l.  Si  tuis, 
C.  De  op.  li.  per  no.,  et  l.  Advocati,  C.  De  advo. 
div.  jud.  :  Pecunia  est  vita  hominis,  et  optimus  fîde- 
jussor  in  necessitatibus,  à  l'issue  du  berland,  davant 
tous  ses  compaignons,  disoit  à  haulte  voix  :  «  Pao 
«  cap  de  bious,  hillotz,  que  maulx  de  pippe  bous 
«  tresbyre;  ares  que  pergudes  sont  les  mies  bingt 
«  et  quouatte  baguettes,  ta  pla  donnerien  picz, 
a  trucz  et  patactz.  Sey  degun  de  bous  aulx,  qui 
«  boille  truquar  ambe  iou  à  belz  embiz?  »  Ne  res- 
pondent  personne,  il  passe  on  camp  des  Hondres- 
pondres,  et  reïteroit  ces  mesmes  parolles,  les  invi- 
tant à  combattre  avecques  luy.  Mais  les  susdictz 
disoient  :  «  Der  Guascongner  thut  schich  usz  mitt 
«  eim  jedem  ze  schlagen,  aber  er  ist  geneigter  zu 
«  staelen  ;  darumb,  lieben  frauven ,  hend  serg  zu 
«  unscrm  hausraut.  »  Et  ne  se  olîril  au  combat 
personne  de  leur  ligue. 


PANTAGRUEL 


217 


«  Pourtant  passe  le  Guascon  au  camp  des  adven- 
turiers  François,  disant  ce  que  dessus,  et  les  invitant 
au  combat  guaillardement  avecques  petites  gam- 
bades guasconiques.  Mais  personne  ne  luy  respondit. 
Lors  le  Guascon  au  bout  du  camp  se  coucha,  prés 
les  tentes  du  gros  Christian ,  chevallier  de  Crissé, 
et  s'endormit.  Sus  l'heure  un  adventurier,  ayant  pa- 
reillement perdu  tout  son  argent,  sortit  avecques 
son  espée,  en  ferme  délibération  de  combattre 
avecques  le  Guascon,  veu  qu'il  avoit  perdu  comme 
luy  : 

Ploratur  lachrymis  amissa  pecunia  vtris, 

dict  Glos.De  pœnitent.f  dist3,  c.Suntplures.  Defaict, 
l'ayant  cherché  par  my  le  camp,  finablement  le 
trouva  endormy.  Adoncques  luy  dist  :  «  Sus  !  ho  ! 
«  hillot  de  tous  les  diables,  levé  toy  :  j'ay  perdu 
«  mon  argent  aussi  bien  que  toy.  Allons  nous 
«  battre  guaillard,  et  bien  à  poinct  frotter  nostre 
«  lard.  Advise  que  mon  verdun  ne  soit  poinct  plus 
«  long  que  ton  espade.  »  Le  Guascon  tout  es- 
blouy  luy  respondit  :  «  Cap  de  Sainct  Arnault, 
«  quau  seys  tu,  qui  me  rebelliez?  Que  mau  de 
«  taouerne  te  gyre  !  Ho  !  Sainct  Siobé,  Cap  de 
((  Guascoigne  !  ta  pla  dormie  ïou,  quand  aquoest 
«  taquain  mebingutestée.  »  L'adventurier  leinvitoit 
derechef  au  combat;  mais  le  Guascon  lui  dist: 
«  Hé  paovret,  ïou  te  esquinerie,  ares  que  son  pla 
«  reposât.  Vayne  un  pauc  qui  te  posar  com  ïou, 

28 


2IÔ  LIVRE    III,     CHAPITRE    XLII 

«  puesse  truqueren.  »  Avecques  l'oubliance  de  sa 
perte  il  avoit  perdu  l'envie  de  combatre.  Somme, 
en  lieu  de  se  batre  et  soy  par  adventure  entretuer, 
ilz  allèrent  boire  ensemble,  chascun  sus  son  espée. 
Le  sommeil  avoit  faict  ce  bien,  et  pacifié  la  fla- 
grante fureur  des  deux  bons  champions. 

«  Là  compete  le  mot  doré  de  Joan.  And.  in  c. 
ult.  De  sent,  et  re  judic,  libro  sexto  :  Sedendo  et 
quiescendo  fît  anima  prudens. 

CHAPITRE  XLIII 

Comment  Pantagruel  excuse  Brid'oye  sus  les  jugemens 
faitz  au  sort  des  dez. 

TANT  se  teut  Brid'oye.  Trinquamelle 
luy  commanda  issir  hors  la  chambre 
du  parquet,  ce  que  feut  faict.  Alors 
dist  à  Pantagruel  : 
«  Raison  veult,  Prince  tresauguste,  non  par  l'o- 
bligation seulement  en  laquelle  vous  tenez  par 
infinis  bien  faictz  cestuy  parlement  et  tout  le  mar- 
quisat de  Myrelingues,  mais  aussi  par  le  bon  sens, 
discret  jugement  et  admirable  doctrine  que  le 
grand  Dieu  dateur  de  tous  biens  a  en  vous  posé, 
que  vous  présentons  la  décision  de  ceste  matière 
tant  nouvelle,  tant  paradoxe  et  extrange  de  Brid'oye, 
qui,  vous  présent,  voyant  et  entendent,  a  confessé 
juger  au  sort  des  dez.  Si  vous  prions  que  en  veueillez 


PANTAGRUEL  219 

sententier  comme  vous  semblera  juridicque  et 
^équitable.  » 

A  ce  respondit  Pantagruel  : 

«  Messieurs,  mon  estât  n'est  en  profession  de 
décider  procès,  comme  bien  sçavez;  mais,  puysque 
vous  plaist  me  faire  tant  d'honneur,  en  lieu  de  faire 
office  de  juge,  je  tiendraj  lieu  de  suppliant.  En 
Brid'oye  je  recongnois  plusieurs  qualitez,  par  les 
quelles  me  sembleroit  pardon  du  cas  advenu  mé- 
riter :  premièrement  vieillesse,  secondement  sim- 
plesse,  es  quelles  deux  vous  entendez  trop  mieulx 
quelle  facilité  de  pardon  et  excuse  de  mesfaict  nos 
droictz  et  nos  loix  oultroyent.  Tiercement,  je  re- 
congnois un  aultre  cas  pareillement  en  nos  droictz 
deduict  à  la  faveur  de  Brid'oye  :  c'est  que  ceste 
unicque  faulte  doibt  estre  abolie,  extaincte  et 
absorbée  en  la  mer  immense  de  tant  d'équitables 
sentences,  qu'il  a  donné  par  le  passé,  et  que  par 
quarante  ans  et  plus  on  n'a  en  luy  trouvé  acte  digne 
de  reprehension,  comme  si  en  la  rivière  de  Loyre 
je  jectois  une  goutte  d'eaue  de  mer,  pour  ceste 
unicque  goutte,  persone  ne  la  sentiroit^  personne 
ne  la  diroit  sallée. 

«  Et  me  semble  qu'il  y  a  je  ne  sçay  quoy  de 
Dieu  qui  a  faict  et  dispensé  qu'à  ces  jugemens  de 
sort  toutes  les  précédentes  sentences  ayent  esté 
trouvées  bonnes  en  ceste  vostre  vénérable  et  sou- 
veraine court,  lequel,  comme  sçavez,  veult  souvent 
sa  gloire  apparoistre    en   l'hebetation   des  saiges, 


220  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLIII 

en  la  dépression  des  puissans  et  en  l'érection  des 
simples  et  humbles.  Je  mettray  en  obmission  toutes 
ces  choses.  Seulement  vous  priray,  non  par  celle 
obligation  que  prétendez  à  ma  maison,  laquelle  je 
ne  recongnois,  mais  par  l'affection  syncere  que  de 
toute  ancienneté  avez  en  nous  congneue,  tant  deçà 
que  delà  Loyre,  en  la  mainctenue  de  vostre  estât 
et  dignitez,  que  pour  ceste  fois  luy  veueillez 
pardon  oultroyer,  et  ce  en  deulx  conditions  :  pre- 
mièrement, ayant  satisfaict  ou  protestant  satisfaire 
à  la  partie  condemnée  par  la  sentence  dont  est 
question,  à  cestuy  article  je  donneray  bon  ordre 
et  contentement;  secondement,  qu'en  subside  de 
son  office  vous  lui  bailliez  quelqu'un  plus  jeune, 
docte,  prudent,  périt  et  vertueux  conseiller,  à  l'ad- 
vis  duquel  dorénavant  fera  ses  procédures  judi- 
ciaires. 

((  En  cas  que  le  voulussiez  totalement  de 
son  office  déposer,  je  vous  priray  bien  fort  me  en 
faire  un  présent  et  pur  don.  Je  trouveray  par  mes 
royaulmes  lieux  assez  et  estatz  pour  l'employer  et 
me  en  servir.  A  tant  suppliray  le  bon  Dieu  créateur, 
servateur  et  dateur  de  tous  biens,  en  sa  saincte 
gruce  perpétuellement  vous  maintenir.  » 

Ces  motz  ditz,  Pantagruel  feist  révérence  à  toute 
la  court  et  sortit  hors  le  parquet.  A  la  porte  trouva 
Panurge,  Epistemon,  Frère  Jan  et  aultres.  Là  mon- 
tèrent à  cheval  pour  s'en  retourner  vers  Gargantua. 
Par  le  chemin,  Pantagruel  leur  comptoit  de  poinct 


PANTAGRUEL  221 

en  poinct  l'histoire  du  jugement  de  Brid'oye.  Frère 
Jan  dist  qu'il  avoit  cogneu  Perrin  Dendin  on 
temps  qu'il  demouroitàla  Fontaine-le-Conte,  soubs 
le  noble  Abbé  Ardillon.  Gymnaste  dist  qu'il  estoit 
en  la  tente  du  gros  Christian,  chevallier  de  Crissé, 
lors  que  le  Guascon  respondit  à  l'adventurier.  Pa- 
nurge  faisoit  quelque  difficulté  de  croire  l'heur 
des  jugemens  par  sort,  mesmement  par  si  long 
temps. 

Epistemon  dist  à  Pantagruel  :  «  Histoire  parallèle 
nous  compte  l'on  d'un  prevost  de  Monslehery. 
Mais  que  diriez  vous  de  cestuy  heur  des  dez  con- 
tinué en  succès  de  tant  d'années?  Pour  un  ou  deux 
jugemens  ainsi  donnez  à  l'adventure  je  ne  me 
esbahirois,  mesmement  en  matières  de  soy  ambiguës, 
intrinquées,  perplexes  et  obscures.  » 

CHAPITRE   XLIIII 

Comment  Pantagruel  racompte  une  estrange   histoire 
des  perplexitez  du  jugement  humain. 

OMME  feut,  dist  Pantagruel,  la   con- 
troverse débattue  davant  Cn.   Dola- 
bella,  proconsul  en  Asie.  Le  cas  est 
^tel: 

«Une  femme,  en  Smyrne,  de  son  premier  mary 
eut  un  enfant  nommé  A-Bé-Cé.  Le  mary  defunct, 
après   certain   temps    elle   se  remaria ,    et   de   son 


222  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLIV 

second  mary  eut  un  filz  nommé  Effe-Gé.  Advint, 
comme  vous  sçavez  que  rare  est  l'affection  des 
peratres,  vitrices,  noverces  et  meratres  envers  les 
enfans  des  defuncts  premiers  pères  et  mères,  que 
cestuy  mary  et  son  filz  occultement,  en  trahison, 
de  guet  à  pens,  tuèrent  A-Bé-Cé.  La  femme,  en- 
tendent la  trahison  et  meschanceté,  ne  voulut  le 
forfaict  rester  impuny,  etlesfeist  mourir  tous  deux, 
vengeante  la  mort  de  son  filz  premier.  Elle  feut 
par  la  justice  appréhendée  et  menée  davant  Cn. 
Dolabella.  En  sa  présence,  elle  confessa  le  cas 
sans  rien  dissimuler,  seulement  alleguoit  que  de 
droict  et  par  raison  elle  les  avoit  occis.  C'estoit 
Testât  du  procès.  Il  trouva  l'affaire  tant  ambigu 
qu'il  ne  sçavoit  en  quelle  partie  incliner.  Le  crime 
de  la  femme  estoit  grand,  laquelle  avoit  occis  ses 
mary  second  et  enfant;  mais  la  cause  du  meurtre 
luy  sembloit  tant  naturelle,  et  comme  fondée  en 
droict  des  peuples,  veu  qu'ilz  avoient  tué  son  fils 
premier,  eulx  ensemble,  en  trahison,  de  guet  à 
pens,  non  par  luy  oultragez  ne  injuriez,  seulement 
par  avarice  de  occuper  le  total  héritage,  que  pour 
la  décision  il  envoya  es  Areopagites,  en  Athènes, 
entendre  quel  seroit  sur  ce  leur  advis  et  jugement. 
Les  Areopagites  feirent  response  que  cent  ans 
après  personnellement  on  leurs  envoiast  les  parties 
contendantes,  affin  de  respondre  à  certains  interro- 
gualoires  qui  n'estoient  on  procès  verbal  contenuz. 
C'estoit  à  dire  que  tant  grande  leurs  sembloit  la 


PANTAGRUEL  223 

perplexité  et  obscurité  de  la  matière  qu'ilz  ne  sça- 
voient  qu'en  dire  ne  juger.  Qui  eust  décidé  le  cas 
au  sort  des  dez,  il  n'eusterré,  advint  ce  quepouroit. 
Si  contre  la  femme,  elle  raeritoit  punition,  veu 
qu'elle  avoit  faict  la  vengence  de  soy,  laquelle 
apartenoit  à  Justice.  Si  pour  la  femme,  elle  sem- 
bloit  avoir  eu  cause  de  douleur  atroce.  Mais  en 
Brid'oye  la  continuation  de  tant  d'années  me 
estonne. 

—  Je  ne  sçaurois,  respondit  Epistemon,  à  votre 
demande  categoricquement  respondre  ;  force  est 
que  le  confesse.  Conjecturallement  je  refererois 
cestuy  heur  de  jugement  en  l'aspect  bénévole  des 
cieulx  et  faveur  des  Intelligences  motrices,  les 
quelles,  en  contemplation  de  la  simplicité  et  affec- 
tion syncere  du  juge  Brid*oye,  qui,  soy  defïiant  de 
son  sçavoir  et  capacité,  congnoissant  les  antinomies  et 
contrarietez  des  loix,  des  edictz,  des  coustumes  et 
ordonnances,  entendent  la  fraulde  du  Calumniateur 
infernal,  lequel  souvent  se  transfigure  en  messagier 
de  lumière,  par  ses  ministres,  les  pervers  advocatz, 
conseilliers,  procureurs  et  aultres  telz  suppoz,  tourne 
le  noir  en  blanc,  faict  phantastiquement  sembler  à 
l'une  et  l'aultre  partie  qu'elle  a  bon  droict,  comme 
vous  sçavez  qu'il  n'est  si  maulvaise  cause  qui  ne 
trouve  son  advocat,  sans  cela  jamais  ne  seroit  procès 
on  monde,  se  recommanderoit  humblement  à  Dieu 
le  juste  juge,  invoqueroit  à  son  ayde  la  grâce  céleste, 
se  deporteroit  en  l'esprit  sacro-sainctdu  hazard  et 


224  LIVRE    m,    CHAPITRE    XLIV 

perplexité  de  sentence  définitive,  et  par  ce  sort 
exploreroit  son  décret  et  bon  plaisir,  que  nous  ap- 
pelions arrest;  remueroient  et  tourneroient  les  dez 
pour  tomber  en  chance  de  celluy  qui,  muny  de 
juste  complaincte,  requeroit  son  bon  droict  estre 
par  Justice  maintenu,  comme  disent  lesTalmudistes, 
en  sort  n'estre  mal  aulcun  contenu,  seulement  par 
sort  estre  en  anxiété  et  doubte  des  humains  mani- 
festée la  volunté  divine. 

i(  Je  ne  vouldrois  penser  ne  dire,  aussi  certes  ne 
croy  je,  tant  anomale  est  l'iniquité  et  corruptele 
tant  évidente  de  ceulx  qui  de  droict  respondent  en 
icelluy  parlement  myrelinguois  en  Mirelingues , 
que  pirement  ne  seroit  un  procès  décidé  par  ject 
des  dez,  advint  ce  que  pourroit,  qu'il  est  passant 
par  leurs  mains  pleines  de  sang  et  de  perverse 
affection;  attendu  mesmement  que  tout  leur  di- 
rectoire en  judicature  usuale  a  esté  baillé  par  un 
Tribunian,  home  mescreant,  infidèle,  barbare,  tant 
maling,tantpervers,tantavareetinique,  qu'il  vendoit 
les  loix,  les  edictz,  les  rescriptz,  les  constitutions  et 
ordonnances  en  purs  deniers,  à  la  partie  plus  offrante  ; 
et  ainsi  leurs  a  taillé  leurs  morseaulx  par  ces  petitz 
boutz  et  eschantillons  des  loix  qu'ilz  ont  en  usaige,  le 
reste  supprimant  et  abolissant  qui  faisoitpour  la  loy 
totale,  de  paour  que,  la  loy  entière  restante  et  les 
livres  des  antiques  jurisconsultes  veuz  sus  l'expo- 
sition des  Douze  Tables  et  edictz  des  prccteurs, 
feust  du  monde  apertement  sa  meschanceté  cogneue. 


PANTAGRUEL  225 

«  Pour  tantser'oit  ce  souvent  meilleur,  c'est  à  dire 
moins  de  mal  en  adviendroit  es  parties  controverses 
marcher  sus  chausses  trapes  que  de  son  droict  soy 
déporter  en  leurs  responses  et  jugemens,  comme 
soubhaitoit  Caton  de  son  temps,  et  conseilloit 
que  la  court  judiciaire  feust  de  chausses  trappes 
pavée.  » 


CHAPITRE  XLV 

Comment  Panurge  se  conseille  à  Triboullet. 

u  sixième  jour  subséquent,  Pantagruel 
feut  de  retour,  en  l'heure  que  par 
eaue  de  Bloys  estoit  arrivé  Triboul- 
let. Panurge,  à  sa  venue,  luy  donna 
une  vessie  de  porc  bien  enflée,  et  resonnante  à 
cause  des  poys  qui  dedans]estoient;  plus  une  espée 
de  boys  bien  dorée  ;  plus  une  petite  gibbessiere 
faicte  d'une  cocque  de  tortue;  plus  une  bouteille 
cUssée,  pleine  de  vin  breton,  et  un  quarteron  de 
pommes  Blandureau. 

«  Comment  l  dist  Carpalim,  est  il  fol  comme  un 
chou,  à  pommes?  »  Triboullet  ceignit  l'espée  et  la 
gibbessiere,  print  la  vessie  en  main,  mangea  part 
des  pommes,  beut  tout  le  vin. 

Panurge  le  reguardoit  curieusement,  et  dist  :  «  En- 
cores  ne  veids  je  oncques  fol,  et  si  en  ay  veu  pour 
Rabelais.  III.  ^9 


226  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLV 

plus  de  dix  mille  francs,  qui  ne  beust  voluntiers  et 
à  longs  traictz.  » 

Depuys  luj  exposa  son  affaire  en  parolles  rhéto- 
riques et  eleguantes.  Davant  qu'il  eust  achevé, 
Triboullet  lui  bailla  un  grand  coup  de  poing  entre 
les  deux  espaules,  luy  rendit  en  main  la  bouteille, 
le  nazardoit  avecques  la  vessie  de  porc,  et  pour 
toute  responce  luydist,  branslant  fort  bien  la  teste  : 
«  Par  Dieu,  Dieu,  fol  enraigé,  guare  moine,  corne- 
muse de  Buzançay  !  » 

Ces  parolles  achevées,  s'esquarta  de  la  compaignie, 
et  jouoit  de  la  vessie,  se  délectant  au  mélodieux  son 
des  poys.  Depuys  ne  feut  possible  tirer  de  luy  mot 
queconques.  Et,  le  voulant  Panurge  d'adventaige 
interroger,  Triboullet  tira  son  espéedeboys  et  l'en 
voulut  ferir. 

«  Nous  en  sommes  bien,  vrayement  !  dist  Pa- 
nurge. Voylà  belle  resolution!  Bien  fol  est  il,  cela 
ne  se  peult  nier;  mais  plus  fol  est  celluy  qui  me 
l'amena,  et  je  tresfol,  qui  luy  ay  communicqué  mes 
pensées. 

—  C'est,  respondit  Carpalim,  droict  visé  à  ma 
visière. 

—  Sans  nous  esmouvoir,  dist  Pantagruel^  consi- 
dérons ses  gestes  et  ses  dictz.  En  iceulx  j'ay  noté 
mystères  insignes,  et  plus  tant  que  je  souloys  ne 
m'esbahys  de  ce  que  les  Turcs  révèrent  telz  folz 
comme  musaphiz  et  prophètes.  Avez  vous  consi- 
déré comment  sa  teste  s'est,  avant  qu'il  ouvrist  la 


PANTAGRUEL  227 

bouche  pour  parler,  crouslée  et  esbranslée  ?  Par  la 
doctrine  des  antiques  philosophes,  par  les  cérémo- 
nies des  mages  et  observations  des  jurisconsultes, 
povez  juger  que  ce  mouvement  estoit  suscité  à  la 
venue  et  inspiration  de  l'esprit  fatidicque,  lequel, 
brusquement  entrant  en  débile  et  petite  substance, 
comme  vous  sçavez  que  en  petite  teste  ne  peut 
estre  grande  cervelle  contenue,  l'a  en  telle  manière 
esbranslée  que  disent  les  medicins  tremblement 
advenir  es  membres  du  corps  humain,  sçavoir  est, 
part  pour  la  pesanteur  et  violente  impétuosité  du 
fays  porté,  part  pour  l'imbécillité  de  la  vertus  et 
organe  portant.  Exemple  manifeste  est  en  ceulx 
qui  à  jeun  ne  peuvent  en  main  porter  un  grand 
hanap  plein  de  vin  sans  trembler  des  mains.  Cecy 
jadis  nous  praefiguroit  la  divinatrice  Pythie,  quand, 
avant  respondre  par  l'oracle,  escroulloit  son  laurier 
domesticque.  Ainsi  dict  Lampridius  que  l'empereur 
Heliogabalus,  pour  estre  réputé  divinateur,  par 
plusieurs  festes  de  son  grand  Idole,  entre  les  re- 
taillatz  fanaticques,  bransloit  publicquement  la 
teste.  Ainsi  déclare  Plaute  en  son  Asnerie  que 
Saurias  cheminoit  branslant  la  teste,  comme  furieux 
et  hors  du  sens,  faisant  paour  à  ceulx  qui  le  ren- 
controient;  et  ailleurs,  exposant  pourquoy  Charmi- 
des  bransloit  la  teste,  dict  qu'il  estoit  en  ecstase. 
Ainsi  narre  Catulle,  en  Berecynthia  et  Athys,  du 
lieu  on  quel  les  Meenades,  femmes  bacchicques, 
prebstresses  de   Bacchus,  forcenées,  divinatrices, 


228  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLV 

portantes  rameaulx  de  lierre,  bransloient  les  testes, 
comme  en  cas  pareil  faisoient  les  Gais  escouillez, 
prebstres  de  Cybele,  celebrans  leurs  offices,  d'ont 
ainsi  est  dicte,  scelon  les  antiques  théologiens,  car 
KitCiO'xi  signifie  rouer,  tortre,  bransler  la  teste  et 
faire  le  torti  colli.  Ainsi  escript  T.  Live  que,  es 
Bacchanales  de  Rome,  les  hommes  et  femmes  sem- 
bloient  vaticiner,  à  cause  de  certain  branslement  et 
jectigation  du  corps  par  eux  contrefaicte,  car  la 
voix  commune  des  philosophes  et  l'opinion  du 
peuple  estoient  vaticination  ne  estre  jamais  des 
Cieulx  donnée  sans  fureur  et  branslement  du  corps, 
tremblant  et  branslant  non  seulement  lors  qu'il  la 
recevoit,  mais  lors  aussi  qu'il  la  manifestoit  et  de- 
clairoit. 

«  De  faict,  Julian,  jurisconsulte  insigne,  quel- 
ques foys  interrogé  si  le  serf  seroit  tenu  pour  sain 
lequel  en  compaignie  de  gens  fanaticques  et  furieux 
auroit  conversé,  et  par  adventure  vaticiné,  sans 
toutesfoys  tel  branslement  de  teste,  respondit  estre 
pour  sain  tenu.  Ainsi  voyons  nous  de  présent  les 
précepteurs  et  peedagogues  esbransler  les  testes  de 
leurs  disciples,  comme  on  faict  un  pot  par  les  anses, 
par  vellication  et  érection  des  aureilles,  qui  est, 
scelon  la  doctrine  des  saiges  égyptiens,  membre 
consacré  à  Mémoire,  affin  de  remettre  leurs  sens, 
lors  par  adventure  esguarez  en  pensemens  estran- 
ges,  et  comme  effarouchez  par  affections  abhor- 
rantes, en  bonne  et  philosophicque  discipline  ;  ce 


1 


PANTAGRUEL  229 

que  de  soy  confesse  Virgile  en  Tesbranslement  de 
Apollo  Cynthius.  » 

CHAPITRE  XLVI 

Comment  Pantagruel  et  Panurge  diversement  inter- 
prètent les  parolles  de  Trihoullet. 

^  L  dict  que  vous  estes  fol.  Et  quel  fol? 
^;^;^^Fol  enragé,  qui  sus  vos  vieulx  jours 
^^jt^  voulez  en  mariage  vous  lier  et  asser- 
^^i^vir.  Il  vous  dict  :  «  Guare  moine.  » 
Sus  mon  honneur,  que  par  quelque  moine  vous 
serez  faict  coqu,  je  enguaige  mon  honneur;  chose 
plus  grande  ne  sçauroys,  fusse  je  dominateur  unic- 
que  et  pacifîcque  en  Europe,  Africque  et  Asie. 
Notez  combien  je  défère  à  nostre  morosophe  Tri- 
houllet. Les  aultres  oracles  et  responses  vous  ont 
résolu  pacificquement  coqu,  mais  n'avoient  encores 
apertement  exprimé  par  qui  seroit  vostre  femme 
adultère  et  vous  coqu.  Ce  noble  Trihoullet  le  dict. 
Et  sera  le  coqûage  infâme  et  grandement  scanda- 
leux. Faudra  il  que  vostre  lict  conjugal  soit  inceste 
et  contaminé  par  moynerie? 

«  Dictoultrequeserez  la  cornemuse  de  Buzançay, 
c'est  à  dire  bien  corné,  cornard  et  cornu.  Et  ainsi 
comme  il,  voulant  au  roy  Loys  douzième  demandei 
pour  un  sien  frère  le  contrerolle  du  sel  à  Buzançay, 
demanda  une  cornemuse,  vous  pareillement,  cuy- 


23o  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLVI 

dant  quelque  femme  de  bien  et  d'honneur  espou- 
ser,  espouserez  une  femme  vuyde  de  prudence, 
pleine  de  vent,  d'oultrecuydance,  criarde  et  mal 
plaisante,  comme  une  cornemuse.  Notez  oultre 
que  de  la  vessie  il  vous  nazardoit,  et  vous  donna 
un  coup  de  poing  sus  l'eschine.  Cela  praesagist  que 
d'elle  serez  battu,  nazardé  et  desrobbé,  comme 
desrobbé  aviez  la  vessie  de  porc  aux  petitz  enfans 
de  Vaubreton. 

—  Au  rebours,  respondit  Panurge.  Non  que  je 
me  vueille  impudentement  exempter  du  territoire 
de  Follie  ;  j'en  tiens  et  en  suys ,  je  le  confesse. 
Tout  le  monde  est  fol.  En  Lorraine  Fou  est  piez 
Tou  par  bonne  discrétion.  Tout  est  fol.  Salomon 
dict  que  infinj  est  des  folz  le  nombre;  à  infinité 
rien  ne  peut  decheoir,  rien  ne  peut  estre  adjoinct, 
comme  prouve  Aristoteles,  et  fol  enraigé  serois  si, 
fol  estant,  fol  ne  me  reputois.  C'est  ce  que  pa- 
reillement faict  le  nombre  des  maniacques  et  enrai- 
gez  infiny.  Avicenne  dict  que  de  manie  infinies 
sont  les  espèces.  Mais  le  reste  de  ses  dictz  et  ges- 
tes faict  pour  moy. 

((  Il  dict  à  ma  femme  :  «  Guare  moyne.  »  C'est 
un  moyneau  qu'elle  aura  en  délices,  comme  avoit 
la  Lesbie  de  Catulle,  lequel  volera  pour  mousches, 
et  y  passera  son  temps  autant  joyeusement  que  feist 
oncques  Domitian  le  croque-mousche.  Plus,  dict 
qu'elle  sera  villaticque  et  plaisante  comme  une  belle 
cornemuse  de  Saulieu  ou  de  Buzançay.   Le  veri- 


PANTAGRUEL  23l 

dicque  TribouUet  bien  a  congneu  mon  naturel  et 
mes  internes  affections,  car  je  vous  affie  que  plus 
me  plaisent  les  guayes  bergerottes  eschevelées,  es 
quelles  le  cul  sent  le  serpoulet,  que  les  dames  des 
grandes  cours  avecques  les  riches  atours  et  odorans 
perfums  de  mauljoinct;  plus  me  plaist  le  son  de  la 
rusticque  cornemuse  que  les  fredonnemens  des 
lucz,  rebecz  et  violons  auliques.  Il  m'a  donné  un 
coup  de  poing  sus  ma  bonne  femme  d'eschine  ; 
pour  l'amour  de  Dieu  soit,  et  en  déduction  de 
tant  moins  des  poines  de  Purgatoire.  Il  ne  le  faisoit 
par  mal;  il  pensoit  frapper  quelque  paige  ;  il  est 
fol  de  bien,  innocent,  je  vous  affie,  et  pèche  qui 
de  luy  mal  pense.  Je  luy  pardonne  de  bien  bon 
cœur.  Il  me  nazardoit;  ce  seront  petites  follastries 
entre  ma  femme  et  moy,  comme  advient  à  tous 
nouveaulx  mariez.  » 


CHAPITRE  XLVII 

Comment   Pantagruel  et   Panurge   délibèrent   visiter 
VOracle  de  la  Dive  Bouteille. 

OYCY  bien  un  aultre  poinct,  lequel  ne 
consyderez;  est  toutesfoys  le  neu  de 
la  matière.  Il  m'a  rendu  en  main  la 
bouteille.  Cela  que  signifie?  Qu'est 
ce  à  dire?  —  Par  adventure,  respondit  Pantagruel, 
signifie  que  vostre  femme  sera  ivroigne.  —  Au  re- 


232  LIVRE    III,    CHAPITRE     XLVII 

bours,  dist  Panurge,  car  elle  estoit  vuide.  Je  vous 
jure  l'espine  de  sainct  Fiacre  en  Brye  que  nostre 
morosophe,  l'unicque,  non  lunaticque,  Triboullet, 
me  remect  à  la  bouteille,  et  je  refraischiz  de  nou- 
veau mon  veu  premier,  et  jure  Styx  et  Acheron,  en 
vostre  praesence,  lunettes  au  bonnet  porter,  ne 
porter  braguette  à  mes  chausses,  que  sus  mon  en- 
treprinse  je  n'aye  eu  le  mot  de  la  Dive  Bouteille. 
Je  sçay  homme  prudent  et  amy  mien  qui  sçait  le 
lieu,  le  pays  et  la  contrée  en  laquelle  est  son  temple 
et  oracle  :  il  nous  y  conduira  seurement.  Allons  y 
ensemble.  Je  vous  supply  ne  me  esconduire.  Je  vous 
seray  un  Achates,  un  Damis,  et  compaignon  en 
tout  le  voyage.  Je  vous  ay  long-temps  congneu 
amateur  de  peregrinité  et  desyrant  tous  jours  veoir 
et  tous  jours  apprendre.  Nous  voirons  choses  ad- 
mirables, et  m'en  croyez. 

—  Voluntiers,  respondit  Pantagruel  ;  mais,  avant 
nous  mettre  en  ceste  longue  pérégrination,  plene 
de  hazard,  plene  de  dangiers  evidens...  —  Quelz 
dangiers  ?  dist  Panurge,  interrompant  le  propous. 
Les  dangiers  se  refuyent  de  moy,  quelque  part  que 
je  soys,  sept  lieues  à  la  ronde,  comme,  advenent  le 
prince,  cesse  le  magistrat,  advenent  le  soleil  esva- 
nouissent  les  ténèbres,  et  comme  les  maladies 
fuyoient  à  la  venue  du  corps  sainct  Martin  à 
Quandé.  —  A  propous,  dist  Pantagruel,  avant 
nous  mettre  en  voye,  de  certains  poincts  nous  fault 
expédier. 


PANTAGRUEL  233 

«  Premièrement,  renvoyons  Triboullet  à  Bloys,  ;> 
ce  que  feut  faict  à  l'heure,  et  luy  donna  Panta- 
gruel une  robbe  de  drapfrizé;  «  secondement,  nous 
fault  avoir  l'advis  et  congié  du  Roy  mon  père  ; 
plus,  nous  est  besoing  trouver  quelque  sibylle  pour 
guyde  et  truchement.  » 

Panurge  respondit  que  son  amy  Xenomanes  leur 
suffiroit,  et  d'abondant  deliberoit  passer  par  le  pays 
de  Lanternoys,  et  là  prendre  quelque  docte  et 
utile  Lanterne,  laquelle  leurs  seroit  pour  ce  voyage 
ce  que  feut  la  Sibylle  à  ^î^neas  descendent  es 
Champs  Elisiens.  Carpalim,  passant  pour  la  con- 
duicte  de  Triboullet,  entendit  ce  propous  et  s'es- 
cria,  disant  :  «  Panurge,  ho  !  monsieur  le  quitte, 
pren  Millort  Debitis  à  Calais,  car  il  est  goud  fallot, 
et  n'oublie  Dehitoribus,  ce  sont  lanternes;  ainsi 
auras  et  fallot  et  lanternes. 

—  Mon  prognostic  est,  dist  Pantagruel,  que 
par  le  chemin  nous  ne  engendrerons  melancholie. 
Ja  clairement  je  l'apperçois;  seulement  me  desplaist 
que  ne  parle  bon  Lanternoys.  —  Je,  respondit  Pa- 
nurge, le  parleray  pour  vous  tous,  je  l'entends 
comme  le  maternel;  il  m'est  usité  comme  le  vul- 
gaire : 

Briszmarg  d'algotbric  nubstzne  zos, 
Isquebfz  prusq  alborcz  crinqs  zacbac. 
Misbe  dilbarlkz  morp  nipp  stancz  bas, 
Strombtz,  Panrgc  walmap  quost  grufz  bac. 

«  Or,  devine,  Epistemon,  que  c'est? 

3o 


284  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLVII 

—  Ce  sont,  respondit  Epistemon,  noms  de  dia- 
bles errans,  diables  passans,  diables  rampans.  — 
Tes  parolles  sont  brayes,  dist  Panurge,  bel  amy; 
c'est  le  courtisan  languaige  Lanternoys.  Par  le  che- 
min je  t'en  feray  un  beau  petit  dictionaire,  lequel 
ne  durera  gueres  plus  qu'une  paire  de  souliers 
neufz;  tu  l'auras  plus  toust  aprins  que  jour  levant 
sentir.  Ce  que  j'ay  dict,  translaté  de  Lanternoys  en 
vulgaire,  chante  ainsi  : 

Tout  malheur,  estant  amoureux, 
M'accompaignoit,  oncq  n'y  eu  bien. 
Gens  mariez  plus  sont  heureux, 
Panurge  l'est,  et  le  sçait  bien. 

— ■  Reste  doncques,  dist  Pantagruel,  le  vouloir 
du    Roy   mon  père    entendre,   et    licence   de  luy 

avoir.  » 


CHAPITRE  XLVIII 

Comment   Gargantua   remonstre  n'estre  licite  es 
fans  soy  marier  sans  le  sceu  et  adveu  de  leurs  pères 


en- 


ci  mères 

NTRANT  Pantagruel  en  la  salle  grande 
du  chasteau,  trouva  le  bon  Gargantua 
issant  du  Conseil,  luy  feist  narré  som- 
maire de  leurs  adventures,  exposa  leur 
entreprinse,  et  le  supplia  que  par  son  vouloir  et 
congié  la  peussent   mettre  en  exécution.   Le  bon 


PANTAGRUEL  235 

home  Gargantua  tenoit  en  ses  mains  deux  gros 
paquetz  de  requestes  respondues  et  mémoires  de 
respondre;  les  bailla  à  Ulrich  Gallet,  son  antique 
maistre  des  libelles  et  requestes,  tira  à  part  Pan- 
tagruel, et,  en  face  plus  joyeuse  que  de  coustume, 
luy  dist  : 

«  Je  loue  Dieu,  filz  trescher,  qui  vous  conserve 
en  désirs  vertueux,  et  me  plaist  tresbien  que  par 
vous  soit  le  voyaige  perfaict;  mais  je  vouldroysque 
pareillement  vous  vint  en  vouloir  et  désir  vous 
marier.  Me  semble  que  dorénavant  venez  en  aage 
à  ce  compétent.  Panurge  s'est  assez  ejfforce  rompre 
les  difficultez  qui  luy  pouvoientestre  en  empesche- 
ment;  parlez  pour  vous.  —  Père  tresdebonnaire, 
respondit  Pantagruel,  encores  n'y  avoys  je  pensé; 
de  tout  ce  négoce  je  m'en  deportoys  sus  vostre 
bonne  volunté  et  paternel  commendement.  Plus 
tost  prie  Dieu  estre  à  vos  piedz  veu  roydde  mort  en 
votre  desplaisir  que  sans  vostre  plaisir  estre  veu  vif 
marié.  Je  n'ay  jamais  entendu  que  par  loy  aulcune, 
feust  sacre,  feust  prophane  et  barbare,  ayt  esté  en 
arbitre  des  enfans  soy  marier,  non  consentants, 
voulens  et  promovens  leurs  pères,  mères  et  parens 
prochains.  Tous  législateurs  ont  es  enfans  ceste 
liberté  tollue,  es  parens  l'ont  réservée, 

—  Filz  treschier,  dist  Gargantua,  je  vous  en  croy, 
et  loue  Dieu  de  ce  que  à  votre  notice  ne  viennent 
que  choses  bonnes  et  louables,  et  que,  par  les  fe- 
nestres   de  vos   sens,  rien   n'est   on   domicile   de 


236  LIVRE    III,     CHAPITRE     XLVIII 

vostre  esprit  entré,  fors  libéral  sçavoir.  Car  de  mon 
temps  a  esté  par  le  continent  trouvé  pays  on  quel 
ne  sçay  quelz  pastophores  taulpetiers,  aultant 
abhorrens  de  nopces  comme  les  pontifes  de  Cybele, 
en  Phrjgie,  si  chappons  feussent  et  non  galls  pleins 
de  salacité  et  lascivie,  les  quelz  ont  dict  loix  es 
gens  mariez  sus  le  faict  de  mariage;  et  ne  sçay 
que  plus  doibve  abhominer,  ou  la  tirannicque  prae- 
sumption  d'iceulx  redoubtez  taulpetiers ,  qui  ne  se 
contiennent  dedans  les  treillis  de  leurs  mystérieux 
temples,  et  se  entremettent  des  négoces  contraires 
par  diamètre  entier  à  leurs  estats,  ou  la  supersti- 
tieuse stupidité  des  gens  mariez,  qui  ont  sanxi  et 
preste  obéissance  à  telles  tant  malignes  et  barba- 
ricques  loigs  ;  et  ne  voyent,  ce  que  plus  clair  est 
que  l'estaille  matute,  comment  telles  sanxions  con- 
nubiales  toutes  sont  à  l'adventaige  de  leurs  mystes, 
nul  au  bien  et  proufict  des  mariez,  qui  est  cause 
suffisante  pour  les  rendre  suspectes  comme  iniques 
et  fraudulentes. 

<(  Par  reciprocque  témérité  pourroient  ilz  loigs 
establir  à  leurs  mystes  sus  le  faict  de  leurs  cérémo- 
nies et  sacrifices,  attendu  que  leurs  biens  ilz  déci- 
ment et  roignent  du  guaing  prouvenent  de  leurs 
labeurs  et  sueur  de  leurs  mains,  pour  en  abondance 
les  nourrir  et  entretenir  ;  et  ne  seroient,  scelon 
mon  jugement,  tant  perverses  et  impertinentes 
comme  celles  sont  les  quelles  d'eulx  ilz  ont  receup. 
Car,    comme    tresbien  avez  dict,   loy   on  monde 


PANTAGRUEL  287 

n'estoit  qui  es  enfans  liberté  de  soy  marier  donnast 
sans  le  sceu,  l'adveu  et  consentement  de  leurs  pères. 
Moyenantes  les  loigs  dont  je  vous  parle,  n'est  ruf- 
fien,  forfant,  scélérat,  pendart,  puant,  punais,  ladre, 
briguant,  voleur,  meschant,  en  leurs  contrées,  qui 
violentement  ne  ravisse  quelque  fille  il  vouldra 
choisir,  tant  soit  noble,  belle,  riche,  honneste,  pu- 
dicque  que  sçauriez  dire,  de  la  maison  de  son  père, 
d'entre  les  bras  de  sa  mère,  maulgré  tous  ses  pa- 
rens,  si  le  ruffien  se  y  ha  une  foys  associé  quelque 
myste,  qui  quelque  jour  participera  de  la  praye. 
Feroient  pis  et  acte  plus  cruel  les  Gothz,  les  Scythes, 
les  Massagetes,  en  place  ennemie  par  longtemps 
assiégée,  à  grands  frays  oppugnée,  prinse  par  force  ? 
«  Et  voyent  les  dolens  pères  et  mères  hors  leurs 
maisons  enlever  et  tirer  par  un  incongneu,  estrangier, 
barbare,  mastin,  tout  pourry,  chancreux,  cadavéreux, 
paouvre,  malheureux,  leurs  tant  belles,  délicates, 
riches  et  saines  filles,  les  quelles  tant  chèrement 
avoient  nourriez  en  tout  exercice  vertueux,  avoient 
disciplinées  en  toute  honesteté,  esperans  en  temps 
opportun  les  colloquer  par  mariage  avecques  les 
enfans  de  leurs  voisins  et  antiques  amis,  nourriz  et 
instituez  de  mesme  soing,  pour  parvenir  à  ceste 
félicité  de  mariage  que  d'eulx  ilz  veissent  naistre 
lignaige  raportant  et  haereditant  non  moins  aux 
mœurs  de  leurs  pères  et  mères  que  à  leurs  biens 
meubles  et  hœritaiges.  Quel  spectacle  pensez  vous 
que  ce  leurs  soit? 


•^38  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLVIII 

«  Ne  croyez  que  plus  énorme  feust  la  désolation 
du  peuple  romain  et  ses  confasderez  entendens  le 
decés  de  Germanicus  Drusus;  ne  croyez  que  plus 
pitoyable  feust  le  desconfort  des  Lacedemoniens, 
quand  de  leurs  pays  veirent  par  l'adultère  troian 
furtivement  enlevée  Hélène  Grecque  ;  ne  croyez 
leur  deuil  et  lamentations  estre  moindres  que  de 
Gères,  quand  luy  feust  ravie  Proserpine  sa  fille; 
que  de  Isis  à  la  perte  de  Osyris,  de  Venus  à  la 
mort  de  Adonis,  de  Hercules  à  l'esguarement  de 
Hylas,  de  Hecuba  à  la  substraction  de  Polyxene. 

((  Hz  toutesfois  tant  sont  de  craincte  du  Daemon 
et  superstitiosité  espris  que  contredire  ilz  n'ausent, 
puisque  le  taulpetiery  a  esté  prœsent  et  contractant  ; 
et  restent  en  leurs  maisons  privez  de  leurs  filles 
tant  aimées,  le  peremauldissantle  jour  et  l'heure  de 
ses  nopces,  la  mère  regrettant  que  n'estoit  avortée 
en  tel  tant  triste  et  malheureux  enfantement,  et  en 
pleurs  et  lamentations  finent  leur  vie,  laquelle 
estoit  de  raison  finir  en  joye  et  bon  tractement  de 
icelles.  Aultres  tant  ont  esté  ecstaticques  et  comme 
maniacques  que  eulx  mesmes  de  deuil  et  regret 
se  sont  noyez,  penduz,  tuez,  impatiens  de  telle 
indignité. 

«  Aultres  ont  eu  l'esprit  plus  heroicque,  et,  à 
l'exemple  des  enfans  de  Jacob  vengeant  le  rapt  de 
Dina,  leur  sœur,  ont  trouvé  le  ruffien  associé  de 
son  taulpetier,  clandestinement  parlementans  et 
subornans  leurs  filles,  les  ont  sus  l'instant  mis  en 


PANTAGRUEL  289 

pièces  et  occis  felonnement ,  leurs  corps  après 
jectans  es  loups  et  corbeaux  parmy  les  champs;  au 
quel  acte  tant  viril  et  chevaleureuz  ont  les  Sym- 
mjstes  taulpetiers  fremy  et  lamenté  misérablement, 
ont  formé  complainctes  horribles,  et  en  toute  im- 
portunité  requis  et  imploré  le  bras  séculier  et  justice 
poHticque,  instans  fièrement  et  contendens  estre 
de  tel  cas  faicte  exemplaire  punition.  Mais  ne  en 
asquité  naturelle,  ne  en  droict  des  gens,  ne  en  loy 
impériale  quelconques,  n'a  esté  trouvée  rubricque, 
paragraphe,  poinct  ne  tiltre  par  lequel  feust  poine 
ou  torture  à  tel  faict  interminée,  raison  obsistante, 
nature  répugnante  :  car  homme  vertueux  on  monde 
n'est  qui  naturellement  et  par  raison  plus  ne  soit 
en  son  sens  perturbé,  oyant  les  nouvelles  du  rapt, 
diffame  et  deshonneur  de  sa  fille,  que  de  sa  mort. 
Ores  est  qu'un  chascun,  trouvant  le  meurtrier  sus 
le  faict  de  homicide  en  la  persone  de  sa  fille  ini- 
quement et  de  guet  à  pens,  le  peut  par  raison,  le 
doibt  par  nature,  occire  sus  l'instant,  et  n'en  sera 
par  justice  appréhendé.  Merveilles  doncques  n'est 
si,  trouvant  le  ruffien,  à  la  promotion  du  taulpetier, 
sa  fille  subornant,  et  hors  sa  maison  ravissant,  quoy 
qu'elle  en  feust  consentente,  les  peut,  les  doibt  à 
mort  ignominieusement  mettre,  et  leurs  corps  jecter 
en  direption  des  bestes  brutes,  comme  indignes  de 
recepvoir  le  doulx,  le  desyré,  le  dernier  embrasse- 
ment  de  l'aime  et  grande  mère  la  Terre,  lequel 
nous  appelions  Sépulture. 


240  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLVIII 

«  Fils  trescher,  après  mon  decés,  guardez  que 
telles  loigs  ne  soient  en  cestuy  royaume  receues  ; 
tant  que  seray  en  ce  corps  spirant  et  vivent,  je  y 
donneray  ordre  tresbon,  avec  l'ayde  de  mon 
Dieu.  Puis  doncques  que  de  vostre  mariage  sus 
moy  vous  déportez,  j'en  suis  d'opinion,  je  y  pour- 
voiray. 

«  Aprestez  vous  au  voyage  de  Panurge.  Prenez 
avecques  vous  Epistemon,  frère  Jan  et  aultres  que 
choisirez.  De  mes  thesaurs  faictez  à  vostre  plein 
arbitre.  Tout  ce  que  ferez  ne  pourra  ne  me  plaire. 
En  mon  arsenac  de  Thalasse  prenez  équipage  tel 
que  vouldrez,  telz  pillotz ,  nauchiers,  trusche- 
mens  que  vouldrez,  et  à  vent  oportun  faictez  voile 
on  nom  et  protection  du  Dieu  servateur.  Pendent 
vostre  absence,  je  feray  les  apprestz  et  d'une  femme 
vostre,  et  d'un  festin  que  je  veulx  à  vos  nopces 
faire  célèbre,  si  oncques  en  feut.  » 

CHAPITRE  XLIX 

Comment  Pantagruel  feist  ses  aprestz  pour  monter 
si^s  mer,  et  de  l'herbe  nommée  Pantagruelion. 

EU  de  jours  après  Pantagruel  avoir 
prins  congié  du  bon  Gargantua,  luy 
bien  priant  pour  le  voyage  desonfilz, 
vâ^-^ -;^  - Js  arriva  au  port  de  Thalasse,  prés  Sa- 
malo,  acompaigné   de  Panurge,  Epistemon,   frère 


PANTAGRUEL  241 

Jan  des  Entommeures,  abbé  de  Theleme,  et  aultres 
de  la  noble  maison,  notamment  de  Xenomanes, 
le  grand  voyagier  et  traverseur  des  voyes  péril- 
leuses, lequel  estoit  venu  au  mandement  de  Panurge, 
par  ce  qu'il  tenoit  je  ne  sçay  quoy  en  arrière  fief 
de  la  chastellenie  de  Salmiguondin.  Là  arrivez, 
Pantagruel  dressa  equippage  de  navires  à  nombre 
de  celles  que  Ajax  de  Salamine  avoit  jadis  menées 
en  convoy  des  Gregoys  à  Troie  :  nauchiers,  pilotz, 
hespaliers,  truschemens,  artisans,  gens  de  guerre_, 
vivres,  artillerie,  munitions,  robbes,  deniers  et 
aultres  hardes  print  et  chargea,  comme  estoit  be- 
soing  pour  long  et  hazardeux  voyage  ;  entre  aultres 
choses,  je  veids  qu'il  feist  charger  grande  foison  de 
son  herbe  Pantagruelion,  tant  verde  et  crude  que 
conficte  et  praeparée. 

L'herbe  Pantagruelion  ha  racine  petite,  durette, 
rondelette,  fînante  en  poincte  obtuse,  blanche,  à 
peu  de  fîllamens,  et  ne  profundeen  terre  plus  d'une 
coubtée.  De  la  racine  procède  un  tige  unicque, 
rond,  ferulacé ,  verd  au  dehors ,  blanchissant  au 
dedans,  concave  comme  le  tige  de  smyrnium,  olus 
atrum,  febves  et  gentiane;  ligneux,  droict,  friable, 
crénelé  quelque  peu  à  forme  de  columnes  legie- 
rement  striées;  plein  de  fibres,  es  quelles  consiste 
toute  la  dignité  de  l'herbe,  mesmement  en  la  partie 
dicte  Mesa,  comme  moyenne,  et  celle  qui  est  dicte 
Mylasea.  Haulteur  d'icelluy  communément  est  de 
cinq  à  six  pieds.  Aulcunes  foys  excède  la  haulteur 
Rabelais.  III.  5ï 


242  LIVRE    III,    CHAPITRE    XLIX 

d'une  lance,  sçavoir  est  quand  il  rencontre terrouoir 
doulx,  uligineux,  legier,  humide  sans  froydure, 
comme  est  Olone  et  ceWuy  de  Rosea,  prés  Prae- 
neste,  en  Sabinie,  et  que  pluje  ne  luy  deffault  en- 
viron les  feries  des  pécheurs  et  solstice  œstival;  et 
surpasse  la  haulteur  des  arbres ,  comme  vous  dictez 
Dendromalache  par  l'authorité  de  Theophraste,  quoy 
que  herbe  soit  par  chascun  an  dépérissante,  non 
arbre  en  racine,  tronc,  caudice  et  rameaux  perdu- 
rante; et  du  tige  sortent  gros  et  fors  rameaux. 

Les  feueilles  a  longues  trois  foys  plus  que  larges, 
verdes  tous  jours,  asprettes,  comme  l'orcanette, 
durettes,  incisées  au  tour  comme  une  faulcille  et 
comme  la  betoine,  finisantes  en  poinctes  de  larisse 
macedonicque,  et  comme  une  lancette  dont  usent 
les  chirurgiens.  La  figure  d'icelle  peu  est  différente 
des  feueilles  de  fresne  et  aigremoine,  et  tant  sem- 
blable à  eupatoire  que  plusieurs  herbiers,  l'ayant 
dicte  domesticque,  ont  dict  eupatoire  estre  Panta- 
gruelion  saulvaginé;  et  sont  par  rancs  en  eguale 
distance  esparses  au  tour  du  tige  en  rotondité,  par 
nombre  en  chascun  ordre  ou  de  cinq  ou  de  sept. 
Tant  l'a  chérie  Nature  qu'elle  l'a  douée  en  ses 
feueilles  de  ces  deux  nombres  impars,  tant  divins 
et  mystérieux.  L'odeur  d'icelles  est  fort  et  peu 
plaisant  aux  nez  deliçatz. 

La  semence  provient  vers  le  chef  du  tige  et  peu 
au  dessoubs.  Elle  est  numereuse  autant  que  d'herbe 
qui  soit,  sphaericque,  oblonguc,  rhomboïde,  noire 


PANTAGRUEL  24? 

claire  et  comme  tannée,  durette,  couverte  de  robbe 
fragile,  délicieuse  à  tous  oyseaulx  canores,  comme 
linottes,  chardriers,  alouettes,  serins,  tarins  et  aul- 
tres;  mais  estainct  en  l'home  la  semence  genera- 
tive,  qui  en  mangeroit  beaucoup  et  souvent;  et, 
quoy  que  jadis  entre  les  Grecs  d'icelle  l'on  feist  cer- 
taines espèces  de  fricassées,  tartres  et  beuignetz,  les 
quelz  ilz  mangeoient  après  soupper,  par  friandise 
et.  pour  trouver  le  vin  meilleur,  si  est  ce  qu'elle  est 
de  difficile  concoction,  offense  Pestomach,  engen- 
dre mauvais  sang,  et,  par  son  excessive  chaleur, 
ferist  le  cerveau  et  remplist  la  teste  de  fascheuses 
et  douloreuses  vapeurs. 

Et,  comme  en  plusieurs  plantes  sont  deux  sexes, 
masle  et  femelle,  ce  que  voyons  es  lauriers,  palmes, 
chesnes,  heouses,  asphodèle,  mandragore,  fougère, 
agaric,  aristolochie ,  cyprès,  terebinthe ,  pouliot, 
paeone  et  aultres,  aussi  en  ceste  herbe  y  a  masle, 
qui  ne  porte  fleur  aulcune ,  mais  abonde  en  se- 
mence ,  et  femelle  c|ui  foisonne  en  petites  fleurs 
blanchâtres,  inutiles,  et  ne  porte  semence  qui  vaille, 
et,  comme  est  des  aultres  semblables,  ha  la  feuille 
plus  large,  moins  dure  que  le  masle,  et  ne  croist 
en  pareille  haulteur.  On  semé  cestuy  Pantagruelion 
à  la  nouvelle  venue  des  hyrondelles;  on  le  tire  de 
terre  lors  que  les  cigalles  commencent  s'enrouer. 


244  LIVRE    III,    CHAPITRE    L 

CHAPITRE   L 

Comment  doibt   estre  préparé  et  mis  en  auvre 
le  célèbre  Pantagruelion. 

'  '  N  pare  le  Pantagruelion  soubs  l'sequi- 
nocte  automnal  en  diverses  manières, 
scelon  la  phantasie  des  peuples  et  di- 
/c)  versité  des  pays. 
L'enseignement  premier  de  Pantagruel  feut  le 
tige  d'icelle  desvestir  de  feueilles  et  semence,  le 
macérer  en  eaue  stagnante,  non  courante,  par  cinq 
jours  si  le  temps  est  sec  et  l'eaue  chaulde,  par 
neuf  ou  douze  si  le  temps  est  nubileux  et  l'eaue 
froyde  ;  puys  au  soleil  le  seicher,  puys  à  l'umbre  le 
excorticquer  et  séparer  les  fibres,  es  quelles,  comme 
avons  dict,  consiste  tout  son  pris  et  valeur,  de  la 
partie  ligneuse,  laquelle  est  inutile,  fors  qu'à  faire 
flambe  lumineuse,  allumer  le  feu,  et,  pour  l'esbat 
des  petitz  enfans,  enfler  les  vessies  de  porc.  D'elle 
usent  aulcunes  fojs  les  frians,  à  cachetés,  comme 
de  syphons,  pour  sugser  et  avecques  l'haleine  atti- 
rer le  vin  nouveau  par  le  bondon.  Quelques  Panta- 
gruelistes  modernes,  evitans  le  labeur  des  mains 
qui  seroit  à  faire  tel  départ,  usent  de  certains  in- 
struments catharactes  composez  à  la  forme  que 
Juno  la  fascheuse  tenoit  les  doigtz  de  ses  mains 
liez  pour  empcscher  l'enfantement  de  Alcmene, 
mère  de  Hercules.  Et  à  travers  icelluy  contundent 


PANTAGRUEL  24S 

et  brisent  la  partie  ligneuse,  et  la  rendent  inutile, 
pour  en  saulver  les  fibres. 

En  ceste  seule  prgeparation  acquiescent  ceulx 
qui,  contre  l'opinion  de  tout  le  monde  et  en  ma- 
nière paradoxe  à  tous  philosophes,  guaingnent  leur 
vie  à  reculions.  Ceulx  qui  à  profict  plus  évident  la 
veulent  avalluer  font  ce  que  l'on  nous  compte  du 
passetemps  des  trojs  sœurs  Parces,  de  l'esbatement 
nocturne  de  la  noble  Circé,  et  de  la  longue  excuse 
de  Pénélope  envers  ses  muguetz  amoureux,  pen- 
dant l'absence  de  son  mary  Uljxes.  Ainsi  est  elle 
mise  en  ses  inestimables  vertus,  des  quelles  vous 
expouseray  partie,  car  le  tout  est  à  moy  vous  ex- 
pouser  impossible ,  si  davant  vous  interprète  la 
dénomination  d'icelle. 

Je  trouve  que  les  plantes  sont  nommées  en  di- 
verses manières.  Les  unes  ont  prins  le  nom  de  cel- 
luy  qui  premier  les  inventa,  congneut,  monstra, 
cultiva,  aprivoisa  et  appropria,  comme  mercuriale, 
de  Mercure;  panacea,  de  Panace,  fille  de  ^Escula- 
pius;  armoise,  de  Artemis,  qui  est  Diane;  eupatoire, 
du  roy  Eupator;  telephium,  de  Telephus;  euphor- 
bium,  de  Euphorbus,  medicin  du  roy  Juba;  clyme- 
nos,  de  Clymenus;  alcibiadion ,  de  Alcibiades; 
gentiane,  de  Gentius,  roy  de  Sclavonie  ;  et  tant  a 
esté  jadis  estimée  ceste  prserogative  de  imposer 
son  nom  aux  herbes  inventées  que,  comme  feut 
controverse  meue  entre  Neptune  et  Pallas  de  qui 
prendroit  nom  la  terre  par  eulx  deux  ensemble- 


246  LIVRE    III,     CHAPITRE     L 

ment  trouvée,  qui  depuys  feut  Athènes  dicte,  de 
Athené,  c'est  à  dire  Minerve,  pareillement  Lyncus, 
roy  de  Scythie,  se  mist  en  effort  de  occire  en  tra- 
hison le  jeune  Triptoleme,  envoyé  par  Cerés  pour 
es  homes  monstrer  le  froment,  lors  encore  incon- 
gneu,  affin  que  par  la  mort  d'icelluy  il  imposast 
son  nom,  et  feust  en  honneur  et  gloire  immortelle 
dict  inventeur  de  ce  grain  tant  utile  et  nécessaire  à 
la  vie  humaine,  pour  laquelle  trahison  feut  par 
Cerés  transformé  en  oince  ou  loup-cervier  ;  pa- 
reillement, grandes  et  longues  guerres  feurent  jadis 
meues  entre  certains  roys  de  séjour  en  Cappadoce 
pour  ce  seul  différent,  du  nom  des  quelz  seroit  une 
herbe  nommée,  laquelle  pour  tel  débat  feut  dicte 
Pokmonia,  comme  guerroyere. 

Les  aultres  ont  retenu  le  nom  des  régions  des 
quelles  feurent  ailleurs  transportées,  comme  pom- 
mes medices,  ce  sont  poncires  de  Medie,  en  la- 
quelle feurent  premièrement  trouvées  ;  pommes 
punicques,  ce  sont  grenades,  apportées  de  Punicie, 
c'est  Carthage  ;  ligusticum,  c'est  livesche,  apportée 
de  Ligurie,  c'est  la  couste  de  Gènes;  rhabarbe,  du 
fleuve  barbare  nommé  Rha,  comme  atteste  Am- 
mianus  ;  santonicque,  fœnu  grec,  castanes  persic- 
ques,  Sabine,  stœchas,  de  mes  isles  Hieres,  antic- 
quement  dictez  Stœchades;  spica  celtica  et  aultres. 

Les  aultres  ont  leur  nom  par  antiphrase  et  con- 
trariété, comme  absynthe,  au  contraire  de  pynthe, 
car  il  est  fascheux  à  boire;  holosteon,  c'est  tout  de 


PANTAGRUEL 


247 


OS,  au  contraire,  car  herbe   n'est  en  nature  plus 
fragile  et  plus  tendre  qu'il  est. 

Aultres  sont  nommées  par  leurs  vertus  et  opéra- 
tions, comme  aristolochia,  qui  ajde  les  femmes  en 
mal  d'enfant;  lichen,  qui  guérit  les  maladies  de 
son  nom;  maulve,  qui  mollifie;  callithrichum,  qui 
faict  les  cheveulx  beaulx;  alyssum,  ephemerum,  be- 
chium,  nasturtium,  qui  est  cresson  alenoys  ;  hyos- 
cyame,  hanebanes  et  aultres. 

Les  aultres  par  les  admirables  qualitez  qu'on  a 
veu  en  elles,  comme  héliotrope,  c'est  soulcil,  qui 
suyt  le  soleil,  car,  le  soleil  levant,  il  s'espanouist  ; 
montant,  il  monte;  déclinant,  il  décline;  soy  ca- 
chant, il  se  cloust;  adiantum,  car  jamais  ne  retient 
humidité,  quoy  qu'il  naisse  prés  les  eaues,  et  quoy 
qu'on  le  plongeast  en  eaue  par  bien  long  temps; 
hieracia,  eryngion  et  aultres. 

Aultres  par  métamorphose  d'homes  et  femmes 
de  nom  semblable;  comme  daphne,  c'est  laurier, 
de  Daphné  ;  myrte,  de  Myrsine  ;  pytis,  de  Pytis  ; 
cynara,  c'est  artichault;  narcisse,  saphran,  smilax 
et  aultres. 

Aultres  par  similitude,  comme  hippuris,  c'est 
prelle,  car  elle  ressemble  à  queue  de  cheval;  alope- 
curos,  qui  semble  à  la  queue  de  renard;  psyUon, 
qui  semble  à  la  pusse;  delphinium,  au  daulphin  ; 
buglosse,  à  langue  de  beuf  ;  iris,  à  l'arc  en  ciel,  en 
ses  fleurs;  myosota,  à  l'aureil  de  souriz;  corono- 
pous,  au  pied  de  corneille,  et  aultres. 


24i 


LIVRE     III,     CHAPITRE    I. 


Par  reciprocque  dénomination  sont  dictz  les 
Fabies,  des  febves  ;  les  Pisons,  des  pojs  ;  les  Len- 
tules,  des  lentiles;  les  Cicerons,  des  poys-chices. 
Comme  encores  par  plus  haulte  resemblance  est 
dict  le  nombril  de  Venus,  les  cheveulx  de  Venus, 
la  cuve  de  Venus,  la  barbe  de  Juppiter,  l'œil  de 
Juppiter,  le  sang  de  Mars,  les  doigtz  de  Mercure, 
hermodactyles,  et  aultres. 

Les  aultres  de  leurs  formes,  comme  trefeueil, 
qui  ha  trois  feueilles;  pentaphyllon ,  qui  a  cinq 
feueilles;  serpoullet,  qui  herpe  contre  terre;  hel- 
xine,  petasites,  myrobalans,  que  les  Arabes  ap- 
pellent Been,  car  ilz  semblent  à  gland  et  sont 
unctueux. 

CHAPITRE   LI 

Pourquoy  est  dicte  Pantagruelion,  et  des  admirables 
vertus  d'icdle. 


AR  ces  manières,  exceptez  la  fabu- 
leuse, car  de  fable  ja  Dieu  ne  plaise 
ique  usions  en  ceste  tant  véritable  his- 
,toire,  est  dicte  l'herbe  Pantagruelion, 
car  Pantagruel  feut  d'icelle  inventeur  :  je  ne  diz 
pas  quant  à  la  plante,  mais  quant  à  un  certain 
usaige,  lequel  plus  est  abhorré  et  hay  des  larrons, 
plus  leurs  est  contraire  et  ennemy  que  n'est  la 
teigne  et  cuscute  au  lin,  que  le  rouseau  à  la  fou- 


PANTAGRUEL  249 

gère,  que  la  presle  aux  fauscheurs,  que  orobanche 
aux  poys  chices,  aegylops  à  l'orge,  securidaca  aux 
lentilles,  antranium  aux  febves,  l'yvraye  au  froment, 
le  lierre  aux  murailles;  que  le  nenufar  et  nym.phea 
heraclia  aux  ribaux  moines;  que  n'est  le  férule  et 
le  boulas  aux  escholiers  de  Navarre;  que  n'est  le 
chou  à  la  vigne,  le  ail  à  l'aimant,  l'oignon  à  la 
veue,  la  graine  de  fougère  aux  femmes  enceinctes, 
la  semence  de  saule  aux  nonnains  vitieuses,  l'umbre 
de  if  aux  dormans  dessoubs,  le  aconite  aux  pards  et 
loups,  le  flair  du  figuier  aux  taureaux  indignez,  la 
cigûe  aux  oisons,  le  poupié  aux  dents,  l'huille  aux 
arbres.  Car  maintz  d'iceux  avons  veu  par  tel  usaige 
fîner  leur  vie  haut  et  court,  à  l'exemple  de  Phjllis, 
royne  des  Thraces;  de  Bonosus,  empereur  de 
Rome  ;  de  Amate,  femme  du  roy  latin  ;  de  Iphis, 
Auctolia,  Lycambe,  Arachne,  Pheda,  Leda,  Acheus, 
roy  de  Lydie,  et  aultres;  de  ce  seulement  indignez 
que,  sans  estre  aultrement  malades,  par  le  Panta- 
grueUon  on  leurs  oppiloit  les  conduictz  par  les 
quelz  sortent  les  bons  motz  et  entrent  les  bons 
morseaulx,  plus  villainement  que  ne  feroit  la  maie 
angine  et  mortelle  squinanche. 

Aultres  avons  ouy,  sus  l'instant  que  Atropos 
leurs  couppoit  le  filletde  vie,  soy  griefvement  com- 
plaignans  et  lamentans  de  ce  que  Pantagruel  les 
tenoit  à  la  guorge.  Mais,  las  !  cen'estoit  mie  Pan- 
tagruel; il  ne  feut  oncques  rouart  :  c'estoit  Panta- 
gruelion   faisant  office  de  hart  et  leurs  servant  de 

32 


25o  LIVRE     IIÎ,     CHAPITRE     LI 

cornette.  Et  parloient  improprement  et  en  solœ- 
cisme.  Si  non  qu'on  les  excusast  par  figure  synecdo- 
chique,  prenens  l'invention  pour  l'inventeur, 
comme  on  prend  Cerés  pour  pain,  Bacchus  pour 
vin.  Je  vous  jure  icy  par  les  bons  motz  qui  sont 
dedans  ceste  bouteille  là,  qui  refraischit  dedans  ce 
bac,  que  le  noble  Pantagruel  ne  print  oncques  à 
la  guorge,sinon  ceulx  qui  sont  negligens  de  obvier 
à  la  soif  imminente. 

Aultrement  est  dicte  Pantagruelion  par  simili- 
tude :  car  Pantagruel,  naissant  on  monde,  estoit 
autant  grand  que  l'herbe  dont  je  vous  parle,  et  en 
feut  prinse  la  mesure  aisément,  veu  qu'il  nasquit  on 
temps  de  altération,  lors  qu'on  cuilleladicte  herbe, 
et  que  le  chien  de  Icarus,  par  les  aboys  qu'il  faict 
au  soleil,  rend  tout  le  monde  Troglodyte,  et  con- 
trainct  habiter  es  caves  et  lieux  subterrains. 

Aultrement  est  dicte  Pantagruelion  par  ses  vertus 
et  singularitez,  car,  comme  Pantagruel  a  esté  l'idée 
et  exemplaire  de  toute  joyeuse  perfection,  je  croy 
que  personne  de  vous  aultres  beuveurs  n'endoubte, 
aussi  en  Pantagruelion  je  recongnoys  tant  de  vertus, 
tant  d'énergie,  tant  de  perfection,  tant  d'effectz 
admirables,  que,  si  elle  eust  esté  en  ses  qualitez 
congneue  lors  que  les  arbres,  par  la  relation  du 
Prophète,  feirent  élection  d'un  roy  de  boys  pour 
les  régir  et  dominer,  elle  sans  doubte  eust  emporté 
la  pluralité  des  voix  et  suffrages.  Diray  je  plus?  Si 
Oxylus,  filz  de  Orius,  l'eust  de  sa  sœur  Hamadryas 


PANTAGRUEL 


25l 


engendrée,  plus  en  la  seule  valeur  d'icelle  se  feust 
délecté  qu'en  tous  ses  huyct  enfans  tant  célébrez 
par  nos  mythologes,  qui  ont  leurs  noms  mis  en  mé- 
moire éternelle.  La  fille  aisnée  eut  nom  Vigne,  le 
filz  puysné  eut  nom  Figuier,  l'aultre  Noyer,  l'aultre 
Chesne,  l'aultre  Cormier,  l'aultre  Fenabregue , 
l'aultre  Peuplier;  le  dernier  eut  nom  Ulmeau,  et 
feut  grand  chirurgien  en  son  temps. 

Je  laisse  à  vous  dire  comment  le  jus  d'icelle, 
exprimé  et  instillé  dedans  les  aureilles^  tue  toute 
espèce  de  vermine  qui  y  seroit  néepar  putréfaction, 
et  tout  aultre  animal  qui  dedans  seroit  entré.  Si 
d'icelluy  jus  vous  mettez  dedans  un  seilleau  de 
eaue,  soubdain  vous  verrez  Teaue  prinse,  comme 
si  feussent  caillebotes,  tant  est  grande  sa  vertus. 
Et  est  l'eaue  ainsi  caillée  remède  praesent  aux  che- 
vaulx  coliqueux  et  qui  tirent  des  flans.  La  racine 
d'icelle,  cuicte  en  eaue,  remollist  les  nerfz  retirez, 
les  joinctures  contractes,  les  podagres  sclirrho- 
tiques  et  les  gouttes  nouées.  Si  promptement 
voulez  guérir  une  bruslure,  soit  d'eaue,  soit  de  feu, 
appliquez  y  du  Pantagruelion  crud,  c'est  à  dire  tel 
qui  naist  de  terre,  sans  aultre  appareil  ne  compo- 
sition, et  ayez  esguard  de  le  changer  ainsi  que  le 
voirez  deseichant  sus  le  mal. 

Sans  elle  seroient  les  cuisines  infâmes,  les  tables 
détestables,  quoy  que  couvertes  feussent  de  toutes 
viandes  exquises;  les  lictz  sans  délices,  quoy  que  y 
feust  en  abondance  or,  argent,  electre,  ivoyre  et 


252  LIVRE     III,     CHAPITRE     LI 

porphyre.  Sans  elle  neporteroient  les  meusniers  bled 
au  moulin,  n'en  rapporteroient  farine.  Sans  elle  com- 
ment seroient  portez  les  playdoyers  des  advocatz 
à  l'auditoire?  Comment  seroit  sans  elle  porté  le 
piastre  à  l'hastelier?  Sans  elle  comment  seroit  tirée 
l'eaue  du  puyz  ?  Sans  elle  que  feroient  les  tabel- 
lions, les  copistes,  les  secrétaires  et  escrivains?  Ne 
periroient  les  pantarques  et  papiers  rantiers?  Ne 
periroit  le  noble  art  d'imprimerie?  De  quoy  feroit 
on  châssis  ?  Comment  sonneroit  on  les  cloches? 

D'elle  sont  les  Isiacques  ornez,  les  Pastophores 
revestuz,  toute  humaine  nature  couverte  en  pre- 
mière position.  Tous  les  arbres  lanificques  desSeres, 
les  gossampines  de  Tyle  en  la  mer  Persicque,  les 
cynes  des  Arabes,  les  vignes  de  Malthe,  ne  ves- 
tissent  tant  de  personnes  que  faict  ceste  herbe  seu- 
lette;  couvre  les  armées  contre  le  froid  et  la  pluye 
plus  certes  commodément  que  jadis  ne  faisoient  les 
peaulx;  couvre  les  théâtres  et  amphithéâtres  contre 
la  chaleur,  ceinct  les  boys  et  taillis  au  plaisir  des 
chasseurs,  descend  en  eaue,  tant  douce  que  marine, 
au  profîct  des  pescheurs.  Par  elle  sont  bottes,  bo- 
tines,  botasses,  houzeaulx,  brodequins,  souliers, 
escarpins,  pantofles,  savattes  mises  en  forme  et 
usaige.  Par'elle  sont  les  arcs  tendus,  les  arbalestes 
bandées,  les  fondes  faictes.  Et,  comme  si  feust 
herbe  sacre,  verbenicque  et  révérée  des  mânes  et 
lémures,  les  corps  humains  morts  sans  elle  ne  sont 
inhumez. 


PANTAGRUEL  253 

Je  diray  plus.  Icelle  herbe  moyenante,  les  sub- 
stances invisibles  visiblement  sont  arrestées,  prinses, 
détenues  et  comme  en  prison  mises.  A  leur  prinse 
et  arrest  sont  les  grosses  et  pesantes  moles  tournées 
agillement  à  insigne  profîct  de  la  vie  humaine.  Et 
m'esbahys  comment  l'invention  de  telusaige  a  esté 
par  tant  de  siècles  celé  aux  antiques  philosophes,  veue 
l'utilité  impreciable  qui  en  provient,  veu  le  labeur 
intolérable  que  sans  elle  ilz  supportoient  en  leurs 
pistrines. 

Icelle  moyenant,  par  la  rétention  desflotz  aërez, 
sont  les  grosses  orchades,  les  amples  thalameges, 
les  forts  guaillons,  les  naufz  chiliandres  et  my- 
riandres  de  leurs  stations  enlevées  et  poulsées  à 
l'arbitre  de  leurs  gouverneurs.  Icelle  moyennant, 
sont  les  nations  que  Nature  sembloit  tenir  absconses, 
imperméables  et  incongneues,  à  nous  venues,  nous 
à  elles,  chose  que  ne  feroient  les  oyseaulx,  quelque 
legiereté  de  pennaige  qu'ilz  aient,  et  quelque 
liberté  de  nager  en  l'aer  que  leurs  soit  baillée  par 
Nature.  Taprobrana  a  veu  Lappia;  Java  a  veu  les 
mons  Riphées;  Phebol  voyra  Theleme;  les  Islan- 
doys  et  Engronelands  boyront  Euphrates.  Par  elle 
Boreas  a  veu  le  manoir  de  Auster;  Eurus  a  visité 
Zephire.  De  mode  que  les  Intelligences  célestes, 
les  dieux  tant  marins  que  terrestres,  en  ont  esté 
tous  effrayez,  voyans  par  l'usaigedecestuy  benedict 
Pantagruelion  les  peuples  Arcticques  en  plein  aspect 
des    Antarcticques  franchir  la    mer   Athlanticque, 


254  LIVRE     III,     CHAPITRE     LI 

passer  les  deux  Tropicques,  voItersoubslaZonetor- 
ride,  mesurer  tout  le  Zodiacque,  s^esbattre  soubs 
l'iEquinoctial,  avoir  l'un  et  l'autre  Pôle  en  veue  à 
fleur  de  leur  orizon. 

Les  dieux  oljmpicques  ont  en  pareil  effroy  dict  : 
«  Pantagruel  nous  a  mis  en  pensement  nouveau  et 
tedieux  plus  que  oncques  ne  feirent  les  Aloïdes, 
par  Tusaige  et  vertus  de  son  herbe.  Il  sera  de  brief 
marié,  de  sa  femme  aura  enfans.  A  ceste  destinée 
ne  povons  nous  contrevenir,  car  elle  est  passée  par 
les  mains  et  fuseaulx  des  sœurs  fatales,  filles  de 
Nécessité.  Par  ses  enfans,  peut  estre,  sera  inventée 
herbe  de  semblable  énergie,  moyenant  laquelle 
pourront  les  humains  visiter  les  sources  des  gresles, 
les  bondes  des  pluyes  et  l'ofïîcine  des  fouldres; 
pourront  envahir  les  régions  de  la  lune,  entrer  le 
territoire  des  signes  célestes,  et  là  prendre  logis,  les 
uns  à  l'Aigle  d'or,  les  aultres  au  Mouton,  les 
aultres  à  la  Couronne,  les  aultres  à  la  Herpe,  les 
aultres  au  Lion  d'argent;  s'asseoir  à  table  avecques 
nous,  et  nos  déesses  prendre  à  femmes,  qui  sont  les 
seulx  moyens  d'estre  déifiez.  »  En  fin,  ont  mis  le 
remède  d'y  obvier  en  délibération  et  conseil. 


PANTAGRUEL  255 


CHAPITRE    LU 


Comment  certaine  espèce   de  Pantagruelion  ne  peut 
estre  par  feu  consommée. 

E  que  je  vous  ay  dict  est  grand  et  ad- 
mirable; mais,  si  vous  vouliez  vous 
bazarder  de  croire  quelque  aultre  di- 
vinité de  ce  sacre  PantagrueHon,  je  la 
vous  dirois.  Croyez  la  ou  non,  ce  m'est  tout  un; 
me  suffist  vous  avoir  dict  vérité.  Vérité  vous  diray. 
Mais,  pour  y  entrer,  car  elle  est  d'accès  assez 
scabreux  et  difficile,  je  vous  demande  :  si  j'avois  en 
ceste  bouteille  mis  deux  cotyles  de  vin  et  une 
d'eaue,  ensemble  bien  fort  meslez,  comment  les 
demesleriez  vous?  comment  les  sépareriez  vous  de 
manière  que  vous  me  rendriez  l'eau  à  part  sans  le 
vin,  le  vin  sans  l'eau,  en  mesure  pareille  que  les 
y  auroys  mis  ?  Aultrement,  si  vos  chartiers  et  nau- 
tonniers  amenans  pour  la  provision  de  vos  maisons 
certain  nombre  de  tonneaulx,  pippes  et  bussars  de 
vin  de  Grave,  d'Orléans,  de  Beaulne,  de  Myre- 
vaulx,  les  avoient  buffetez  et  beuz  à  demy,  le  reste 
emplissans  d'eau,  comme  font  les  Limosins  à  belz 
esclotz,  charroyans  les  vins  d'Argenton  et  San- 
gaultier,  comment  en  housteriez  vous  l'eau  entiè- 
rement? comment  les  purifieriez  vous? 

J'entends  bien  :  vous  me  parlez  d'un  entonnoir 
de  lierre.  Cela  est  escript,  il  est  vray,  et  avéré  par 


256  LIVRE    III,     CHAPITRE    LU 

mille  expériences,  vous  le  sçaviez  desja;  maisceulx 
qui  ne  l'ont  sceu  et  ne  le  veirent  oncques  ne  le  croy- 
roient  possible.  Passons  oultre. 

Si  nous  estions  du  temps  deSylla,  Marius,  Caesar 
et  aultres  romains  empereurs,  ou  du  temps  de  nos 
antiques  Druydes,  qui  faisoient  brusler  les  corps 
mors  de  leurs  parens  et  seigneurs,  et  voulussiez  les 
cendres  de  vos  femmes  ou  pères  boyre  en  infusion 
de  quelque  bon  vin  blanc,  comme  feist  Artemisia 
les  cendres  de  Mausolus,  son  mary,  ou  aultrement 
les  reserver  entières  en  quelque  urne  et  reliquaire, 
comment  saulveriez  vous  icelles  cendres  à  part,  et 
séparées  des  cendres  du  bust  et  feu  funeral?  Res- 
pondez.  Par  ma  figue,  vous  seriez  bien  empeschez. 
Je  vous  en  despesche,  et  vous  diz  que,  prenent  de 
ce  céleste  Pantagruelion  autant  qu'en  fauldroit 
pour  couvrir  le  corps  du  defunct,  et  ledict  corps 
ayant  bien  à  poinct  enclouz  dedans,  lié  et  cousu  de 
mesmes  matière,  jectez  le  on  feu  tant  grand,  tant 
ardent  que  vouldrez|:  le  feu  à  travers  le  Panta- 
gruelion bruslera  et  rédigera  en  cendres  le  corps  et 
les  oz;  le  Pantagruelion  non  seulement  ne  sera 
consumé  ne  ards,  et  ne  deperdera  un  seul  atome 
des  cendres  dedans  encloses,  ne  recepvra  un  seul 
atome  des  cendres  bustuaires,  mais  sera  en  fin  du 
feu  extraict  plus  beau,  plus  blanc  et  plus  net  que 
ne  l'y  aviez  jecté.  Pourtant  est  il  appelle  Asbcston. 
Vous  en  trouverez  foison  en  Carpasie  et  soubs  le 
climat  ota  Cycncs,  à  bon  marché 


PANTAGRUEL  257 

O  chose  grande  !  chose  admirable  !  Le  feu,  qui 
tout  dévore,  tout  deguaste  et  consume,  nettoyé, 
purge  et  blanchist  ce  seul  Pantagruelion  carpasien 
asbestin.  Si  de  ce  vous  défiez  et  en  demandez 
assertion  et  signe  usual,  comme  Juifz  et  incrédules, 
prenez  un  œuf  frais  et  le  liez  circulairement 
avecques  ce  divin  Pantagruelion.  Ainsi  lié,  mettez 
le  dedans  le  brasier  tant  grand  et  ardent  que 
vouldrez;  laissez  le  si  long  temps  que  vouldrez. 
En  fin,  vous  tirerez  l'œuf  cuyt,  dur  et  bruslé,  sans 
altération,  immutation  ne  eschaufîement  du  sacré 
Pantagruelion.  Pour  moins  de  cinquante  mille 
escuz  Bourdeloys  amoderez  à  la  douzième  partie 
d'une  pithe  vous  en  aurez  faict  l'expérience.  Ne  me 
parragonnez  poinct  icy  la  salamandre,  c'est  abus. 
Je  confesse  bien  que  petit  feu  de  paille  la  végète 
et  resjouit,  mais  je  vous  asceure  que  en  grande 
fournaise  elle  est,  comme  tout  aultre  animant,  suf- 
foquée et  consumée,  nous  en  avons  veu l'expérience. 
Galen  l'avoit,  long  temps  a,  confermé  et  demonstré, 
Lib.  3,  De  temperamentis,  et  le  maintient  Diosco- 
rides,  Lib.  2. 

Icy  ne  me  alléguez  l'alum  de  plume,  ne  la  tour 
de  boys  en  Pyrée,  laquelle  L.  Syliane  peut  oncques 
faire  brusler,  pour  ce  que  Archelaus,  gouverneur 
de  la  ville  pour  le  roy  Mithridates,  l'avoit  toute 
enduicte  d'alum.  Ne  me  comparez  icy  celle  arbre 
que  Alexander  Cornélius  nommoit  Eonem,  et  la 
disoit  estre  semblable  au  chesne  qui  porte  le  guy, 
Rabelais.  III.  33 


258  LIVRE     III,     CHAPITRE     LIT 

et  ne  povoir  estre  ne  par  eau  ne  par  feu  con- 
sommée ou  endommagée,  non  plus  que  le  guy  de 
chesne,  et  d'icelle  avoir  été  faicte  et  bastie  la  tant 
célèbre  navire  Argos.  Cherchez  qui  le  croye,  je 
m'en  excuse. 

Ne  me  parragonnez  aussi,  quoj  que  mirificque 
soit,  celle  espèce  d'arbre  que  voyez  par  les  mon- 
tagnes de  BriançonetAmbrun,  laquelle  de  sa  racine 
nous  produit  le  bon  agaric,  de  son  corps  nous  rend 
la  résine  tant  excellente  que  Galen  l'ause  eequi- 
parer  à  la  terebinthine,  sus  ses  feueilles  délicates 
nous  retient  le  fin  miel  du  ciel,  c'est  la  manne,  et, 
quoy  que  gommeuse  et  unctueuse  soit,  est  incon- 
sumptible  par  feu.  Vous  la  nommez  Larrix  en  Grec 
et  Latin;  les  Alpinois  la  nomment Me/ze;  les  Ante- 
norides  et  Venitians,  Larcge,  dont  feut  dict  La- 
rignuni  le  chasteau  en  Piedmont  lequel  trompa  Jule 
Caesar  venant  es  Gaules. 

Jule  Caesar  avoit  faict  commendement  à  tous  les 
manens  et  habitans  des  Alpes  et  Piedmont  qu'ilz 
eussent  à  porter  vivres  et  munitions  es  estappes 
dressées  sus  la  voie  militaire,  pour  son  oust  passant 
oultre.  Au  quel  tous  feurent  obéïssans,  exceptez 
ceulx  qui  estoienl  dedans  Larigno,  les  quelz,  soy 
confians  en  la  force  naturelle  du  lieu,  refusèrent  à  la 
contribution.  Pour  les  chastier  de  ce  refus,  l'em- 
pereur feist  droict  au  lieu  acheminer  son  armée. 
Davant  la  porte  du  chasteau  estoit  une  tour  bastie 
de  gros   chevrons  de  larix,  lassez  l'un  sus  l'autre 


PANTAGRUEL  259 

alternativement  comme  une  pyle  de  boys,  conti- 
nuans  en  telle  haulteur  que  des  mâchicoulis  facile- 
ment on  povoit  avecques  pierres  et  liviers  débouter 
ceulx  qui  approcheroient.  Quand  Csesar  entendit 
que  ceulx  du  dedans  n'avoient  aultres  défenses 
que  pierres  et  liviers,  et  que  à  poine  les  povoient 
ilz  darder  jusques  aux  approches,  commenda  à  ses 
soubdars  jecter  au  tour  force  fagotz  et  y  mettre  le 
feu.  Ce  que  feut  incontinent  faict.  Le  feu  mis  es 
fagotz,  la  flambe  feut  si  grande  et  si  haulte,  qu'elle 
couvrit  tout  le  chasteau.  Dont  pensèrent  que  bien 
tost  après  la  tour  seroit  arse  et  demollie  ;  mais,  cessant 
la  flambe  et  les  fagotz  consumez,  la  tour  apparut 
entière,  sans  en  rien  estre  endommagée.  Ce  que 
consyderant,  Caesar  commenda  que,  hors  le  jectdes 
pierres,  tout  au  tour  l'on  feist  une  seine  de  fossez 
et  bouclus. 

Adoncques  les  Larignans  se  rendirent  à  compo- 
sition, et  par  leur  récit  congneut  Caesar  l'admirable 
nature  de  ce  boys,  lequel  de  soy  ne  fait  feu, 
flambe  ne  charbon,  et  seroit  digne  en  ceste  qua- 
lité d'estre  on  degré  mis  de  vray  Pantagruelion  ; 
et  d'autant  plus  que  Pantagruel  d'icelluy  voulut 
estre  faictz  tous  les  huys ,  portes ,  fenestres  , 
goustieres,  larmiers  et  l'ambrun  de  Theleme.  Pa- 
reillement d'icelluy  feist  couvrir  les  pouppes,  prores, 
fougons,  tillacs,  coursies  et  rambades  de  ses  car- 
racons,  navires,  gualeres,  gualions,  brigantins, 
fustes  et  aultres  vaisseaulx  de  son  arsenac  de  Tha- 


260  LIVRE     III,     CHAPITRE    LU 

lasse;  ne  feust  que  larix,  en  grande  fournaise  de 
feu  provenant  d'aultres  espèces  de  boys,  est  enfin 
corrumpu  et  dissipé,  comme  sont  les  pierres  en 
fourneau  de  chaulx;  Pantagruelion  asbeste  plus  tost 
y  est  renouvelé  et  nettoyé  que  corrompu  ou  altéré. 
Pour  tant, 

Indes,  cessez,  Arabes,  Sabiens, 

Tant  collauder  vos  myrrhe,  encent,  ebene. 

Venez  icy  recongnoistre  nos  biens, 

Et  emportez  de  nostre  herbe  la  grene; 

Puis,  si  chez  vous  peut  croistre,  en  bonne  estrene 

Grâces  rendez  es  Cieuix  un  million. 

Et  affermez  de  France  heureux  le  règne. 

On  quel  provient  Pantagruelion. 


Fin  du  troisiesme  Livre  des  faits  et   dicts   heroïcques 
du  bon  Pantagruel. 


VARIANTES 


Nous  suivons  le  texte  de  l'édition  de  Paris,  Michel  Fezen- 
dat,  i5  52j  petit  in-S,  et  nous  empruntons  nos  Variantes  à 
l'édition  de  Paris,  Chrestien  Wechel,  i5  56,  in-S'^.  Elle  est 
désignée  par  la  lettre  A. 

Page  12,  ligne  4.  A  :  cuydé  no%  antiques  r. 

—  60,  8.  A  :  mocqueries,  paronomasies,  epanalepses  et 
redictes. 

—  93,  8.  A  :  six, 

—  93,  9.  A   :  la  septiesme. 

—  94,  27.  A  :  rechignant. 

—  106,  9.  A  :  surdité,  quantes  heures  estoieni  à  i'horo- 
loge  de  la  rocquette  Tarpeïe.  Elle. 

—  106,  24.  A  :  à  Brignoles. 

—  I  20,  5.  A  :  asne. 

—  1  2  1 ,  4.  A  :  asne. 

—  121,   20.  A  :  asne. 

139,    12.  Dans  A,  cette  liste   est   imprimée  sur   trois 


262  VARIANTES 

colonnes  et  dans  l'ordre  suivant,  qui  est  le  meilleur  :  Escoute, 
Couillon  mignon, 


Couillon  moignon, 

Couillon  de  renom 

c.   pâté, 

c.   naté. 

c.   plombé, 

c.   laicté, 

c.   feutré, 

c.   calfaté. 

c.   madré, 

c.   relevé. 

c,   de  stuc, 

c.   Grotesque, 

c.   arabesques, 

c.   asseré, 

c,   troussé  à  la  levresque, 

c.   asceuré. 

c.   garance. 

c.   calandre, 

c.   requamé. 

c.   diapré. 

c.   estamé. 

c.   martelé, 

c.   entrelardé. 

c.   juré, 

c.    bourgeois, 

c.   grené. 

c.   d'esmorche. 

c.   endesvé, 

c.   goildronné, 

c.   palletoqué, 

c.    aposté, 

c,    lyrinipié, 

c.    désiré, 

c.   vernissé. 

c.   d'ebene, 

c.   de  bresil, 

c.   de  bouys, 

c.   de  passe, 

c.   à  croc. 

c.   d'estoc. 

c,   effréné, 

c.   forcené, 

c.   affecté, 

c.   entassé, 

c.    compassé, 

c.  farci. 

c.   bouffy, 

c.   polly, 

c.   jolly, 

c,   poudrebif. 

c.    brandif, 

c.    positif, 

c.   gérondif, 

c.    génitif. 

c.   actif, 

c.   gigantal. 

c.   vital. 

c.   oval, 

c.   magistral, 

c.   claustral, 

c.   monacha!. 

c.   viril, 

c.   subtil, 

c.   de  respect, 

c.   de  relés, 

c.   de  séjour, 

c.   d'audace. 

c.   massif, 

c.    lassif, 

c.    manuel, 

c.   goulu, 

c.    absolu, 

c.   résolu, 

c.   membru, 

c.    camus, 

c.    gémeau, 

c.   courtoys. 

c.   turquoys, 

c.    fécond, 

c.   brislant, 

c.   sifflant, 

c.   estrillant, 

•c.   gent, 

c.   urgent, 

c.   banier, 

c,   luisant, 

c.   duisant, 

c,   brusquet, 

c,   prompt, 

c.   prinsaultier, 

c.  fortuné, 

c,   clabault, 

c.    coyrault, 

c.   usual, 

c.   de  haulte  lisse, 

c     exquis, 

c.   requis, 

c.   fallot, 

c.   cuUot, 

c.   picardent, 

c.    de  raphe, 

c.  guelfe, 

c.    ursin, 

VARIANTES 

c. 

patronimicque, 

c. 

pouppin, 

c. 

guespin. 

c. 

d'alidada, 

c. 

d'algamala. 

c. 

d'algebra. 

c. 

robuste. 

c. 

venuste. 

c. 

d'appétit, 

c. 

insuperable. 

c. 

secourable, 

c. 

agréable. 

c. 

mémorable, 

c. 

notable. 

c. 

palpable, 

c. 

musculeux, 

c. 

bardable. 

c. 

subsidiaire, 

c. 

tragique. 

c. 

satyricque, 

c. 

transpontin. 

c. 

repercussif, 

c. 

digestif. 

c. 

convulsif. 

c. 

incarnatif. 

c. 

restauratif, 

c. 

sigillatif. 

c. 

musculinant. 

c. 

ronssinant, 

c. 

refaict, 

c. 

fumilnant, 

c. 

tonnant, 

c. 

estincelant. 

c. 

martelant, 

c. 

arietant, 

c. 

strident. 

c. 

aromatisant. 

c. 

diaspermatisant, 

c. 

timpant, 

c. 

pimpant. 

c. 

ronflant, 

c. 

paillard. 

c. 

pillard. 

c. 

gaillard. 

c. 

hochant. 

c. 

brochant. 

c. 

talochant. 

c. 

farfouillant. 

c. 

belutant. 

c. 

culbutant. 

t63 


Couillon  hacquebutant,  couillon  culletant,  frère  Jan,  etc 

Page    144,    19.  A  :  troglodyte,  braguettodyte,  en. 

—  149,  16.  Dans  A,  ce  passage,  évidemment  écrit 
comme  la  liste  analogue  du  chapitre  précédent,  pour  être 
imprimé  sur  trois  colonnes,  est  disposé  de  la  manière  sui- 
vante : 


Couillon  flatry,  Couillon  moisy,  Couillon  rouy,  Couillon 
chaumeny,  Couillon  transy,  Couillon  poitry  d'eau  froide, 
Couillon  pendillant. 


c. 

avallé. 

c. 

gavaché. 

fené, 

hallebrené, 

embrené, 

c. 
c. 
c. 

esgrené, 
lanterné, 
engroué, 

esrené, 

prosternéj 

amadoué. 

ecremé, 
chetif, 
moulu, 
courbatu. 

c. 
c. 
c. 
c. 

exprimé, 
rétif, 

vermoulu, 
morfondu. 

supprimé, 
putatif, 
dissolu, 
malautru, 

2( 

M 

VARIANTES 

dyscracié, 

biscarié, 

disgratié, 

liegé, 

fiacqué, 

diaphane, 

esgoutté, 

desgousté. 

avorté. 

escharbotté, 

eschalloté, 

hallebotté, 

mitre. 

chapitré, 

syndicqué. 

baratté. 

chicquané. 

bimbelotté, 

eschaubouillé, 

entouillé. 

barbouillé, 

vuydé. 

riddé. 

chagrin. 

bave, 

démanché, 

raorné. 

véreux, 

pesneux. 

vesneux. 

forbeu, 

malandré. 

meshaigné, 

thlasié, 

thibié. 

spadonicque, 

sphacelé. 

historié. 

deshinguandé, 

farcineux, 

hergneux. 

varicqueux, 

croustelevé, 

escloppé, 

dépenaillé. 

franfreluché, 

matté. 

frelatté. 

guoguelu, 

farfelu. 

trepelu, 

trépané, 

boucané. 

basané. 

effiUé, 

eviré, 

vietdazé, 

feuilleté, 

fariné. 

mariné. 

etrippé, 

constippé^ 

nieblé, 

greslé, 

syncopé. 

ripoppé. 

souffleté, 

buffeté, 

dechicqueté. 

corneté, 

ventouse, 

talemousé, 

fusté, 

poulsé. 

de  godalle. 

frilleux, 

fistuleux. 

scrupuleux, 

mortifié. 

maleficié. 

rance, 

diminutif. 

usé, 

tintalorisé. 

quinault. 

marpault, 

matagrabolisé. 

rouillé, 

macéré, 

indague, 

paralyticque. 

antidaté. 

dégradé, 

manchot. 

perclus. 

confus, 

de  ratepenade. 

maussade, 

de  petarrade, 

acablé, 

halle. 

assablé. 

dessiré. 

désolé, 

hebeté, 

décadent, 

cornant. 

solœcisant, 

appellant, 

mince. 

barré, 

assassiné, 

bobelinë, 

devalizé. 

VARIANTES                                      26^ 

c. 

c. 
c. 

engourdely,          c.    anonchaly,           c.   aneanty, 
de  matafain,         c.    de  zéro,               c.   badelorié, 
frippé,                  c.   extirpé,                c.   deschalandé, 

Couillonnas  Panurge,  etc. 

—    178,    21.   A  :  par  Fonshevrault,  feut. 

—    181,  8-9.  A  :  de  picques  noires. 

-    182,   12.   A  :   Chapitre  XXXIV. 

—    186,    20,  A  :  Me  doibs  je  marier? 

—    186,    28.  A   :  en  robbe,   cela. 

—    188,    20.  A   :  Par   la  chair,  je  renie,   je   renonce.  Il 

m'eschappe. 

—  195,    20.  A  :  Les   deux   colonnes   de  cette  ligne  et 
les  deux  suivantes  sont  remplacées  par  ; 

f.   royal.  f.  synodal, 

—  200,    I  2-1 3.  A:  biscentumvirale. 

—  222,    3.  A  :  l'affection  des  ^nvings  et miTatrei  envers. 

—  2  36.    2  5.   A:  Nourrir  et  en  ahe  les  entretenir. 


TABLE 

DU    LIVRE    TROISIÈME 


Pages. 
Privilège   du   Roy 3 

Prologue  de  l'autheur 7 

Chapitre  I.  Comment  Pantagruel  transporta  une  co- 
lonie de  Utopiens  en   Dipsodie 19 

Chapitre  II.  Comment  Panurge  feut  faict  chastellain 
de  Salmiguondin  en  Dipsodie,  et  mangeoit  son 
bled  en  herbe 2  5 

Chapitre  III.  Comment  Panurge  loue  les  debteurs  et 

emprunteurs 3 1 

Chapitre  IV.  Continuation  du  discours  de  Panurge,  à 

la  louange  des  presteurs  et  debteurs 37 

Chapitre  V.  Comment  Pantagruel  déteste  les  deb- 
teurs et  emprunteurs .        42 

Chapitre  VI.  Pourquoy  les  nouveaulx  mariés  estoient 

exemptz  d'aller  en  guerre 4  S 


268  TABLE 

Pages, 
Chapitre  VII.   Comment  Panurge  avoit  la  pusse  en 

l'aureille,  et  désista  porter  sa  magnifîcque  braguette.        48 

Chapitre  VIII.    Comment  la   braguette  est   première 

pièce  de  harnois  entre  gens  de  guerre 5  2 

Chapitre  IX.  Comment  Panurge  se  conseille  à  Panta- 
gruel pour  sçavoir  s'il  se  doibt  marier 5  6 

Chapitre  X.  Comment  Pantagruel  remonstre  à  Pa- 
nurge difficile  chose  estre  le  conseil  de  mariage,  et 
des  sors  Homériques  et  Virgilianes 60 

Chapitre  XI.  Conmient   Pantagruel  remonstre  le  sort 

des  dez  estre  illicite 64 

Chapitre  XII.   Comment  Pantagruel   explore  par  sors 

Virgilianes  quel  sera   le   mariage  de  Panurge  ...        67 

Chapitre  XIII.  Comment  Pantagruel  conseille  Panurge 
prévoir  l'heur  ou  malheur  de  son  mariage  par 
songes 72 

Chapitre  XIV.  Le  songe  de  Panurge  et  interprétation 

d'icelluy 79 

Chapitre  XV.  Excuse  de  Panurge  et  exposition  de  Ca- 

balle  monasticque  en  matière  de  beuf  salé  ....        85 

Chapitre  XVI.  Comment  Pantagruel  conseille  à  Pa- 
nurge de  conférer  avecques  une  sibylle  de  Panzoust.        89 

Chapitre  XVII.  Comment  Panurge  parle  à  la  sibylle 

de   Panzoust 9  3 

Chapitre  XVIII,  Comment  Pantagruel  et  Panurge  di- 
versement exposent  les  vers  de  la  sibylle  de  Pan- 
zoust         97 

Chapitre  XIX.   Comment    Pantagruel  loue  le  conseil 

des  muetz io3 

Chapitre  XX.   Comment  Nazdecabre  par  signes  res- 

pond  à  Panurge .       108 


TABLE  269 

Pages. 
Chapitre  XXI.  Comment  Panurge  prent  conseil  d'ung 

vieil  poëte  françois  nommé  Rarainagrobis i  i  3 

Chapitre  XXII.  Comment  Panurge  patrocine  à  l'or- 
dre des  fratres  Mendians 118 

Chapitre  XXIII .  Comment  Panurge  faict  discours 
pour  retourner  à  Raminagrobis 121 

Chapitre  XXIV.  Comment  Panurge  prend  conseil  de 

Epistemon 127 

Chapitre  XXV.  Comment  Panurge  se  conseille  à  Her 

Trippa i32 

Chapitre  XXVI.  Comment  Panurge   prent  conseil  de 

frère  Jan  des  Entommeures 189 

Chapitre  XXVII.    Comment    frère   Jan   joyeusement 

conseille    Panurge 144 

Chapitre  XXVIII.  Comment  frère  Jan  reconforte  Pa- 
nurge sus  le  doubte  du  coqiiage 147 

Chapitre  XXIX.  Comment  Pantagruel  faict  assemblée 
d'un  théologien,  d'un  medicin,  d'un  légiste  et  d'un 
philosophe,  pour  la  perplexité  de  Panurge  ....      i55 

Chapitre  XXX.  Comment  Hippothadée,  théologien, 
donne  conseil  à  Panurge  sur  l'entreprinse  de  ma- 
riage. , i58 

Chapitre  XXXI.  Comment  Rondibilis,  medicin,  con- 
seille Panurge 162 

Chapitre  XXXII.  Comment  Rondibilis  declaire  co- 
qiiage estre  naturellement  des  apennages  de  ma- 
riage       169 

Chapitre    XXXIII.    Comment    Rondibilis,    medicin, 

donne  remède  à   coqiiage 174 

Chapitre  XXXIV.  Comment  les  femmes  ordinairement 

appetent  choses  défendues .  .      178 


270  TABLE 

Pages. 
Chapitre  XXXV.   Comment  Trouillogan,  philosophe, 

traicte   la  difficulté  de  mariage 182 

Chapitre    XXXVI.    Continuation    des    responses    de 

Trouillogan,  philosophe  ephectique  et  pyrrhonien  .      i85 

Chapitre   XXXVII.  Comment  Pantagruel  persuade  à 

Panurge  prendre  conseil   de  quelque  fol   ...   .  i  90 

Chapitre  XXXVIII.  Comment  par  Pantagruel  et  Pa- 
nurge est  Triboullet   blasonné -.   .  .   .      194 

Chapitre  XXXIX.  Comment  Pantagruel  assiste  au  ju- 
gement du  juge  Brid'oye,  lequel  sententioit  les  pro- 
cès au  sort  des  dez 200 

Chapitre  XL.  Comment  Brid'oye  expose  les  causes 
pourquoy  il  visitoit  les  procès  qu'il  decidoit  par  le 
sort  des  dez 204 

Chapitre  XLI.  Comment  Brid'oye  narre  l'histoire  de 

de  l'Apoincteur   de  procès 208 

Chapitre  XLII.  Comment  naissent  les  procès,  et  com- 
ment ilz  viennent  à  perfection 2  i  3 

Chapitre  XLIII.  Comment  Pantagruel  excuse  Brid'oye 

sus  les  jugemens  faitz  au  sort    des  dez 218 

Chapitre  XLIV.  Comment  Pantagruel  racompte  une 
estrange  histoire  des  perplexitez  du  jugement  hu- 
main        .      221 

Chapitre  XLV.  Comment  Panurge  se  conseille  à  Tri- 
boullet         225 

Chapitre  XLVI.  Comment  Pantagruel  et  Panurge  di- 
versement  interprètent  les  parolles  de  Triboullet   .      229 

Chapitre  XLVII.  Comment  Pantagruel  et  Panurge  dé- 
libèrent visiter  l'Oracle  de  la  Dive  Bouteille  ...      281 

Chapitre  XLVIII.  Comment  Gargantua  remonstre 
n'estre  licite  es  enfans  soy  marier  sans  le  sceu  et 
adveu  de  leurs  pères  et  mères 234 


TABLE  271 

Pages. 
Chapitre  XLIX.  Comment  Pantagruel  feist  ses  apretz 
pour  monter  sus  mer,  et  de  l'herbe  nommée  Panta- 
gruelion '. 240 

Chapitre  L.  Comment   doibt  estre   préparé  et  mis  en 

œuvre  le  célèbre  Pantagruelion  ..........      244 

Chapitre  LI.  Pourquoi  est  dicte  Pantagruelion,  et  des 

admirables    vertus   d'icelle 248 

Chapitre  LU.  Comment  certaine  espèce  de  Pantagrue- 
lion ne  peut  estre  par  feu  consommée 2  5  5 


A  PARIS 

DES    PRESSES    DE    D.    JOUAUST 

Imprimeur  breveté 

Rue  Saint-Honoré,   338 


PETITE  BIBLIOTHEQUE  ARTISTIQUE 

OU\- RAGES      A     GHAVURES 

Tirage  in-i6  à  petit  nombre  sur  pai>icr  de  Hollande,  plus 
2  5  exemplaires  sur  papier  de  Chine  et  2  5  sur  papier  Whatman. 

Tirage  en  GRAND  PAPIER  (in-8")  :  170  exemplaires  sur 
papier  de  Hollande,    i5   pap,  de  Chine,    i5   pap.  Whatman. 

HEPTAMÉRON  de  la  Reine  de  Navarre,  avec 
les  grav.  de  Flameng.  8  fascicules.  Épuisé. 

DÉCAMÉRON  de  Boccace ,  avec  les  grav.  de 
Fi.AMENG.  10  fascicules  in- 16.  Épuisé. 

CENT  NOUVELLES  NOUVELLES,  dessins  de 
J.  Garnier,  grav.  àl'eau-forte  par  Lalauze,  ou  repro- 
duits par  l'héliogravure.  10  fascicules  in- 16  .      5o  fr. 

Format  in-S*^ 80  fr. 

Exemplaires  Chine  et  Whatman  dans  les  deux  formats. 

MANON  LESCAUT,  gr.d'HÉDouiN.2  vol.  25  fr. 

GULLIVER  (Les  Quatre  Voj^ages  de),  avec  les 
gravures  de  Lal.auze.   4  vol.  in-i6 3o  fr. 

Format  in-8" 5o  fr. 

Exempl.  Chine  de  l'in-iô,  et  Whatman  des  deux  formats. 

VOYAGE  SENTIMENTAL,  de  Sterne,  avec  gra- 
vures d'HÉDOuiN 2  5  fr. 

RABELAIS.  Les  Cinq  Livres,  avec  les  gravures  de 

Boii.viN 5o  fr. 

Sur  Chine  ou  sur  Whatman 100  fr. 

PERRAULT  (Contes  de),  avec  les  gravures  de 
Lalauze.  2  vol 3o  fr. 

Sous  pirssr  :  CONTES  RÉMOIS,  avec  les  des- 
sins de  WoRMs,  gravés  par  Rajon. 

Nota.  —  S'adresser  à  la  librairie  des  Bibliophiles,  rue  Saint- 
Hoiioré,  3  38,  pow  connaître  les  conditions  auxquelles  on  pour- 
rait se  procurer  les  ouvrages  épuisés. 

Mar^   1  ^  '  - . 


»>Y' 


/^' 


''rnF^i 


^^r^ 

25^^^ 

?^^^^^^S 

"^^^^^S 

^M 

^^s 

^^ 


Rabelais,  Tranjois 
Les  cinq  livres 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


r:»Ki 


>Jt>J 


^^v:.' 


•^.5^:- 


^■^■•:^